Angela Merkel et Vladimir Poutine : un partenariat sans copinage

Quelques jours après sa première visite officielle à Washington, la chancelière fédérale allemande Angela Merkel s’est rendue à Moscou, le 16 janvier 2006, pour rencontrer le président russe Vladimir Poutine. Son prédécesseur, Gerhard Schröder, cultivait avec un V. Poutine qu’il tutoyait une amitié étroite, quitte à renoncer à l’expression de toute critique à l’égard de la politique de ce dernier. Si l’on en croit les déclarations de la chancelière, ces temps sont révolus.


Merkel and PoutineLes relations germano-russes ont été marquées, ces dernières années, par l’amitié personnelle et apparemment inébranlable qui liait le chancelier fédéral G. Schröder et le président V. Poutine. L’ex-chancelier a toujours évité de plaider publiquement auprès de son ami en faveur d’une liberté plus grande de la presse, d’un meilleur respect des droits de l’homme ou d’un changement de politique en Tchétchénie. Il préférait manifester de la compréhension pour la politique du Président, en mettant en exergue -passant parfois par des digressions historiques remontant jusqu’à l’époque tsariste- le laborieux mais réel processus de démocratisation en Russie. Au-delà des liens personnels très cordiaux entre les deux hommes, G. Schröder avançait qu’un dénigrement public et répété de ses déficits démocratiques ne provoquerait qu’une réaction d’obstination chez le grand voisin. Cette attitude s’apparente d’ailleurs à celle qu’affichait le chancelier Helmut Kohl lorsque, à l’orée du XXIe siècle, les rapports entre ces deux pays reprirent leur cours normal et naturel, après un hiatus de plus de soixante-dix ans. H. Kohl résumait le respect que lui inspirait ce pays par les mots suivants : «La Russie doit être vousoyée.»

Changer de ton dans les relations germano-russes ?

Ainsi, ne fut-il jamais question d’un excès de critique de la part de G. Schröder à l’égard de Moscou. Bien au contraire : le qualificatif de «démocrate au-dessus de tout soupçon» (lupenreiner Demokrat) attribué par Schröder à Poutine a fait légende. A titre d’exemple, l’ex-chancelier ne trouva rien à redire de la façon dont l’Etat russe organisa le procès à Mikhaïl Khodorkovski, le fondateur de Youkos. Il se serait même moqué de l’ancien milliardaire devant le groupe parlementaire du SPD[1]. Mais l’opinion publique allemande a surtout peu apprécié le fait que l’ex-chancelier ne jugea pas opportun de se prononcer sur les élections parlementaires tchétchènes de septembre 2004, objets de nombreuses manipulations.

Ce fut la chef de l’opposition, A. Merkel, qui lui reprocha alors son attitude de «deux poids deux mesures» : G. Schröder, qui avait cherché le conflit ouvert avec les Etats-Unis à propos de la guerre en Irak, avait choisi de se taire face à la Russie. La chef du groupe parlementaire chrétien-démocrate qualifia le comportement du chancelier de «honteux». Par ses déclarations de jadis, A. Merkel a ainsi elle-même fixé les attentes placées dans sa première visite officielle au Kremlin. Et elle semble vouloir les honorer. Dans une interview[2] accordée avant son départ pour Moscou, elle a bien signalé que son attitude par rapport au voisin russe serait beaucoup plus distanciée que ne l’avait été celle de son prédécesseur. Elle a notamment souligné ses «préoccupations» par rapport à certaines évolutions récentes, donnant comme exemple la loi sur les ONG. Par ailleurs, elle a qualifié les relations avec la Russie de «partenariat stratégique» alors qu’elle parle d’«amitié» avec les Etats-Unis, une distinction que la chancelière a précisée de la manière suivante : «avec la Russie, nous ne partageons pas encore autant de valeurs qu’avec les Etats-Unis.»

A. Merkel considère V. Poutine comme un homme d’Etat intelligent, très au fait de la situation politique européenne et des divergences qu’on y rencontre et qu’il essaye d’utiliser à son avantage. Après la crise du gaz qui, en janvier 2006, a opposé Kiev et Moscou, nuisant grandement à l’image du Kremlin, le gouvernement fédéral compte sur une attitude coopérative de la Russie concernant la crise nucléaire actuelle entre les Nations unies et l’Iran. Le soutien de V. Poutine, Président d’une puissance détenant le droit du veto au Conseil de sécurité, serait indispensable en cas de sanctions contre l’Iran.

Lors de sa visite aux Etats-Unis, la chancelière fédérale a qualifié la Russie de «pays fier» qui ne partage pas nombre des évolutions que les pays ouest-européens ont connues. Des sentiments personnels ambigus la lient à la Russie : elle aime sa culture mais craignit jadis les dirigeants du Kremlin. La citoyenne de l’ex-RDA qu’elle fut s’est montrée optimiste quant à ses relations personnelles avec V. Poutine, assurant avoir une vision assez précise de la Russie ainsi que de la si célèbre «âme russe».

La Russie d’Angela Merkel

G. Schröder et A. Merkel se différencient également par le fait que cette dernière est non seulement comprise par le Président russe, qui parle parfaitement allemand, mais qu’elle-même maîtrise le russe. Ecolière, puis étudiante, A. Merkel était non seulement un as en mathématiques mais également un «génie des langues», selon les mots de son ancienne enseignante de russe. Elle fut première de sa classe et de toute la RDA : ce qui lui permit de se rendre à Moscou lors des Jeux olympiques de 1970. Elle en rapporta son premier disque des Beatles, Yellow Submarine !

A. Merkel n’a pas seulement voyagé à Moscou et Leningrad mais elle s’est également rendue en Ukraine. Puis, avec des amis, elle a traversé, en faisant du stop, les républiques méridionales de l’URSS, jusqu’à Tblissi. Elle aime la culture, la langue et la musique russes. Et ce furent les soldats soviétiques stationnés autour de Templin, sa ville natale, qui lui rendirent espoir, lorsqu’elle se lamentait à l’idée de ne pouvoir se rendre en Allemagne de l’Ouest et dans d’autres pays occidentaux avant d’atteindre l’âge de la retraite : «Ils m’ont toujours répété que ce pays serait unifié rapidement. Pour eux, il était clair que la division d’un pays n’est pas une situation naturelle.»[3]

En tant que citoyenne de RDA, elle percevait l’élite de l’Union soviétique à la fois comme une dictature et comme une puissance d’occupation. C’est pour cette raison que les débats au Bundestag entre A. Merkel et Joschka Fischer, ancien ministre des Affaires étrangères, s’avéraient particulièrement intéressants quand ils touchaient à l’année 1968 : au cours de cet été, la première passa en effet ses vacances en famille dans les Monts des Géants[4], à la frontière tchéco-allemande, d’où ses parents se rendirent en visite à Prague. Par la suite, ils racontèrent avec enthousiasme leurs discussions sur la place Venceslas avec des citoyens tchécoslovaques tournés vers l’espoir et l’avenir. Le 21 août 1968, A. Merkel était à Pankow, installée devant la radio dans la cuisine de sa grand-mère, lorsque les troupes soviétiques pénétrèrent dans Prague : «Ce fut terrible», se rappela-t-elle plus tard.

Evidemment, l’expérience personnelle marque toujours le comportement diplomatique des personnalités politiques. Ainsi la chancelière allemande est-elle crédible lorsque, aux Etats-Unis, elle met en garde ses interlocuteurs contre des attentes trop pressées face aux réformes russes en matière de liberté de la presse ou de droit politique notamment. Ce qui ne l’empêche pas de revendiquer la même chose, trois jours plus tard, à Moscou.

Une sobriété salutaire

Le Kremlin mit les petits plats dans les grands à l’occasion de la première visite de la chancelière fédérale : la conférence de presse eut lieu dans la salle Catherine II, du nom de la tsarine née Sophie d’Anhalt-Zerbst. C’est dans cette salle qu’a été signé en 1970 l’accord germano-soviétique. C’est ici que le président fédéral Richard von Weizsäcker a évoqué, au milieu des années 1980, la question alors ouverte de l’unité de la nation allemande devant un Mikhaïl Gorbatchev qui lui répliqua que l’histoire y répondrait dans cent ans. Ses pronostics étaient faux et c’est vingt ans plus tard seulement que l’ex-citoyenne de RDA Merkel rend visite au président russe Poutine, en tant que chef du gouvernement de l’Allemagne unie.

Si la visite ne s’est pas déroulée d’une manière spectaculaire, elle pourrait néanmoins marquer un moment historique dans les relations entre les deux pays et apparaître comme le début d’une relation rationnelle entre deux nations ayant des intérêts et des objectifs à la fois communs et différents. Taper sur l’épaule de son interlocuteur n’est pas la façon d’agir habituelle de la nouvelle chancelière qui évoque le «dialogue ouvert et constructif» qu’elle souhaite instaurer entre les deux pays. L’entrevue des chefs de gouvernement excéda ce qu’avait prévu le protocole, s’étirant sur trois heures. Il n’échappa pas à la presse que l’entrevue Merkel-Bush avait eu la même durée.

Pour la Russie actuelle aussi la salle Catherine II est un lieu symbolique : c’est sous l’emblème de l’aigle bicéphale doré que V. Poutine a célébré son investiture avec un faste digne d’un monarque. Et c’est précisément dans ce cadre qu’A. Merkel n’a pas hésité à faire référence, de manière allusive et avec tact, aux points névralgiques des rapports germano-russes, ce qui n’a fait que donner plus de signification à son intervention.

Ainsi ont été évoqués la guerre en Tchétchénie et le respect de la démocratie en Russie, sujets sensibles «à propos desquels nous n’avons pas le même point de vue», selon les mots de la chancelière. L’approvisionnement énergétique de l’Europe, avec la construction en cours du gazoduc nord-européen qui traversera la mer Baltique, figura également à l’ordre du jour, A. Merkel se déclarant satisfaite des assurances données par V. Poutine : ce projet ne serait pas dirigé contre des pays tiers (à savoir la Pologne, les Etats baltes et l’Ukraine). La chancelière, qui entrevoit en Russie des perspectives économiques «à couper le souffle», devra certainement, à moyen terme, gérer un rapport de force très particulier avec ce pays. Toutefois, la politique allemande ne sera plus focalisée exclusivement sur Moscou, comme elle l’était auparavant,. Les ressorts profonds qui sous-tendent l’histoire des relations germano-russes sont multiples et tiennent aux facteurs géographiques et économiques, ainsi qu’aux hommes, aux entités nationales et à leurs ambitions, tantôt convergentes, tantôt contradictoires. A. Merkel, qui souhaite rendre à l’Allemagne son rôle moteur dans la construction européenne, est attentive à l’affirmation croissante des pays de l’ancien glacis soviétique, et notamment celle des nouveaux Etats membres de l’Union européenne. Dans ce contexte, l’approche de V. Poutine qui consiste à créer des zones d’influence en instaurant des dépendances, devra être repensée dans une Europe unie[5] dont la Russie ferait partie.

La chancelière cherche donc à mettre de nouveaux accents dans les relations avec la Russie. Une des manifestations de cette tendance a été la réception offerte par l’ambassade d’Allemagne à Moscou, à laquelle ont été invités des députés de la Douma et des représentants de la sphère économique russe mais aussi des journalistes, des leaders de l’opposition, des artistes et des représentants de groupes militant pour les droits de l’homme (notamment Memorial mais également le comité des mères des soldats). A. Merkel a rappelé à cette occasion que «nous savons de l’expérience allemande qu’une démocratie consiste en la confrontation d’opinions différentes. (…) Je ne peux que vous encourager à promouvoir la diversité de l’engagement des organisations afin de faire vivre la société civile en Russie». Les défenseurs des droits de l’homme ont rappelé qu’aucun chef de gouvernement européen ne s’était auparavant réuni avec eux : «Du temps de Schröder, nous n’avons pas été invités une seule fois».

Par Daniela HEIMERL

 

[1] Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16 janvier 2006.
[2] Financial Times Deutschland, 7 janvier 2006.
[3] Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16 janvier 2006.
[4] Riesengebirge en allemand, Krkonose en tchèque.
[5] Concernant les relations entre l’Union européenne et la Russie, voir le dossier en ligne de la Documentation française : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/europe-russie/index.shtml