« A peine cinq ans après l’adhésion à l’UE et vingt ans après la chute du régime communiste, les Tchèques participent à la gestion du monde ! » C’est ainsi que le quotidien Lidove noviny a célébré la présidence tchèque de l’Union européenne, qui a débuté le 1er janvier[1].
Toutefois, Prague entame cette première présidence avec l’image d’un pays eurosceptique et peu dynamique.
Les voix les plus critiques affirment que les Tchèques auront du mal à ne pas enterrer les réalisations de l’ancien président de l’UE, Nicolas Sarkozy. De plus, leur faible implication dans l’intégration communautaire donne l’image d’un pays qui conçoit l’UE comme une construction «à la carte» : la République tchèque est la dernière à ne pas s’être exprimée sur le Traité de Lisbonne et les débats sur l’adoption de l’euro ne sont pas encore à l’ordre du jour.
Ainsi, le premier défi de la présidence tchèque ne sera pas de régler la crise israélo-palestinienne ou de relancer l’économie européenne mais bien de gagner la confiance des partenaires européens ainsi que de ses futurs interlocuteurs en dehors de l’UE[2]. Cette présidence devient donc une opération marketing qui devrait donner aux Tchèques l’occasion d’améliorer leur image auprès des autres autant que d’eux-mêmes.
Victimes de la forte personnalité de leur Président
L’image du président tchèque Vaclav Klaus dans la presse européenne n’est pas très flatteuse: Le Monde par exemple le qualifie d’«atrabilaire, colérique, ultralibéral et europhobe»[3]. Ce «dissident de l’Europe» fait partie de ceux qui ne manquent pas une occasion de se faire entendre. Lorsqu’il exprime ses opinions, il n’hésite pas à choisir l’extrême, par exemple quand il craint la dissolution de l’identité tchèque dans l’UE, qu’il va parfois jusqu’à comparer à l’Union soviétique. «L’europhobie» de Vaclav Klaus, qu’il qualifie, lui, d’«euroréalisme», frappe d’autant plus en France qu’elle contraste avec l’europhilie de N.Sarkozy. Toutefois, malgré leurs divergences d’opinions quant aux questions européennes, les deux chefs d’Etat se retrouvent sur un point: dotés de fortes personnalités, ils aiment tous deux faire parler d’eux, sans représenter forcément l’opinion majoritaire de leur pays[4].
Plutôt que de le marginaliser pour minimiser l’influence de ses déclarations controversées, les médias tchèques et européens reprennent au contraire régulièrement les réflexions de V.Klaus sur l’Europe. Les Tchèques sont conscients qu’avant même le début de leur présidence, le chef de l’Etat a contribué à forger une mauvaise image du pays: l’Europe entière remet aujourd’hui en cause l’efficacité de la présidence d’un pays aussi eurosceptique. En outre, la présentation de la République tchèque comme «mauvais élève» de l’UE ne renforce pas l’europhilie de ses habitants, comme le montre la petite polémique entre V.Klaus et N.Sarkozy à propos de l’absence du drapeau européen au Château de Prague, siège de la Présidence. «La France veut-elle de nous dans l’UE?», s’est demandé l’analyste Vaclav Vlk dans le blog du quotidien Lidove noviny après l’escalade médiatique dans les deux pays. D’après le correspondant de la Télévision tchèque à Londres Bohumil Vostal, cette controverse risque d’être «la seule chose que l’opinion publique britannique retiendra de la présidence tchèque».
Il faut par ailleurs préciser que la présidence tchèque de l’UE ne sera pas l’affaire du seul chef de l’Etat, comme cela a été le cas pendant la présidence française. En effet, elle sera assurée plutôt par les «pro-européens», à savoir le Premier ministre Mirek Topolanek et le ministre des Affaires étrangères Karel Schwarzenberg. Ainsi, le journaliste Karel Hvizdala estime que le succès des Tchèques à la tête de l’UE dépendra surtout de la capacité du gouvernement à s’émanciper par rapport au Président Klaus.
L’image caricaturale du chef de l’Etat dans les médias est cependant à nuancer. Vaclav Klaus affirme que son but est de faire réfléchir sur l’Europe[5]. Ses opinions entrent parfaitement dans les débats qui animent la construction communautaire depuis ses débuts: le Président défend une Europe démocratique proche des citoyens contre une Europe technocratique construite par les élites. Le 1er janvier 2009, il a prononcé devant la nation un «discours de réconciliation» dans lequel il a précisé son point de vue: «Il est dans notre intérêt de jouer ce rôle [à la présidence de l’UE] le mieux possible. (…) Nous n’avons pas d’alternative à l’appartenance à l’UE (…) mais les méthodes et les formes d’intégration proposent plusieurs variantes. (…) Les élections du Parlement européen en juin prochain pourront nous aider à trouver une solution raisonnable. Je vous invite à y prendre part». Ses partenaires politiques se sont étonnés du ton modéré de ce discours. Le quotidien Mlada fronta DNES a titré «Klaus a surpris, il ne s’en est pas pris à Bruxelles» et les communistes ont pris cette intervention pour une exhortation à organiser un référendum sur le Traité de Lisbonne[6].
Un peuple qui a le sens de l’humour
«Les Tchèques sont très drôles, vous allez vous amuser», assure Alexandr Vondra, vice-Premier ministre tchèque chargé des affaires européennes, pour dédramatiser la situation. A l’étranger, les Tchèques sont souvent associés à leur héros national, le bon soldat Svejk, tour à tour génie culoté et idiot qui ne cesse de raconter des anecdotes, personnage drôle, à l’humour parfois grossier et souvent peu compréhensible au-delà des frontières. Pour le quotidien autrichien Die Presse, sa personnalité montre ce que l’on peut attendre de la présidence tchèque: «Le roi Soleil laisse sa place à Svejk».
Les autorités tchèques ont déjà montré leur volonté d’aborder la présidence de l’UE avec cette pointe d’humour «à la Svejk». En septembre 2008, une campagne destinée à diminuer les appréhensions des Tchèques par rapport à l’Europe a été lancée, avec un slogan provocateur – «Nous allons adoucir l’Europe», qui peut aussi signifier son contraire - «Nous allons en faire baver à l’Europe»[7]. Dans l’esprit de ses auteurs, il s’agissait, par ce clip centré autour d’un morceau de sucre, d’insister sur ce que les Tchèques peuvent apporter à l’Europe, puisque c’est sur leur territoire que le morceau de sucre a été inventé, au 19e siècle. Des personnalités tchèques reconnues à l’étranger, telle l’architecte Eva Jiricna ou le chef d’orchestre Libor Pesek, ont participé au tournage, pour rappeler aux Tchèques ce que leurs compatriotes ont déjà apporté à l’Europe. Cette campagne de communication se voulait originale mais on pouvait y voir un parallèle avec la crainte du Président Klaus de voir l’identité tchèque se dissoudre comme un sucre dans une tasse de café…
D’après les sondages, les Tchèques jugent embarrassante l’image du pays véhiculée par cette campagne. Alexandr Vondra, qui en a été l’un des initiateurs, reconnaît l’ambivalence de sa signification mais il souligne, une fois de plus, que le slogan invite à réfléchir sur la manière dont les Tchèques pensent l’Europe et sur ce qu’ils attendent d’elle. Pour lui, cette campagne a rempli son objectif, à savoir déclencher un débat et rapprocher l’UE des citoyens: «Le spot rencontre un grand succès sur YouTube et on parle de lui dans les auberges». Entre les lignes, on peut y lire également un message d’encouragement destiné à redonner confiance aux Tchèques.
Source : lidovky.cz
Après la tour Eiffel choisie par la présidence française, Prague a habillé son métronome aux couleurs de l'Europe. Il se trouve près de la Vltava, à l'ancien emplacement d'une énorme statue de Staline.
Un moyen de mettre fin au complexe d’infériorité
A l’approche de la présidence tchèque, les médias français ont accordé plus de place à ce qui se passait dans ce pays. Cet intérêt accru a été l’occasion de réaffirmer les clichés des «Occidentaux» sur «l’Europe de l’Est». C’est un héritage de la coupure imposée par le Rideau de fer lors de la Guerre froide: les habitants d’Europe centrale et orientale continuent à être mis dans le même panier. Dans les Guignols de l’info, les Tchèques ont été comparés aux Roumains, Bulgares ou gitans qui «mangent du maïs, sont mal habillés et roulent en charrette»[8]. Volontairement exagérée, cette image reflète néanmoins une certaine réalité de la perception. D’après Michal Kadera, représentant des hommes d’affaires tchèques à Bruxelles, «ceux qui ne sont pas encore allés en Tchéquie nous prennent pour un pays post-communiste retardé».
La République tchèque envisage donc sa présidence comme un moyen de s’affirmer en Europe comme un pays stable dans les domaines politique et économique. «Il faut montrer nos compétences aux membres de l’UE», affirme l’eurodéputé Oldrich Vlasak. Ainsi, le pays reste réaliste quant aux tâches de sa première présidence de l’UE. Prague compte poursuivre les réalisations de la présidence française tout en ayant conscience que son poids ne peut pas égaler celui des grandes puissances européennes[9]. Comme la Slovénie, à la tête de l’Europe au cours du premier semestre 2008, la République tchèque compte jouer un rôle d’arbitre et de médiateur plutôt que lancer de grandes politiques européennes.
Les exportateurs tchèques, eux aussi, voient dans la présidence une occasion d’améliorer «l’image de marque»[10] de leur pays. Actuellement, la perception qu’ont les pays étrangers de la République tchèque se réduit à quelques images: la bière, les voitures Skoda, le cristal de Bohême et la ville de Prague. Le gouvernement compte donc profiter de la couverture médiatique accordée par la presse européenne pour promouvoir de nouveaux produits, à commencer par le vin. C’est ainsi que les commissaires européens ont récemment effectué un voyage de dégustation en Moravie du Sud pour sélectionner le vin qui accompagnera les réunions communautaires pendant la présidence tchèque. Lucie Tvaruzkova, de Hospodarske noviny, précise qu’il s’agit d’une occasion unique de faire connaître ses compatriotes sous une autre lumière: «Les Tchèques et le vin? C’est un couple que les fonctionnaires européens, qui nous prennent pour une nation de la bière, n’arrivent pas à mettre ensemble».
Un moyen de faire connaître les régions
Les Tchèques veulent également faire connaître sur le marché européen les régions qui restent dans l’ombre de la capitale. D’après Alexandr Vondra, la présidence tchèque représente une «occasion marketing unique pour faire connaître les petites villes». En effet, de nombreux Européens ne s’aventurent pas plus loin qu’à Prague, principal pôle d’attraction pour les touristes et véritable poumon économique du pays. La capitale est d’ailleurs la seule région tchèque à ne pas pouvoir prétendre aux fonds européens de développement régional, car son niveau économique dépasse la moyenne communautaire.
Mais, malgré cette volonté d’aménagement de l’espace par la répartition des réunions ministérielles[11], les villes qui vont bénéficier de la présence des représentants européens sont celles qui jouissent déjà d’une longue tradition d’accueil: il s’agit des villes d’eau de Marianske Lazne (Bohême de l’Ouest) et Luhacovice (plus grande station thermale de Moravie), ainsi que du célèbre château néogothique Hluboka nad Vltavou (Bohême du Sud, troisième château le plus visité du pays). Brno, capitale de la Moravie qui accueille régulièrement des foires internationales, sera le théâtre des négociations des ministres de l’Agriculture. Mais la candidature d’Olomouc, deuxième ville de Moravie, ou Ostrava, ancien cœur minier de la Silésie, a été écartée, faute de capacités d’hébergement suffisantes pour les vingt-sept ministres européens et leurs équipes. Ainsi, les régions de Moravie et de Silésie devront se contenter de quelques réunions d’intérêt mineur. C’est donc Prague qui sera la principale bénéficiaire de ces réunions au sommet: elle accueillera neuf des quatorze rencontres principales.
Les régions proches de la capitale comptent toutefois également tirer leur épingle du jeu: elles proposeront des visites touristiques aux délégués européens afin que ces derniers en fassent la promotion auprès de leurs concitoyens. C’est le cas des haras de Kladruby ou des formations rocheuses du «Paradis tchèque», à l’Est de Prague.
Quel bilan tirer du projet tchèque pour sa présidence de l’UE? Les Tchèques considèrent cette période comme la consécration de leur retour à l’Europe, entamé en 1989. Les trois hommes de cette présidence la perçoivent certes différemment: Mirek Topolanek parle d’«énorme responsabilité», Alexandr Vondra d’«aventure» et Karel Schwarzenberg de «grand fardeau». Mais, en dehors des priorités politiques et économiques affichées, ils comptent tous sur l’attention accrue des médias pour sortir des vieux clichés d’un pays post-communiste sous-développé hostile à l’Europe et pour fixer dans la conscience des Européens une nouvelle identité du pays pour les décennies à venir.
La République tchèque n’est que le deuxième pays à présider l’UE parmi ceux qui ont rejoint l’Union en 2004. Si son «opération marketing» se révèle bénéfique, pourra-t-elle devenir une source d’inspiration pour d’autres nouveaux Etats membres, comme la Hongrie, qui présidera l’Union européenne au 1er semestre 2011, la Pologne (2d semestre 2011) ou la Lituanie (second semestre 2013)? La présidence de l’UE deviendra-t-elle, pour les nouveaux pays membres, le symbole de l’achèvement de la transition?
Par Zuzana LOUBET DEL BAYLE
[1] Site officiel de la présidence: http://www.eu2009.cz/fr/
[2] La Russie vient de faire connaître sa position: «La présidence tchèque de l’UE n’est bonne ni pour les anciens membres ni pour ses partenaires, Russie incluse». Aujourd’hui, les relations entre la Russie et la France ou l’Allemagne sont globalement bien meilleures qu’avec ses anciens satellites.
[3] http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/12/11/karel-schwarzenberg-le-prince-du-president_1129811_3214.html
[4] Une des réalisations majeures de V.Klaus qui illustre cette posture est la séparation de la Tchécoslovaquie en 1993.
[5] Ce n’est pas la première fois que les Tchèques «pensent l’Europe»: on peut évoquer des hommes politiques de la première moitié du XXe siècle, comme le socialiste-national Hubert Ripka, qui a proposé des projets de coopération étroite des nations d’Europe centrale. En 1983, Milan Kundera parle d’un «Occident kidnappé» et de la volonté d’un «retour à l’Europe» des petites nations d’Europe centrale…
[6] Une session sur le Traité de Lisbonne est prévue au Parlement tchèque en février prochain.
[7] http://www.youtube.com/watch?v=1pVoUE5_yXs
[8] http://www.youtube.com/watch?v=NGMYPHV-TO8
http://www.youtube.com/watch?v=3fPhrw1BKPc,
http://www.youtube.com/watch?v=1P20qLMbrmE
[9] Alexandr Vondra constate que les Tchèques souffrent d’un complexe d’infériorité par rapport aux «grands pays» de l’UE. Lors d’une conférence avec des étudiants, il leur a demandé s’ils savaient quelle était la place de la République tchèque au sein de l’UE, en termes de population. Après les premières estimations proposées, entre 15e et 20e positions, les étudiants ont été surpris d’apprendre que le pays est en 12e place seulement, soit situé dans la première moitié.
[10] Les Tchèques font référence au concept de Nation branding mis en place par l’Anglais Simon Anholt il y a douze ans. Soulignant l’importance, pour le prestige d’un pays, de son image et de sa bonne réputation, il propose tous les quatre ans un classement, Nation Brand Index. Sur cinquante pays, la première place revient actuellement à l’Allemagne et la dernière à l’Iran; la République tchèque se situe à la 31e position.
[11] http://www.eu2009.cz/fr/media-service/venue/lieux-de-reunions-tenues-en-republique-tcheque-258/
Photo vignette : http://www.eu2009.cz/images/design/eu-2009-cz.gif
Le logo de la présidence tchèque de l’UE doit symboliser l’ouverture, la variété des couleurs et le caractère ludique de l’entreprise.