La littérature centre-européenne, un espace singulier et fécond

Entretien avec Armand de Saint-Sauveur, fondateur des éditions Intervalles

Les Éditions Intervalles, fondées en 2006, publient une littérature ouverte aux autres cultures. Leur créateur, Armand de Saint-Sauveur, a très tôt choisi de faire figurer dans son catalogue des œuvres centre et est-européennes, contribuant ainsi à consolider en France le corpus littéraire de cette région.


Armand de Saint-Sauveur, fondateur des éditions IntervallesDans cet entretien exclusif qu’il a accordé à Regard sur l’Est, Armand de Saint-Sauveur revient sur la création des éditions Intervalles, mais aussi sur les raisons qui l’ont poussées à s’intéresser en particulier à l’Europe de l’Est, sur la place accordée aux traducteurs et sur les critères qui président à ses choix d’œuvres à publier.

Pourquoi avoir créé une maison d’édition ? Quelle est la spécificité d’Intervalles ?

J’ai créé les Éditions Intervalles au mitan des années 2000. J’avais vécu quelques années en Asie du Sud-Est, beaucoup voyagé, et je trouvais que la littérature de langue française avait parfois tendance à viser un horizon de très courte portée. J’ai eu alors envie de brasser les cultures sans a priori ni parti-pris.

Pourriez-vous citer quelques-uns de vos premiers titres publiés ?

Dans les premières années, quelques livres se sont vite détachés : À la recherche d’Hassan, un récit de voyage multidimensionnel sur l’Iran, de l’Américain Terence Ward ; ou encore La Fin est mon commencement de Tiziano et Folco Terzani, magnifique dialogue entre un père sentant la fin venir et son fils retraçant ensemble une vie de voyages, d’engagement et d’interculturalité ; je pourrais citer également Raga Mala, l’autobiographie de l’immense musicien Ravi Shankar, qui a largement contribué à vulgariser la musique indienne en Occident.

Les éditions Intervalles, rue bleue à Paris.

Les éditions Intervalles, rue bleue à Paris

Quelle place la littérature centre et est-européenne occupe-t-elle dans votre catalogue ? Y trouvez-vous une spécificité ?

Elle s’est vite imposée comme un espace singulier et fécond. Beaucoup d’excellents auteurs n’étaient pas traduits en français. Or, l’histoire récente plutôt agitée de cette partie de l’Europe et les multiples questions culturelles et géopolitiques que ces bouleversements ne cessent d’agiter dessinent un territoire littéraire particulièrement fascinant.

Pour autant, je ne crois pas qu’on puisse lier le potentiel d’une œuvre à sa nationalité… En revanche, j’essaie de ne pas trop me disperser par souci de cohérence. Le serbo-croate, le bulgare, le slovaque, le polonais et le grec sont les langues étrangères les plus représentées au catalogue d’Intervalles, même si l’on trouve aussi du turc, de l’estonien ou du russe.

Quant au choix, il faut qu’un éditeur étranger, un agent ou un traducteur m’ait présenté un texte ou un auteur avec suffisamment d’enthousiasme et dans le cadre d’une démarche motivée et cohérente avec notre catalogue pour que je me laisser tenter. Ou qu’une thématique me semble intéressante dans le traitement singulier qu’en proposera tel ou tel auteur. Enfin, je me demande toujours en lisant un texte ou un extrait de traduction : comment le lira-t-on dans dix ou quinze ans ?

Pourriez-vous donner un exemple concret de texte illustrant votre propos ?

Oui : l’œuvre de l’écrivain albanais d’expression grecque Gazmend Kapllani est exemplaire à ce titre ! En apparence, son premier roman était un texte hybride et un peu inclassable sur les migrations infra-balkaniques, écrit par un auteur quasi apatride et pourchassé à l’époque par les néo-nazis grecs. En tant que tel, son texte n’avait pas suscité beaucoup d’enthousiasme parmi les éditeurs francophones. Or, quatre livres plus tard, Kapllani a construit pas à pas une œuvre lumineuse et essentielle sur la façon dont la grande histoire et les destins individuels s’articulent dans l’Europe des XXe et XXIe siècles. Il est aujourd’hui traduit dans de nombreux pays, bien que ses textes proposent souvent une construction complexe (double point de vue narratif, hybridation entre fiction et non-fiction).

Je m'appelle Europe, de Gazmend Kapllani

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On pourrait aussi citer Les Ailes de Sarajevo de Bill Carter, qui est à la fois un grand roman d’aventures, un récit de voyages, des mémoires de guerre et un grand récit humaniste d’engagement pour la paix. C’est un portrait amoureux d’un pays, la Bosnie, écrit par quelqu’un qui s’y est trouvé plongé au pire moment (la guerre du milieu des années 1990) et qui a décidé de faire tout ce qu’il pouvait (en l’occurrence, contraindre par un bluff incroyable le plus grand groupe de rock au monde à s’engager pour la paix) afin de ne pas se résigner au pire. Bref, on retrouve là encore beaucoup de chose dans un même livre : une écriture, un engagement, un prisme singulier et une mine d’informations sur un pays pas toujours bien connu.

Les Ailes de Sarajevo de Bill Carter

Comment identifier des auteurs contemporains dans la région ?

L’édition est un métier de rencontres. Les éditeurs, les agents et les traducteurs sont tous des passeurs. Les foires internationales sont un grand lieu d’échange. Espérons qu’elles reprendront vite, car je crois davantage aux échanges incarnés qu’au commerce télématique.

L’époque où on lisait les manuscrits la nuit à Francfort entre deux rendez-vous est un peu révolue, mais je me souviens de dîners où se côtoyaient des éditeurs et agents de plus de dix nationalités dans une joyeuse cacophonie. Je repense souvent, aussi, à la découverte d’un des rares auteurs anglo-saxons du catalogue, Martin Millar, par sa traductrice Marianne Groves : épuisée de n’avoir jamais réussi à intéresser des éditeurs francophones, elle suit le conseil d’un ami commun et me contacte un jour en m’expliquant qu’elle a à peine la force de me parler de l’auteur tant elle s’est épuisée en vaines démarches auprès de mes confrères depuis tant d’années. Une semaine plus tard, je la rappelais pour lui annoncer mon envie de publier Les Petites fées de New York, devenu peu après un vrai succès de librairie et bientôt suivi de trois autres titres du même auteur, dont le génial La Déesse des marguerites et des boutons d’or, qui relate avec fantaisie et espièglerie la mise en scène de La Paix d’Aristophane au Ve siècle avant notre ère…

La littérature est-européenne intéresse-t-elle les lecteurs français ?

Si les tirages restent encore souvent modestes, il faut signaler un regain d’intérêt du public francophone, ces dernières années, grâce au travail de nouvelles maisons d’édition indépendantes qui font un salutaire travail de défrichage.(Belleville Éditions, Éditions do, Agullo, Le Ver à Soie, etc.), et aussi de maisons plus anciennes et installées qui poursuivent leur travail patient et infatigable (les Éditions Noir sur Blanc, Les Syrtes, etc.)

Est-il difficile de trouver des traducteurs pour la littérature est-européenne ?

Non, les bons traducteurs existent. Il faut seulement souhaiter que davantage d’éditeurs s’intéressent à ces territoires afin que ces traducteurs aient davantage de travail ! Le traducteur est probablement le mieux placé pour évoquer la singularité de telle ou telle écriture, et son expérience est à ce titre essentielle. Dans le cadre de la collection « Sémaphores » par exemple, nous demandons systématiquement au traducteur de rédiger une postface afin d’entraîner le lecteur dans l’atelier du traducteur, qui reste un lieu trop souvent secret et peu médiatisé. Cela donne lieu à des textes à la fois personnels, riches, documentés, et qui mettent en perspective de façon passionnante et unique l’œuvre traduite et ses enjeux.

La transition numérique affecte-t-elle les éditions Intervalles ? Comment vous êtes-vous adapté ?

Nous avons été plutôt précurseurs dans l’utilisation des réseaux sociaux et avons rendu disponible une petite moitié du catalogue en numérique, là où c’était pertinent. Nous faisons des efforts constants pour améliorer notre référencement, imaginer de nouvelles stratégies de communication et de visibilité. Quant aux œuvres est-européennes, la plupart sont publiées au format papier et au format numérique, ou sur le point de l’être.

Par ailleurs, nous sommes diffusés en France, en Belgique et en Suisse, ainsi qu’en numérique dans le monde entier. Nous n’avons pas de diffuseur au Canada pour l’instant, mais étudions la possibilité d’imprimer directement certains titres de l’autre côté de l’Atlantique afin de ne pas détériorer notre empreinte carbone si d’aventure nous décidions d’être régulièrement diffusés là-bas.

Consulter le site des éditions Intervalles.

* Assen SLIM est économiste, professeur à l'Inalco (Blog)

Lien vers la version anglaise de l'article.

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