La reconstruction des Balkans: un projet sans contenu ?

La contradiction entre une volonté de vision globale et la poursuite d'actions morcelées favorisant le cloisonnement entre les pays balkaniques est une des caractéristiques des attitudes internationales face à l'Europe du Sud-Est depuis juin 1991.


Dans ces conditions, les Balkans apparaissent comme un espace imaginaire, observé par les acteurs internationaux à partir d'une carte de géographie dont on ne sait pas trop où placer les limites : une fiction en somme. Une abstraction des paysages et de la vie locale. L'utopie de la reconstruction des Balkans réside dans les mots même de reconstruction des Balkans. remettre à sa place un espace indéfini.

Dès lors, la question de savoir si il faut considérer l'Europe du sud-est comme un espace homogène sans limites précises vis à vis duquel il est nécessaire d'adopter une attitude d'ensemble ou bien le diviser en sous-espaces avec lesquels il conviendra d'élaborer des stratégies particulières devient un élément primordial pour les politiques de stabilisations et de reconstruction des Balkans. La tentation est forte de diviser les pays balkaniques en plusieurs blocs. d'un côté, la Bulgarie et la Roumanie où la transition a déraillé depuis plusieurs années[1]; de l'autre la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo sous administration internationale ; puis l'Albanie et la Macédoine où se conjuguent instabilité politiques et problèmes économiques ; enfin la Slovénie et la Croatie qui n'entendent pas faire partie des Balkans. La division de la RFY en trois parties distinctes : Kosovo, Monténégro et Serbie, avec lesquelles la reconstruction évoluera selon des modalités différentes, montre également que la deuxième option, le morcellement, prime, malgré l'annonce d'une recomposition de l'espace de l'Europe du Sud-Est après la crise du Kosovo.

Les enjeux du Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est

Le projet d'un Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est date de 1993, et le terme de " stabilisation " des Balkans figurait dans les lignes directrices du processus de Royaumont[2]. Mais ce n'est qu'à travers la crise du Kosovo que le besoin d'une approche globale pour la stabilisation et la reconstruction des Balkans se fit sentir. Le Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est (ce terme paraissait plus neutre que Balkans) est devenu ainsi un projet permettant de construire une perspective d'avenir autour de trois axes : politique, économique et militaire.

Depuis une décennie de conflits dans l'espace ex-yougoslave, la question nationale avait été mise en avant en sous-estimant les réalités économiques et politiques locales. C'est pourquoi la nécessité d'une approche globale pour la stabilisation des Balkans, qui tient compte des spécificités de chacun des pays de cette région de l'Europe, s'est dégagée dès la signature des accords de Dayton à Paris en 1995. Le besoin de renverser les processus de désintégration en recompositions régionales pour marquer la fin d'une période de morcellement n'est apparu qu'avec la crise du Kosovo en 1999.

Proposé en avril 1999 par la présidence allemande de l'UE à ses partenaires européens, le projet d'un Pacte pour l'Europe du Sud-Est fut analysé lors d'une réunion d'experts le 27 mai 1999, et présenté dans le cadre de la Conférence de Cologne le 10 juin 1999, puis de Sarajevo, le 30 juillet 1999. Le Pacte a pour raison d'être principale la mise en place d'un cadre de concertations entre de nombreux acteurs déjà engagés dans les Balkans (la Banque Mondiale, le FMI, l'UE, l'OSCE, la BERD, l'OTAN, une cinquantaine de pays donateurs pour la reconstruction, les pays de la région et des centaines d'ONG), mais il constitue un ensemble qui comporte plusieurs contradictions.

Au cœur de celles-ci, on trouve l'impossibilité de mettre en œuvre un plan de reconstruction des Balkans sans la Serbie, qui est pourtant géographiquement au centre de l'espace que l'on souhaiterait voir sortir du marasme économique. Ceci entraîne un retard dans la mise en place des programmes, et la reconstruction annoncée des Balkans se trouve limitée uniquement au Kosovo et à la Bosnie-Herzégovine avec quelques projets d'aide au développement économique local en Macédoine et en Albanie. De plus, l'approche morcelée de l'espace balkanique persiste malgré l'annonce d'une homogénéisation des Balkans. Au delà de la définition de l'espace à reconstruire, les questions de fonds concernant les conséquences sociales et économiques de la transition et de l'après-guerre sont encore insuffisamment étudiées. Pourtant les populations des pays balkaniques attendent de l'UE des propositions concrètes pour sortir de l'impasse de la paupérisation, de la survie par des revenus informels, de l'arrêt des flux migratoires, la liberté de circulation dans la région et des perspectives d'avenir. Or, le Pacte de stabilité reste encore sans réponses à tous ces problèmes.

Le Pacte de stabilité balkanique, s'il avait été annoncé plus tôt, lors des accords de Dayton en 1995, ou bien à la veille de la désintégration de l'ex-Yougoslavie en 1990, aurait-il permis d'éviter les tragédies des conflits ? Cette question reste ouverte. Inversement, l'Union européenne est-elle prête à assumer une telle initiative et son éventuel échec ? Ainsi, il convient de constater que le Pacte de stabilité n'est à l'heure actuelle rien d'autre qu'une coordination d'initiatives déjà existantes et sans contenu clair.

Lors de la conférence interparlementaire sur la stabilisation et la reconstruction des Balkans à l'assemblée nationale, le 24 novembre 1999, le coordinateur du Pacte de stabilité, M. Bodo Hombach déclarait que son rôle était proche de celui d'un chef d'orchestre. L'observation des différentes composantes du Pacte dans sa forme actuelle permet d'y déceler une superposition d'initiatives et d'acteurs. Ainsi, après la fin des opérations militaires, le processus de Royaumont est devenu l'élément central de la table politique du Pacte de stabilité. Initialement, il s'agissait de soutenir des projets pour favoriser les rapports de bon voisinage et la démocratisation par des aides accordées aux ONG et aux médias. Des mesures similaires avaient déjà été adoptées au sein du programme PHARE, mais l'intérêt principal du processus de Royaumont a été de mettre en avant l'idée d'une " approche régionale globale "[3], en rassemblant les Etats membres de l'UE, l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, la Hongrie, l'ARY de Macédoine, la Roumanie, la Slovénie, la Turquie, la RFY, les Etats-Unis et la Fédération de Russie. Le Conseil de l'Europe, l'OSCE et plusieurs ONG y participent.

Dans la table politique du Pacte, on trouve également les Conférences balkaniques qui sont plus anciennes que le processus de Royaumont puisqu'elles tenaient une place importante dans le cadre des politiques étrangères des pays de la région[4]. Cependant, il s'est avéré qu'elles ne peuvent pas avoir d'effets sur le terrain sans une assise plus large et une coordination d'ensemble des organisations internationales.

Les limites des projets de reconstructions économique des Balkans

Peu après la mise en place du processus de Royaumont, une initiative américaine, la SECI[5], a inauguré une première approche économique transversale face aux Balkans. Dans le Pacte de stabilité, la SECI occupe une place importante dans la table économique. Le retard et l'incapacité de développer des projets communs européens, contraste ici avec la rapidité des propositions américaines. La SECI s'inscrit dans une optique de développement par la coopération économique régionale en favorisant une douzaine de projets sectoriels. Chacun est placé sous la responsabilité d'un pays d'accueil participant à l'initiative. L'ensemble de ces projets repose donc sur la recherche d'une dynamique de développement interne favorisée par des rapports d'échanges sectoriels. Cette approche fut déjà suivie à une plus petite échelle dans le cadre de la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine par la mise en place de projets intégrateurs sectoriels entre les entités, sans succès[6].

Par ailleurs, l'orientation unidimensionnelle de la SECI, axée sur le développement des investissements financiers privés, sans accompagnement par des mesures politiques, risque de ne pas être un garant de la stabilité régionale. Enfin, même en supposant que la SECI puisse favoriser une plus grande intégration économique régionale, on peut s'interroger sur les objectifs américains qui se trouvent derrière une telle entreprise. Ceux-ci semblent être davantage d'ordre géostratégique, même si la volonté de favoriser les initiatives économiques privées est mise en avant.

Une concurrence dans la table économique du Pacte de stabilité pourrait apparaître entre la SECI et le programme OBNOVA, mis en place par l'Union européenne en 1997 pour la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine[7]et permettant actuellement la reconstruction du Kosovo. On décèle dans OBNOVA les prémisses d'une vision plus large des Balkans puisque ce programme s'étend à plusieurs pays et intègre également la notion de coopération régionale.

Dans ce jeu déjà complexe, d'autres acteurs sont destinés à jouer des rôles plus ou moins importants, notamment un grand nombre d'initiatives nationales ou régionales (Initiative Centre européenne - C.E.I, Coopération économique de la Mer Noire - B.S.E.C., etc.), mais la coexistence de plusieurs structures administratives risque de créer des confusions dans la mise en place des instruments de la reconstruction et de la coopération économique régionale en affectant leur efficacité. Malgré certaines timides avancées concernant notamment le problème des infrastructures, la première réunion de la table économique tenue à Bari le 9 octobre 1999 ne semble pas avoir levé toutes les ambiguïtés quant aux rôles respectifs de chaque partenaire.

Les limites des approches transversales et globales mises en avant dans le Pacte de stabilité sont déjà visibles. Ainsi, dans le nouveau contexte créé par la guerre contre la RFY, on peut constater la superposition de perceptions et d'objectifs divergents concernant les Balkans, reflétant des contradictions entre alliés atlantiques sur les questions du partage du coût de la reconstruction et du périmètre des pays. Les relations au sein de l'Union européenne ne contribuent pas non plus à la formalisation de plans d'action cohérents. En effet, l'approche globale de l'UE consiste à ne pas fermer les perspectives d'une adhésion des pays balkaniques. Celle-ci devant intervenir dans un temps indéfini étant donné les difficultés économiques et politiques des pays concernés.

En s'inspirant de ses rapports avec les pays d'Europe centrale au début des années 1990, l'Union européenne estime que la mise en place d'accords de stabilisation et d'association (ASA) permettrait de créer un cadre de concertation suffisant avec les pays balkaniques post-socialistes. Pour ceux-ci, les ASA sont vécus comme une porte ouverte pour une futur adhésion à l'UE. Les pays appartenant au groupe des "non associés" n'ont pas encore signé ces accords. L'orientation actuelle consiste donc en une relative accélération des procédures d'adhésion avec les pays de l'Europe du Sud-Est associés et un ralentissement ou un blocage avec les pays considérés comme étant les plus problématiques et principalement avec la Serbie.

L'idée de "table rase" dans les Balkans

Depuis la crise du Kosovo, plusieurs projets de développements pour les Balkans sont apparus. Parmi ceux-ci, les travaux du CEPS (Center for European Policy Studies) ont mis en avant l'idée de "table rase". Il s'agit pour ce think tank bruxellois de défendre les thèses néo libérales de la transition, comme ce fut le cas en 1990 avec l'idée de "Big bang" ou de création destructrice de la thérapie de choc. Dans les Balkans, l'idée de "table rase" permet d'éviter les problèmes de restructuration des grandes entreprises avec la création ex-nihilo de petites entreprises, garants d'efficacité économique. De façon générale, le développement des petites unités "entrepreneuriales", sans grandes entreprises qui structurent le jeu économique, ne correspond à aucune expérience réelle dans les sociétés modernes.

L'idée de "table rase" ne se pose pas la question de la détérioration explosive des problèmes sociaux (paupérisation, chômage…) totalement délaissés dans le cadre des approches néo-libérales appliquées par les élites locales, favorise la criminalisation de l'économie et permet le maintien au pouvoir des partis nationalistes fortement liés à l'économie parallèle et utilisant leurs revenus dans une optique clientéliste[8]. Cette voie[9] pourrait déboucher sur la création d'un vaste espace sous perfusion internationale profitant aux mafias locales. Le processus de reconstruction de la Bosnie-Herzégovine en est la meilleure illustration.

La Banque mondiale et l'Union européenne ont assez tardivement pris en compte la réalité économique des pays balkaniques. Les économies de l'Europe du Sud-Est seraient des économies en retard de transition auxquelles il est nécessaire d'appliquer une thérapie de rattrapage rapide. Le concept de "retard de transition" recouvre des notions distinctes. Le retard dans la privatisation et la restructuration est souvent mis en avant. Mais d'autres retards subsistent également à propos de la difficulté à enclencher un processus de croissance ou encore de réformer les systèmes bancaires. L'idée de "table rase" permet donc de contourner ces questions au lieu de trouver des solutions en rapport avec l'héritage socio-économique et historique de la région.

L'économie familiale: un frein contre l'explosion sociale

Le renforcement de l'économie familiale dans l'ensemble des pays balkaniques est apparu suite à la diminution, voire la disparition des flux formels de l'épargne. L'économie familiale se traduit par une évasion fiscale puisqu'une part de l'activité se concentre autour de l'économie informelle. L'économie familiale, particulièrement répandue en milieu rural, offre une forte résistance aux tentatives de prédation. La campagne a ainsi servi de refuge économique. Même si l'économie familiale représente un frein contre l'explosion sociale, elle a également ses faiblesses: faiblesse des capacités de réinvestissement au delà des intérêts familiaux, faiblesse de la productivité, absence de contrôle, absence d'impact sur la précarité de masse.

Ce phénomène de précarité affecte désormais le plus la RFY qui se trouve dans une impasse économique depuis les bombardements et les sanctions internationales (le salaire moyen est de l'ordre de 250 frs par mois). Pour les retraités, la précarité provient de la modicité des retraites par rapport aux évolutions inflationnistes et les retards de paiements. Les jeunes n'ont pratiquement aucune chance de s'insérer dans le marché formel de l'emploi et n'en ont souvent par envie, étant donné les conditions de travail et le faible niveau des revenus. Les flux migratoires, dans ces conditions, n'ont pas cessé depuis dix ans. Ainsi, on a pu enregistrer le départ de quelque 400 000 jeunes de RFY, 600 000 de Bosnie-Herzégovine, 80 000 de Macédoine, etc. Au total, sur l'ensemble des réfugiés, on peut compter plus de deux millions de jeunes étant partis de l'espace ex-yougoslave ces dernières années, sans aucun espoir de retour. La progression rapide de la pauvreté est également due aux programmes macroéconomiques de stabilisation imposés par le FMI aux pays balkaniques.

Ceux-ci reposent sur des politiques monétaires restrictives, et empêchent toute augmentation de la masse monétaire au risque d'un retour de l'hyperinflation. La baisse de la production et de la productivité, l'augmentation du chômage accompagnent ces programmes. Ainsi, le salaire réel ne représente plus qu'une part assez faible des revenus des ménages et le pouvoir d'achat se dégrade plus rapidement que la contraction de l'économie suite aux programmes de stabilisation. En dépit de ces évolutions, l'indice de développement humain (IDH) n'a pas régressé massivement. Ceci démontre que les restes de l'ancien système de protection sociale et la solidarité n'ont pas encore failli.

 

 

 

Par Nebojsa VUKADINOVIC

Vignette : Belgrade (photo libre de droits, pas d'attribution requise)

 

 

[1] Voir à ce sujet, sous la direction de Jean-Pierre Pagé, Le tableau de bord des pays d'Europe centrale et orientale, Les études du CERI, 1997, 1998, 1999 ainsi que le Courrier des pays de l'Est, 1997, 1998, 1999.
[2] Initiative destinée à soutenir la démocratisation dans les pays issus de l'ex-Yougoslavie et dérivée de la signature des accords de Dayton à Paris en décembre 1995.
[3] Voir le texte de la Conférence de presse à l'issue de la réunion du groupe de contact international et du groupe de contact de l'OCI- Conférence de Paris sur la Bosnie-Herzégovine (Royaumont, 13 décembre 1995), DPIC, 1995, page 5.
[4] L'ancienne fédération yougoslave de Tito y voyait notamment un moyen pour affirmer sa politique de non-alignement. Depuis 1993, la Bulgarie s'est considérablement engagée en faveur des Conférences Balkaniques pour affirmer sa volonté de soutenir les rapports de bons voisinages dans un environnement particulièrement instable.
[5] La SECI (South East Cooperative Initiative) est présidée par E. Busek, ex vice-chancelier de l'Autriche. Les pays participants à cette initiative sont les suivants : Albanie, Bosnie-Herzégovie, Bulgarie, Croatie, Grèce, Hongrie, ARY de Macédoine, Moldavie, Roumanie, Slovénie et Turquie. Les Etats-Unis, l'Italie, la Suisse, l'Autriche et l'Allemagne sont des pays qui supportent financièrement la SECI.
[6] N. Vukadinovic, " La reconstruction de la Bosnie-Herzégovine : aide internationale et acteurs locaux ", Les études du CERI, décembre 1996.
[7] Initialement, le programme PHARE était en grande partie chargé de la reconstruction, même si sa mission première était de fournir une assistance technique aux pays d'Europe centrale en transition.
[8] Au Kosovo, entre autres, l'impossibilité de payer les fonctionnaires civiles ouvre désormais la porte à la corruption et au développement des relations clientelistes de la part des forces politiques disposant d'un trésor de guerre et notamment l'ex-UCK et la Ligue démocratique d'Ibrahim Rougova (Les Echos 13/10/99).
[9] D. Gros (1999, p. 8) va jusqu'à proposer l'indemnisation par l'UE des salariés qui se trouvent au chômage en raison de la destruction de leurs usines en RFY, mais ne pas financer la reconstruction de ces dernières !

 

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