Vingt-cinq ans après son exécution, Ceausescu est encore dans la tête des Roumains

Le 25 décembre 1989, Nicolae Ceausescu et son épouse Elena étaient exécutés après un procès expéditif et parodique. Vingt-cinq ans après ces événements qui contribuèrent de manière définitive à la chute du Bloc de l’Est, le souvenir du couple de dictateurs est encore vivace dans la société roumaine.


Le 25 décembre 2014, des nostalgiques se sont réunis sur la tombe des Ceausescu, au cimetière de Ghencea de Bucarest, afin de rendre hommage à l’ancien dictateur. Presque au même moment, les citoyens désireux de commémorer la chute du communisme se rassemblaient sur la place de l’Université, lieu mythique des événements de décembre 1989, et scandaient des slogans rappelant la liesse populaire après la fuite du dictateur et de son épouse. Ces images incarnent le contraste violent que suscite le souvenir de ce couple qui, de manière assez ironique, est devenu un des symboles de la Roumanie à l’étranger.

La mort du couple Ceausescu a en effet entraîné une mythification du dictateur devenu martyr, qui permet au personnage politique de hanter perpétuellement la scène politique roumaine et la mémoire des citoyens.

La mort pluri-symbolique de Ceausescu

L’annonce de l’exécution de Nicolae Ceausescu et de son épouse Elena, le 25 décembre 1989, parut irréelle. Les Roumains étaient incrédules devant l’image des deux corps allongés sans vie, que la télévision repassait en boucle. Jusqu’en 2010, date à laquelle ont été réalisés des tests ADN, des questions ont d’ailleurs subsisté sur l’emplacement des dépouilles et la réalité de l’exécution. En décembre 1989, le climat de terreur et de confusion qui régnait jusqu’alors dans le pays prit brusquement fin avec cette exécution. Soudainement, la mort du tyran priva de justification les scènes de violence qui traversaient le pays depuis plusieurs semaines. La «révolution», si elle avait vraiment existé, s’acheva le jour de Noël 1989. La mort du couple présidentiel incarna dès lors la fin de la Roumanie communiste et le début de la Roumanie démocratique. La violence de la disparition de l’ancien dictateur roumain fut à la hauteur des sentiments ambigus qu’il avait suscités au sein du peuple. Son exécution par l’armée fut un acte d’une violence extrême et pluri-symbolique. Une partie de la population roumaine estime d’ailleurs, encore aujourd’hui, que le couple Ceausescu a en fait été assassiné.

Lors des événements de décembre 1989 à Bucarest, l’armée se rangea du côté des citoyens et, de manière symbolique, se remit à son service. Cependant, malgré cet amalgame entre armée et population, des civils furent tués. Qui plus est, comme le montrèrent les vidéos qui circulèrent à l’époque, Nicolae et Elena Ceausescu furent exécutés par des militaires, qui semblaient alors incarner le peuple, de sorte que la sentence du tribunal improvisé se confondit avec la justice populaire. Symboliquement, ce procès se voulut doublement populaire, puisque le tribunal aussi se présentait comme émanant du et représentant le peuple. Ces superpositions symboliques, loin d’éclairer les consciences, engendrèrent et alimentèrent plutôt le trouble dans la population.

La mise à mort de Nicolae et Elena Ceausescu fut présentée comme le résultat d’une condamnation légale, au terme d’un procès, ce qui lui donnait une justification. C’est parce qu’ils étaient reconnus coupables par la « justice » qu’ils étaient condamnés et punis. Selon la version officielle, ils furent donc fusillés à la base militaire de Târgoviþte, à 80 kilomètres de Bucarest, alors même que leur condamnation n’avait pas été proclamée par un tribunal militaire, mais par un tribunal autoproclamé. D’un point de vue strictement juridique, leur procès et leur condamnation étaient donc illégaux et illégitimes. Cette injustice, premier fondement du nouveau régime démocratique, allait permettre la mythification de Nicolae Ceausescu, le rendant tour à tour bourreau et martyr.

L’émergence de la figure du dictateur martyr

Si le régime communiste devait s’éteindre en 1989, la condamnation de son dictateur aurait normalement dû être réalisée par le triomphe du droit sur la barbarie. Les citoyens roumains auraient voulu une fin digne pour ce régime indigne. Aussi, et même si la sentence du tribunal de Târgoviþte fut présentée comme populaire, très vite après l’exécution des Ceausescu les citoyens se sentirent spoliés de leur droit de justice : la mise en scène du procès avait donné à quelques privilégiés le droit de juger le dictateur.

De plus, la loi sur les tribunaux militaires exceptionnels ne fut promulguée que le 27 décembre 1989, alors que le couple Ceausescu avait déjà été exécuté, ce qui rend ce tribunal doublement illégal. Le manque de concertation avec les citoyens et la vidéo qui les mettait devant le fait accompli engendrèrent une grande frustration dans l’inconscient collectif. Pour les citoyens, habitués à ne pas avoir de droits, la démocratie commençait, elle aussi, par le non-droit.

Pourtant, l’idée d’un procès populaire avait été étudiée avant le 25 décembre 1989 par Ion Iliescu, alors autoproclamé leader des révolutionnaires et futur leader du Front de salut national (FSN), selon le témoignage de Gelu Voican, qui avait assisté au procès de Ceausescu en tant bras droit de I.Iliescu et représentant du FSN : « Dans sa conception humanitaire et légaliste, il [Ion Iliescu] considérait qu’on ne pouvait pas refuser au peuple roumain de juger ses propres bourreaux dans un vaste procès de longue durée, comme un Nuremberg, où on mettrait en discussion toute la période de la dictature. En ce sens, Iliescu estimait un crime de les tuer sans autre forme de procès »[1]. Mais cette option ne fut finalement pas retenue par le nouveau leader Iliescu et le dictateur n’aura jamais la possibilité de répondre de ses actes, ni d’être confronté à ses accusateurs conformément aux dispositions de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Par ailleurs, si les juges des Ceausescu s’autoproclamèrent représentants du peuple, de fait la grande majorité des citoyens ne les connaissaient pas. Ce facteur a sans doute largement contribué à la création de sentiments ambigus au sein de la population. C’est là un des facteurs alimentant la nostalgie et la mythification du couple: une mort violente doublée d’une injustice.

Ceausescu ou l’obsession perpétuelle

L’homme nouveau est né du laboratoire concentrationnaire à ciel ouvert que le régime Ceausescu avait créé. Le postcommunisme a ensuite fourni tous les éléments nécessaires au développement des réflexes acquis durant l’ancien régime. Enfin libre mais confronté aux déceptions engendrées par le postcommunisme, certains de ces hommes nouveaux ont semblé souhaiter assez vite le retour de leur créateur. Quitte à se retrouver dans la situation, décrite par Clause Lévi-Strauss, de l’enfant qui a tué son père symbolique et regrette le parricide.

Aussi, vingt-cinq ans plus tard, le 26 janvier demeure un jour particulier pour la Roumanie, celui de « l’anniversaire » des Ceausescu. Immanquablement, chaque année à la même date, les chaînes télévisées évoquent cet événement. Ainsi, en 2009, la chaîne nationale roumaine TVR décida d’en faire la une de son journal télévisé. La présentatrice expliqua que, si Nicolae Ceausescu avait vécu, il aurait alors eu quatre-vingt-onze ans. Cette annonce mettait en scène l’éventualité, l’hypothétique (alors que rien ne dit que le Conducator aurait vécu jusqu’à cet âge), et redonnait vie à l’ancien dirigeant. Le 26 décembre 2010, une partie du journal télévisé de cette même chaîne fut entièrement consacrée aux personnes qui étaient allées se recueillir sur la tombe de l’ancien dirigeant, avec détour par le quartier général des nostalgiques-admirateurs de Ceausescu, où l’esprit du Conducator perdure. Bien évidemment, cette désormais «tradition» ne fut pas oubliée pour la commémoration des vingt-cinq ans de la mort du dictateur-martyr: la chaîne de télévision B1 a ainsi consacré un petit reportage aux nostalgiques du Conducator venus, cette année encore, de tout le pays pour se recueillir sur la tombe des Ceausescu, « en pèlerinage »[2] comme l’a titré le site média ziare.com. La chaîne Antena 3 a même dépêché Iosif Buble, son envoyé spécial sur place[3]. Une des personnes présentes ce jour-là au cimetière de Ghencea est allée jusqu’à accuser l’ancien Président I.Iliescu de meurtre.

Ces situations révèlent à quel point N.Ceausescu reste encore présent sur le devant de la scène politique postcommuniste et trône en grand vainqueur de la révolution, son exécution étant devenue en quelque sorte l’apogée de sa gloire, lui assurant l’immortalité. Vingt-cinq ans après sa mort, le peuple ne l’a pas oublié et le jour de son anniversaire est remémoré dans les médias, notamment par son principal vecteur, la télévision.

Les références au communisme et à Ceausescu furent d’ailleurs également présentes durant la campagne électorale de la présidentielle qui s’est tenue en novembre 2014. Les troubles qui ont émaillé le déroulement du scrutin dans les bureaux de vote à l’étranger ont amené certains manifestants à scander des slogans assimilant le candidat socialiste et Premier ministre en exercice, Victor Ponta, à Ceausescu.

On le voit, les références constantes à la période communiste et à son leader Ceausescu induisent bien souvent une perception négative des leaders postcommunistes, les poussant constamment à justifier leur présence au pouvoir. Cette contrainte induite par leur position d’« héritiers » du passé remet sur le devant de la scène, de manière récurrente, la question des fondements de la démocratie en Roumanie et de sa légitimité.

Notes :
[1] « Voican revient sur le procès Ceausescu », L’Humanité, 4 mai 1990.
[2] «’Pelerina’ la mormantul lui Ceausescu: ’Numai cu Isus Hristos s-a mai intamplat asa ceva’» («’pèlerinage’ au tombeau de Ceausescu: ‘Une chose pareille s’est produite seulement avec Jésus Christ’»), ziare.com.
[3] «Zeci de nostalgici la mormantul lui Ceausescu» (Des dizaines de nostalgiques sur la tombe de Ceausescu), Antena 3.

Vignette : Le mémorial aux deux millions de victimes recensées du communisme en Roumanie, à Sighetu Marmației, (photo : Adam Jones, CC BY-SA 3.0).

* Irène COSTELIAN est politologue.

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