Citoyenneté plurielle: le flou est-européen

Sortir du communisme signifie à la fois rejoindre les normes internationales sur la citoyenneté et affirmer sa propre conception de la nationalité. Les deux objectifs ne sont pas toujours faciles à concilier, et les nombreuses contradictions du phénomène de citoyenneté plurielle sont loin d'être réglées.


Riga, Drapeaux, LettonieLa mobilité accrue des populations à travers l'Europe centrale et orientale pousse néanmoins à une redéfinition constante des normes en vigueur. À bien des égards, les anciens pays du bloc communiste se sont conformés aux standards internationaux qui régissent, tant bien que mal, la question de la citoyenneté. La préoccupation principale en la matière est d'éviter l'apatride. Ainsi, tous les pays considèrent comme citoyens les enfants trouvés sur leur territoire de parents inconnus.

À l'Est, tous les pays (à l'exception notable de l’Estonie et, sous certaines conditions, de la Lettonie), accordent la citoyenneté aux enfants nés sur leur territoire, qui resteraient autrement apatrides. C’est également le cas pour la plupart -mais pas pour tous[1]- des pays à l'Ouest. Des mesures d'obtention facilitée de la citoyenneté sont prévues, dans bien de pays, pour des situations spécifiques, comme celles des réfugiés et des chercheurs d'asile.

La citoyenneté plurielle: encore un problème de fond

L'instrument international le plus pertinent pour ce qui est de la question de la citoyenneté dans les pays d’Europe centrale et orientale est la Convention européenne sur la nationalité (ici comprise dans un sens de citoyenneté) du Conseil de l'Europe de 1997. D'esprit large et ouvert, cette convention cherche à établir des principes communs pour une Europe réunie. Toutefois, sa réception confirme que la question de la citoyenneté reste un domaine jalousement gardé par les États. Seulement vingt des quarante-sept membres du Conseil de l'Europe ont signé et ratifié la Convention et dix-sept de ces vingt pays ont ajouté des réserves à leur acceptation. Le fait que onze des vingt pays ayant ratifié soient issus du bloc communiste permet de penser que ces États sont plus disposés à montrer leur volonté d'accepter les normes internationales que les autres.

Il y a, toutefois, un problème de fond que la Convention sur la nationalité cherche à réglementer avec peu de succès, tant à l'Est qu'à l'Ouest: c'est la question de la double citoyenneté (ou la citoyenneté plurielle pour utiliser le langage juridique). L'ambivalence des États envers ce principe n'est pas inconnue à l'Ouest mais c'est à l'Est qu'elle se manifeste de manière criante. Dans leur ambition de sortir du communisme, ces pays ont mis fin aux conventions bilatérales entre États socialistes interdisant la double citoyenneté, interdiction qui était autrefois la règle. En principe, il n’y a plus que les États baltes (en Lettonie la question fait débat) et la République tchèque qui maintiennent une interdiction ferme et quelques autres pays, comme la Russie et la Bosnie-Herzégovine, qui autorisent la double citoyenneté sur la base d'un traité bilatéral.

Néanmoins, et contrairement aux dispositions de la Convention européenne sur la nationalité qui exige que les citoyens soient traités de la même manière quel que soit le mode d'acquisition de la citoyenneté, en réalité les citoyens de naissance et les citoyens naturalisés ne sont pas traités de manière égale. Dans un seul pays -l'Allemagne-, la loi prévoit explicitement la perte d'une citoyenneté acquise à la naissance[2]. Un certain nombre de pays stipulent qu'on perde sa citoyenneté si l'on adopte volontairement une autre citoyenneté, et un plus grand nombre encore exige qu'on renonce à sa citoyenneté d'origine quand on obtient celle d’un autre pays.

Les contradictions dans la gestion de la question de la double citoyenneté abondent. Comment réconcilier les garanties de non-perte de citoyenneté avec les dispositions concernant la perte de citoyenneté en cas d'obtention volontaire d'une autre citoyenneté ? Certains pays adoptent une formule ambiguë selon laquelle un citoyen ne sera « considéré » ou ne sera « reconnu » que comme citoyen de ce pays. À l'époque communiste, cette formule dans la loi polonaise avait pour effet d'exclure la double citoyenneté, aujourd'hui elle l'autorise. Plusieurs pays trouvent leur compte dans cette formule qui assujettit le double citoyen à toutes les obligations de la citoyenneté, telles que le service militaire. Si la formule couvre surtout les individus qui acquièrent une seconde citoyenneté automatiquement, le plus souvent par naissance, elle peut s'étendre aux citoyens de naissance qui se naturalisent de leur plein gré ailleurs.

Une transition empreinte de « flou artistique »

Certains pays rejettent le « flou artistique » qui entoure la question de la double nationalité/citoyenneté. Malgré plusieurs propositions d'amendements formulées par le Parlement lituanien par exemple, la Cour constitutionnelle du pays s'en tient à une interprétation très étroite de l'article constitutionnel qui limite la citoyenneté plurielle aux « cas individuels et exceptionnels ». La décision a semé la consternation dans les milieux politiques, sensibles aux intérêts de la diaspora, mais la seule voie de sortie possible est une modification de la Constitution.

La République tchèque a établi une distinction -douteuse- entre la « perte » et le « retrait » de la citoyenneté afin de respecter l'interdiction de la « perte » de la citoyenneté tout en appliquant la loi qui interdit aux Tchèques de solliciter une autre citoyenneté. Il convient de noter, toutefois, que les dispositions tchèques sur la citoyenneté sont en train de connaître une refonte majeure, applicable probablement dès 2013 : si les Tchèques (de naissance ?) seront autorisés à se naturaliser ailleurs sans restriction, la question de savoir si les étrangers qui souhaitent devenir Tchèques continueront de devoir renoncer à leur citoyenneté d'origine reste litigieuse. Une formule possible est celle adoptée en Allemagne ou la citoyenneté du pays n'est pas considérée comme incompatible avec celle d'un autre pays de l'Union européenne ou de la Suisse. Le projet tchèque prévoit une variante du ius soli conditionnel pour la deuxième génération, mais aussi un resserrement des conditions d'octroi de la citoyenneté tchèque aux apatrides.

Dans d'autres pays, la crainte des « doubles nationaux » n'est pas générale mais dirigée contre une double citoyenneté spécifique. C’est le cas, par excellence, en Ukraine où l'interdiction de la double citoyenneté vise la citoyenneté russe. La question est devenue un enjeu politique important, tout comme la reconnaissance de la langue russe comme langue officielle. Si l'Ukraine a établi des conditions strictes pour la renonciation d'une autre citoyenneté pour quelqu'un qui souhaiterait devenir Ukrainien, elle préfère ne pas connaître le nombre, apparemment considérable, d'Ukrainiens qui sont devenus Russes. D'ailleurs, la destitution de la nationalité ukrainienne suite à l'acquisition d'une autre nationalité/citoyenneté requiert une lourde démarche administrative à l'initiative de l'État. Elle est donc tout sauf automatique[3].

En Europe occidentale, les autorités et l'opinion publique ont été amenées à réfléchir et à modifier leurs conceptions de la citoyenneté sous l'impact de l'immigration. Dans les pays de l'Est, le nombre d'immigrants est encore très réduit. Toutefois, on peut constater déjà un mouvement de population, essentiellement de l'Est vers l'Ouest. Les ressortissants des pays d'Asie centrale s'expatrient en Russie pour chercher du travail. Les Ukrainiens partent aussi en Russie ou bien, s'ils y arrivent, en Pologne. Les ressortissants des nouveaux membres de l'Union européenne profitent de la liberté de mouvement des personnes pour chercher un emploi plus à l’Ouest. Comme en Europe occidentale dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, on se plaît à présumer que c'est une immigration temporaire. Comme en Europe occidentale, il y a des fortes chances qu'elle ne le soit pas.

L'homogénéité ethnique et linguistique des pays de l'Est –chaque pays de l'Est ne reconnaît qu'une seule langue officielle au niveau national– pourrait être ainsi compromise. La question de la naturalisation des immigrants de longue durée, ethniquement distincts, sera posée et ces pays craignent qu’elle ne provoque les débordements qu'on a connus à l'Ouest. De même, les mariages mixtes, les naissances et les naturalisations sur sol étranger qui seront la suite inévitable de l'expatriation interpelleront les pays d'origine sur les liens à maintenir, notamment en ce qui concerne la double citoyenneté et les droits électoraux, avec leur nouvelle diaspora.

Pour toutes ces raisons, malgré les refontes des conditions de la citoyenneté réalisées dans les pays de l'Est au cours des vingt dernières années, on peut s'attendre à de nouveaux débats et à de nouvelles dispositions qui ne manqueront pas de bouleverser le paysage politique.

Notes :
[1] L'Allemagne, Malte, la Norvège et la Suisse font exception.
[2] L'Allemagne se retrouve dans cette catégorie ingrate en raison du compromis qu'elle a adopté pour tenir compte des Turcs nés en Allemagne qui doivent choisir l'une ou l'autre des deux citoyennetés à la majorité.
[3] Le principe constitutionnel qui précise « citoyenneté unique » en Ukraine vise les éventuelles tendances sécessionnistes à travers le pays.

Sources principales :
Site de «European Union Democracy Observatory on Citizenship (EUDO)»: http://eudo-citizenship.eu.
Rainer Bauböck, Bernhard Perching & Wiebke Sievers (dir.), Citizenship Policies in the New Europe (expanded and revised edition), IMISCOE Research, Amsterdam: Amsterdam University Press, 2009, 460 pages.

* André LIEBICH est professeur d'histoire et politique internationales, Institut de Hautes Études Internationales et du Développement, Genève.

Photographie en vignette : Eric Le Bourhis, Riga, Lettonie, 2010.