Abkhazie : une stratégie informationnelle importée de Russie

Tributaire de l’aide russe, la république de facto d’Abkhazie s’arme, ces derniers mois, d’outils destinés à mettre en œuvre sa stratégie communicationnelle, reprenant le modèle de son protecteur. Le mouvement s’opère en effet en s’appuyant sur la conception russe de l’espace informationnel et mobilise des acteurs expérimentés quant à la conduite de ces politiques.


AbkhazieLe 16 février 2022, le ministre des Affaires étrangères de l’État de facto abkhaze, Inal Ardzinba, reçoit une invitée de marque à Soukhoumi, capitale de cet État non-reconnu : à quelques jours du lancement de l’offensive militaire russe en Ukraine, Margarita Simonian rend visite à l’administration abkhaze soutenue par Moscou. Elle est la rédactrice en chef de l’organisme de communication de l’État russe Rossia Segodnia (qui comprend les sites d’informations Sputnik), et de la chaîne TV d’information en continu RT (anciennement Russia Today), également financée par l’État russe.

La République d’Abkhazie est un État autoproclamé ayant fait sécession de son État-parent, la Géorgie, en 1993 après une guerre qui a entraîné la mort de 10 à 15 000 personnes et en a déplacé 250 000 autres (principalement des Géorgiens « ethniques » ayant fui l’Abkhazie vers d’autres régions géorgiennes). D’abord sous blocus russo-géorgien, l’Abkhazie est, depuis le début des années 2000, largement soutenue par la Russie. Officieux dans un premier temps, ce soutien devient officiel après la guerre de cinq jours d’août 2008 entre la Géorgie et la Russie. Depuis, la Russie reconnaît l’Abkhazie comme un État indépendant, finance son budget à hauteur de 70 %, lui apporte son soutien militaire et en est le principal (presque le seul) partenaire économique.

L’Ossétie du Sud (nommée « région de Tskhinvali » par le gouvernement géorgien), autre territoire indépendantiste, connaît une situation quasiment similaire.

Pour Tbilissi, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud/Tskhinvali sont des « territoires occupés » illégalement par la Russie alors que la Géorgie les revendique comme faisant partie intégrante de son territoire.

La communication abkhaze se renouvelle

La visite de M. Simonian avait un objectif précis. Il s’agissait de préparer le lancement du nouveau centre multifonctionnel des médias du ministère abkhaze des Affaires étrangères, dirigé depuis novembre 2021 par le technocrate abkhaze de 31 ans Inal Ardzinba. Margarita Simonian est d’ailleurs revenue en Abkhazie le 29 mars 2022, pour inaugurer le centre aux côtés du président abkhaze de facto Aslan Bjania et de son ministre des Affaires étrangères(1).

Le lancement de cet organe de communication traduit les nouvelles ambitions abkhazes, notamment celle « d’activer la politique d’information ». Une politique que connaît bien la Russie, M. Simonian, fer de lance de celle-ci, n’hésitant pas à parler de « guerre de l’information » pour évoquer le champ dans lequel les branches de Rossia Segodnia ou RT évoluent. Cet événement revêt une signification particulière pour la Russie : c’est en effet après la guerre russo-géorgienne en 2008 que cette politique va être restructurée par Moscou et les outils d’informations devenir offensifs(2). En toute logique, c’est en collaboration avec le Département de l’information et les agences de presse russes que le centre multifonctionnel des médias fonctionne aujourd’hui. Selon le ministère abkhaze des Affaires étrangères, il se développe dans un contexte où la Géorgie mène une guerre informationnelle hybride. L’objectif est aussi d’identifier qui écrit sur l’Abkhazie et « d’y répondre avec les moyens adéquats », a déclaré I. Ardzinba lors d’une visioconférence publique avec Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères(3).

La mission du centre des médias sera de transmettre une image positive de l’Abkhazie, avec comme ambition finale la reconnaissance par le plus grand nombre d’États de l’indépendance abkhaze. Au printemps 2022, le centre des médias ne constitue qu’une chaîne Telegram, russophone, suivie par plus de 5 000 utilisateurs, qui commente l’actualité internationale en reprenant les thèmes et les angles du Kremlin. La chaîne communique également sur les activités du ministère local des Affaires étrangères, relayant par exemple les interviews du ministre Ardzinba chez Vladimir Soloviov, journaliste star en Russie.

Un ministre russe en Abkhazie ?

Cette impulsion donnée à la communication abkhaze intervient donc quelques mois après la nomination d’Inal Ardzinba (il est homonyme du premier président abkhaze de facto, Vladislav Ardzinba, mais aucun lien de parenté officiel n’a été revendiqué) au poste de ministre des Affaires étrangères. Cette promotion est venue consacrer un personnage politique voué à jouer les premiers rôles de la vie politique locale.

Mais s’il officie désormais en Abkhazie, là où il est né, c’est en Russie qu’il s’est formé, auprès de personnages clés de la politique de Kremlin. Le diplômé de l’École des hautes Études en sciences économiques de Moscou, est, en 2012 et 2013, le chef de la délégation russe lors des sommets G8 et G20 jeunes. En 2014, I. Ardzinba rejoint l’administration présidentielle russe, au sein du bureau pour les questions relatives aux relations avec les États de la CEI, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. I. Ardzinba travaillera sur les questions liées à l’Ukraine ; il sera même accusé en 2015 par Kyiv d’implications dans des activés terroristes(4).

L’élève de l’un des cerveaux du Kremlin

Or, durant cette période, le bureau est dirigé par un certain Vladislav Sourkov, considéré comme le « démiurge du Donbass » et l’un des personnages qui a permis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir. Il a aussi été l’une des éminences grises du Kremlin, ayant fait émerger le concept de démocratie souveraine. V. Sourkov a également joué un rôle dans la construction de la politique informationnelle russe dès la fin des années 2000. Après le choc de la guerre russo-géorgienne de 2008, où la Russie prit conscience de l’importance d’imposer sa version, V. Sourkov a imposé à Yandex (moteur russe de recherches, équivalent de Google), la modification de l’algorithme de résultats de recherches, de manière à ce que s’y impose la ligne narrative du pouvoir(5). Ces événements sont les prémices du projet de construction du « Runet », l’internet souverain russe, grâce auquel les systèmes d’informations du pays appuyant la version officielle des faits sont promus(6).

Indépendance et dépendance de facto

Si les autorités de facto abkhazes sont particulièrement dépendantes de la Russie en matière d’économie et de défense, le tournant pris depuis la nomination d’I. Ardzinba au poste de ministre se fait également ressentir dans la volonté d’imposer un contrôle fort sur les flux entrant ou sortant du territoire abkhaze. En janvier 2022, le nouveau ministre réunissait les principaux dirigeants des ONG abkhazes pour interdire tout dialogue informel entre Géorgie et Abkhazie, une mesure longtemps souhaitée par le Kremlin qui exige de l’Abkhazie qu’elle suive l’exemple de la loi sur « les agents de l’étranger »(7), largement utilisée en Russie.

Le resserrement de la communication autour d’un pôle de médias et le durcissement de la posture envers les ONG attestent bien de l’harmonisation entre Abkhazie de facto et Russie sur la question d’un espace informationnel souverain. Cette démarche s’inscrit dans la continuité de celle du Kremlin, qui cherche à exporter sa vision de cet espace. Dans cette optique, l’Abkhazie développe, à son échelle, les outils de sa diplomatie publique, sur le modèle russe.

L’autonomisation d’un État « client »

Ce mouvement marque la nouvelle posture de l’État russe dans sa relation avec l’Abkhazie de facto. En effet, dans le cadre des multiples trains de sanctions adoptées à l’encontre de la Russie depuis le lancement de sa guerre contre l’Ukraine, le Kremlin aimerait traiter avec une Abkhazie plus autonome financièrement(8), malgré sa dépendance accrue dans bon nombre de secteurs – comme celui de l’énergie – depuis que la République de facto abkhaze est traversée par une crise d’ampleur(9).

En dépit du rapprochement constant entre les deux entités et du contexte géopolitique général, l’administration abkhaze continue de revendiquer avec force des ambitions d’indépendance, à l’inverse de l’Ossétie du Sud/Tskhinvali. La construction d’une posture offensive dans le champ informationnel, avec comme objectif final la reconnaissance globale (mais parrainée par la Russie), montre l’ambiguïté et les contradictions sur lesquelles l’État de facto abkhaze continue de se construire.

Notes :

(1) « V Suhume otkrylsâ mnogofunkcionalʹʹnyj mediacentr mid abhazii » (Le centre multifonctionnel de médias du ministère des affaires étrangères abkhaze à ouvert a Soukhoumi), Apsnypress , 29 mars 2022.

(2) Maxime Audinet, Russia Today (RT): un média d’influence au service de l’État russe, INA, Bry-sur-Marne, Coll. « Médias et humanités », 2021, 208 p.

(3) Marianna Kotova, « Abkhazia slams ‘provocations’ from Georgia and Ukraine », OC Media, 29 avril 2022.

(4) « Tenʹ Surkova na naberežnoj Mahadžirov » (L’ombre de Sourkov sur la berge des muhadjirs), Sova, 11 mars 2020.

(5) Alexey Kovalev, « The political economics of news making in Russia: Ownership, clickbait and censorship », Journalism, no 12, vol. 22, 2021, pp. 2906‑2918.

(6) Marie-Gabrielle Bertran, « La recherche d’une souveraineté numérique en Russie : à qui profite-t-elle ? », Diploweb, 13 juin 2021.

(7) « Abkhazia prohibited the Georgian-Abkhazian informal dialogue », Jam News, 20 janvier 2022.

(8) « Russia plans to reduce Abkhazia financial dependency », Jam News, 11 mars 2022.

(9) Pablo Moreno, « Abkhazie : paradis précaire des cryptomonnaies », Regard sur l’Est, 7 juin 2021.

 

Vignette : Abkhazie (source : Pixabay).

* Robin Leterrier est étudiant à l’Institut Français de Géopolitique de l’Université Paris 8.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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