La citoyenneté après le communisme

Depuis la chute du communisme, tous les pays qui ont émergé de l'Union soviétique ainsi que les anciens pays socialistes de l'Europe centrale et orientale, y compris les États successeurs de la Yougoslavie socialiste, ont adopté de nouvelles lois sur la nationalité et la citoyenneté.


Lénine, Lenin, Sebastopol, Ukraine, 2010La seule exception à cette règle, la Pologne, a réinterprété sa loi sur la citoyenneté de 1962, n'ayant pas réussi à la changer[1]. En même temps, la chute du communisme a donné lieu à une reformulation des pratiques de la citoyenneté au delà de l'ancien bloc soviétique, notamment dans la nouvelle Allemagne unifiée. Avec l'entrée de toutes les anciennes « démocraties populaires », ainsi que des États baltes et de la Slovénie, dans l'Union européenne, les ressortissants de ces pays sont devenus aussi des citoyens de l'Union.

Il n'est pas facile de définir des points communs entre des pays qui se distinguent, les uns des autres, tant par leur régime politique que par leur niveau de développement économique et leur culture historique. Néanmoins, si l'on essayait d'identifier le thème sur lequel ils se rapprochent pour ce qui est de la conception de la nationalité et la citoyenneté, on pourrait chercher ce rapprochement dans une préoccupation largement partagée, celle de sortir du communisme en bannissant certains aspects des lois communistes sur la citoyenneté et, dans certains cas, de réparer les torts de ce passé communiste.

Sortir du carcan communiste

Sortir du communisme signifie, en ce qui concerne le statut de citoyen, se libérer des pratiques autrefois courantes, notamment dans les pays totalitaires, mais aujourd'hui jugées incompatibles avec les droits fondamentaux, tels que consignés dans les instrumentaux internationaux[2]. Il s'agit en premier lieu du droit de ne pas être privé de citoyenneté contre son gré.

Depuis le décret soviétique de février 1932 qui destituait Trotski et sa famille, ainsi que plusieurs socialistes menchéviques émigrés, de la citoyenneté soviétique, la privation de citoyenneté a été une sanction largement appliquée comme préalable ou comme accompagnement à l'expulsion du territoire national. Les exemples de Trotski et, plus tard, de Soljenitsyne ne sont que les cas les plus notoires d'une pratique qui s'est généralisée pour englober non seulement ceux qui étaient expulsés mais aussi tous ceux qui avaient quitté le territoire national sans autorisation. La pratique s'est étendue aux démocraties populaires, plaçant hors de la communauté nationale une vaste population émigrée.

C'est dans cette optique qu'il faut lire les dispositions de la loi russe sur la citoyenneté de 2002 qui déclare explicitement qu'un citoyen russe ne sera pas exilé de la Fédération de Russie ni privé de la citoyenneté de la Fédération et que le fait de résider à l'étranger ne mettra pas un terme à sa citoyenneté[3]. En ce qui concerne ce dernier point, la loi russe -qui sert de modèle pour plusieurs autres républiques ex-soviétiques- est plus libérale que la législation d'une douzaine de pays ouest-européens, qui prévoit la déchéance de la citoyenneté, sous certaines conditions, pour leurs ressortissants habitant en permanence à l'étranger[4].

La clause sur la non-privation de citoyenneté est reprise dans les lois de la plupart des ex-républiques soviétiques. Dans plusieurs de ces pays, elle est même inscrite dans la Constitution, assortie d'une garantie de protection des citoyens qui se trouvent en dehors des frontières de l'État. La même clause est aussi reprise dans la Constitution de la plupart des ex-démocraties populaires et de la plupart des États successeurs de la Yougoslavie, mais la formulation peut être plus ou moins catégorique. Par exemple, dans les Constitutions bulgare et roumaine, comme dans la Constitution estonienne, la déchéance de citoyenneté est interdite exclusivement pour les citoyens de naissance.

Citoyenneté et justice historique

Sortir du communisme signifie non seulement offrir des garanties d'avenir mais aussi réparer les torts du passé. Les premiers mots de la loi tchèque de 1999 qui restitue la citoyenneté de certains ex-citoyens tchécoslovaques sont éloquents à cet égard : « Le Parlement, afin d'adoucir l'héritage de certains torts qui ont eu lieu entre 1948 et 1989… ». La Hongrie a adopté une législation similaire qui couvre les cas de destitution de citoyenneté entre 1946 et 1990 avec, toutefois, certaines conditions, dont la plus importante est la résidence dans le pays[5]. Sofia a d'abord restitué la citoyenneté des Turcs de Bulgarie expulsés à la fin de la période communiste et, par la suite, restitué celle des citoyens, notamment des tenants de l'ancien régime, destitués entre 1944 et 1947. Le prototype de cette politique est la disposition allemande qui donne un droit automatique à la restitution de la citoyenneté pour ceux qui l'ont perdue entre 1933 et 1945 et à leurs descendants.

D'autres pays ont adopté des formules différentes pour réparer les torts infligés par l'histoire. Ainsi, la Pologne pratique une politique de rapatriement d'individus d'origine polonaise vivant « à l'Est », c'est-à-dire dans certains pays successeurs de l'Union soviétique. Ces personnes, dont les frais de rapatriement sont couverts par l'État polonais, obtiennent la citoyenneté le jour où ils traversent la frontière polonaise. La loi est conçue en termes de devoir à l’égard des compatriotes déportés, exilés et autrement persécutés. Comme elle concerne la période allant de l'insurrection polonaise de 1863 contre le régime tsariste jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, elle s'applique principalement, contrairement aux lois de la République tchèque, de la Hongrie ou de la Bulgarie, non pas aux compatriotes qui ont perdu la citoyenneté mais aux descendants d'individus présumés polonais. La détermination de qui est « Polonais » dans une population qui a, le plus souvent, perdu la langue et les liens avec le pays d'origine n'est pas chose facile. La détermination tourne souvent autour d'une conception du Polonais comme catholique et elle laisse une marge décisionnelle considérable aux autorités polonaises, consulaires ou autres. La question n'est pas devenue un enjeu politique majeur, toutefois, puisque ces rapatriés polonais ne sont que quelques milliers, à la différence de l'Allemagne où le rapatriement des Allemands de l'Est a impliqué des millions d'individus au cours d'un demi-siècle.

Le principe de réparation des torts du passé peut aussi avoir un sens punitif. L'Estonie et la Lettonie définissent les catégories de résidents à qui ne seront pas accordés la citoyenneté en raison de leurs fonctions anciennes ou de leurs parcours passés. En Estonie, ces catégories comportent des individus qui ont servi dans les services étrangers d'intelligence ou de sécurité ainsi que les militaires de carrière ou de réserve d'une armée étrangère, y compris ceux qui sont entrés en Estonie comme retraités, ainsi que les époux ou épouses de toutes ces personnes. On présume que seuls les militaires soviétiques sont visés et que des retraités ou des anciens de l'OTAN seront, sans doute, les bienvenus. La seule exception prévue à cette prohibition draconienne concerne les époux de citoyennes estoniennes de naissance, à condition que le mariage soit toujours actuel (non-divorce) et dure depuis au moins cinq ans[6].

La loi lettone reprend à peu près les mêmes restrictions que la loi estonienne tout en ajoutant plusieurs nouvelles catégories, notamment, les informateurs du KGB et ceux qui, après le 4 mai 1990, ont propagé des idées totalitaires –fascistes, chauvines, national-socialistes ou… communistes– ou bien ceux qui, après le 13 janvier 1991, ont agi «contre la République lettone» dans le cadre du Parti communiste de l'Union soviétique ou de diverses autres organisations prosoviétiques (y compris l'Organisation des anciens combattants de guerre et de travail ( ??)). Notons que ces dates précèdent la dissolution de l'URSS. Certes, de nombreux autres pays sanctionnent des actions déloyales à leur égard mais, dans le cas présent, il s'agit de punir ceux qui s'en tenaient à l'ordre juridique de l'époque. La justification avancée par ces pays, ainsi que par la Lituanie qui n'a pas adopté de telles mesures restrictives, réside dans l’illégalité de l’occupation soviétique (1940-1991) et dans le refus de permettre à ceux qui ont contribué à cet état de rejoindre la communauté nationale restaurée.

La rupture avec les pratiques soviétiques et communistes de la citoyenneté a accompagné une évolution de fond des pays d'Europe centrale et orientale dans leurs transitions post-1990. Dans la plupart de ces pays, cette tendance s'est doublée de l'inscription dans les nouvelles lois d'une vision postcommuniste, à la fois large et exclusive, de la nation.

Notes :
[1] Les raisons de cette incapacité relèvent de la politique interne polonaise.
[2] Le plus pertinent de ces instruments aujourd'hui pour la plupart des pays en question est la Convention européenne sur la nationalité de 1997.
[3] Le même article accorde le droit au citoyen russe de changer de citoyenneté s'il le désire, formule conforme à celle de nombreux autres pays.
[4] La plus fréquente de ces conditions est le manquement à l'enregistrement consulaire.
[5] Cette condition sera sans doute levée, dans la logique de la nouvelle loi sur la citoyenneté hongroise.
[6] Cette clause s'applique aussi, bien entendu, aux épouses autrement inéligibles de citoyens estoniens de naissance.

Sources principales :
Rainer Bauböck, Bernhard Perching & Wiebke Sievers (dir.), «European Union Democracy Observatory on Citizenship (EUDO)»: http://eudo-citizenship.eu.
Citizenship Policies in the New Europe (expanded and revised edition), eds., IMISCOE Research, Amsterdam: Amsterdam University Press, 2009, 460 pages.

* André LIEBICH est professeur d'histoire et politique internationales, Institut de Hautes Études Internationales et du Développement, Genève.

Photographie en vignette : © Sébastien Gobert, Sebastopol, Ukraine, 2010.