Beaucoup a changé au cours des vingt dernières années. Bien sûr, les Juifs ne reviennent pas pour s’installer, mais en retrouvant et en préservant la mémoire de leur famille et de leur communauté d’origine disparues, ils aident à rétablir et compléter l’histoire du Bélarus, un pays traditionnellement multinational**.
De la reconnaissance des victimes juives
En 1991, Jack Kagan fut l’un des tout premiers Juifs à réapparaître à Novogrudok, ville de 32 000 habitants, située dans la région de Grodno, dans le Bélarus occidental, et qui comptait encore quelques Juifs. Ces survivants le conduisirent aux sites des massacres de masse où avaient été érigés des obélisques soviétiques surmontés de l’étoile rouge et gravés de l’inscription : « …civils soviétiques tués par les envahisseurs fascistes… ». Il en était alors ainsi dans tout le pays. Après la visite de Kagan, les choses évoluèrent quelque peu.
Les membres de la famille de J. Kagan étaient enfouis dans trois des quatre grands charniers de Novogrudok, parmi les 29 000 autres dépouilles des victimes assassinées. Constatant que nulle part n’était mentionné spécifiquement le fait qu’il s’agissait surtout de victimes juives –avant 1939, à Novogrudok et ses environs, la moitié de la population urbaine était juive– et que toute trace de vie juive était systématiquement oblitérée, J. Kagan demanda aux responsables du Musée d’histoire locale s’il était possible de remplacer les monuments existants. Sa requête fut accueillie positivement par le maire de l’époque, Georgi Bako, Jack Kagan assumant tous les frais. Deux ans plus tard, une délégation fournie d’anciens « novogrudkers » accourut du monde entier pour inaugurer les deux nouvelles stèles remplaçant les anciennes : à Litovka (1942 et 1943) et à la sortie de Novogrudok (1943), près d’un ancien camp de travail.
Un an fut nécessaire pour régler le double « problème » de la troisième stèle, sur le site forestier de Skridlievo, où les nazis et leurs collaborateurs locaux avaient assassiné 5 100 Juifs lors du premier massacre de masse (1941), mais également 13 000 chrétiens (1941-1944) : fallait-il mentionner les « collaborateurs » (locaux) des occupants nazis et un monument juif était-il approprié ? Les autorités acceptèrent la proposition de J. Kagan, à savoir un monument intitulé « Mémorial de l’Holocauste » et ne désignant qu’à moitié les coupables. De fait, il n’était pas facile de reconnaître une part de responsabilité à la population chrétienne de Novogrudok et de ses environs –dont les bons rapports avec « ses » Juifs étaient connus et « où l’antisémitisme était plus faible qu’en Pologne centrale et Galicie »[1]. Il faut porter au crédit des autorités municipales d’avoir franchi ce pas délicat sous leur propre responsabilité. Ce qui, ultérieurement, a ouvert la voie à des années de coopération et à des relations amicales entre Novogrudok et le comité des originaires de cette ville en Israël. Désormais, les trois stèles funéraires érigées grâce à Jack Kagan portent la précision : « aux Juifs de Novogrudok assassinés par les fascistes et leurs collaborateurs ».
Des initiatives similaires ont eu lieu en maints endroits du Bélarus. Ainsi en 1996, le monument de la ville voisine de Mir a été « rénové » avec l’agrément des autorités de la ville et inauguré en présence d’Osvald Rufeisen –devenu en Terre Sainte le célèbre « Père Daniel »–, un Juif qui aida 200 de ses congénères à s’enfuir du ghetto de Mir…
Il est des cas où les communautés juives disparues sont commémorées par des stèles. Ainsi à Lubcha, bourg riverain du fleuve Niemen jadis très actif, dans le district de Novogrudok, un monument a été érigé sur l’initiative d’Eva Bolchover, citoyenne britannique dont les grands-parents avaient émigré avant-guerre. Après avoir parcouru Lubcha –où aucun Juif n’est resté– et avoir constaté que le cimetière d’une communauté florissante vieille d’au moins 400 ans avait presque entièrement disparu, E. Bolchover décida de faire ériger une stèle mémorielle en son honneur. En 1999 eut lieu son inauguration, en présence, là encore, de Juifs originaires de Lubcha et de leurs descendants, venus des quatre coins du monde. À distance, les autorités locales et les habitants de Lubcha assistèrent à la cérémonie et, à cette occasion, certaines vieilles personnes qui avaient côtoyé les Juifs de Lubcha les évoquèrent avec émotion... La stèle se trouve à l’entrée du village, sur l’accès routier principal; son entretien est assuré par le soviet municipal, qui préserve de cette façon la mémoire de « son » shtetl.
Deux organisations nationales sont fondées à établir des monuments à la mémoire juive: l’Association religieuse juive en République du Bélarus et le Centre des communautés juives. Jusqu’à présent, cette commémoration est initiée et financée par les descendants, à l’étranger, des dites communautés et, le plus souvent, l’initiative reste privée.
Une imposante stèle mémorielle que l’on aperçoit de loin a été dressée dans le village de Slobodka (district de Braslav, Région de Vitebsk), en souvenir des 400 familles juives qui y vivaient avant-guerre et dont aucune ne survécut. Un autre monument est en passe d’être érigé dans le village de Kozyani (district de Dubrovno, Région de Vitebsk), afin d’y honorer le forgeron juif Naftali et sa famille, ainsi que d’autres Juifs du village. En cherchant trace de Naftali à la demande de son petit-fils, Bella Velikovskaya, directrice de l’Association religieuse juive, demanda à l’ancien du village s’il se rappelait d’un maréchal-ferrant... Le nom de Naftali jaillit aussitôt ! Le souvenir de voisins juifs appréciés est encore vif et ne demande qu’à s’exprimer.
Parfois, des problèmes surviennent, même quand l’intention est bonne au départ. Ainsi, la tombe d’un Juif inconnu fut-elle découverte dans un potager à Dvorets. Sur ordre des autorités locales, les restes furent ré-enterrés au cimetière juif de Dyatlovo. Cette intention louable de préserver des os humains –acceptable dans la tradition chrétienne, mais constituant un viol de la tradition mosaïque– fut critiquée par les Juifs. Les nouvelles générations du Bélarus, nées après-guerre, ignorent de telles coutumes, ce qui a causé dans de nombreux villages et bourgs la destruction totale des cimetières juifs –et pas seulement juifs.
De la redécouverte du passé
Aujourd’hui, des groupes plus ou moins importants de Juifs viennent sur la terre d’origine de leurs parents et grands-parents. Depuis 1991, Jack Kagan a organisé des visites annuelles à Novogrudok: d’abord en groupe, puis en famille. Le vaste cimetière juif –ou plutôt ce qu’il en reste– est devenu un site protégé, que les élèves locaux des classes primaires et secondaires entretiennent. Peu à peu, des récits oraux ou écrits ont été collectés auprès des visiteurs – anciens habitants juifs et leurs descendants – par le Musée d’Histoire locale de Novogrudok, lequel a pu ainsi reconstruire l’activité culturelle et économique de cette ville avant que la guerre n’en change totalement la donne...
Le récit autobiographique à deux voix écrit par Jack Kagan et Dov Cohen, Surviving the Holocaust with the Russian Jewish Partisans[2], a été une révélation pour ceux nés après-guerre, en même temps qu’un rappel du passé pour ceux qui ont vécu la guerre. C’est ainsi que l’histoire glorieuse des partisans –maquisards– juifs dirigés par Tuvia Bielski et ses frères, eux-mêmes Juifs, a été redécouverte; de même que la construction d’un long tunnel par les derniers survivants du ghetto, rassemblés dans l’enceinte du Palais de Justice de Novogrudok devenu camp de travail forcé, tunnel qui permettra aux 250 Juifs de s’enfuir, dont 152 survivront en rejoignant le « maquis Bielski ». En 2007, un Musée de la Résistance juive a été inauguré sur le site même, en présence des autorités et d’une foule d’habitants de Novogrudok, jeunes et vieux, ainsi que d’un groupe de juifs étrangers originaires de cette ville.
Il est de plus en plus reconnu que les Juifs n’ont pas été «à l’abattoir» comme des moutons. Nombre d’entre eux ont participé au grand mouvement de résistance armée anti-nazie aux côtés des partisans biélorussiens et plus généralement soviétiques. Les Juifs de Biélorussie ont eu également leurs héros dans la « grande guerre patriotique », mais il s’agit d’un héroïsme spécifique. À Novogrudok, deux organisations scolaires de jeunesse s’appellent «Jack Kagan» et « Tuvia Bielski », en hommage à ces modèles juifs de courage et de lutte pour la vie. En 2010, Jack Kagan a été fait Citoyen honoraire de Novogrudok pour avoir contribué à préserver localement la mémoire de la Shoah et avoir promu sa ville natale dans le monde entier.
Au fur et à mesure des connaissances, l’intérêt pour le passé juif du Bélarus s’amplifie. Régulièrement depuis 2003, des séminaires éducatifs et des conférences pour les enseignants venus de tout le pays ont lieu à Novogrudok. Au début, cela était le fait du Musée d’histoire et d’études régionales, appuyé par le Centre culturel juif de Londres (LJCC) ; le thème majeur en était la Shoah. Aujourd’hui, des musées locaux s’efforcent de présenter le génocide des Juifs dans leurs expositions. Toutefois, pour vraiment comprendre ce qui a été perdu, il faut avoir connaissance de la réalité du passé, c’est-à-dire de l’importance et de la qualité d’une présence juive massive, enracinée au Bélarus depuis des siècles… C’est dans cette perspective – et c’est une première – que le Musée de Novogrudok a organisé en 2011 un colloque sur l’histoire et la culture juives comme éléments de l’histoire et de la culture du Bélarus. La session, qui s’adressait notamment au personnel des musées, a été, de l’avis général, fort intéressante et utile. Des conférenciers venus d’Angleterre (Jerry Gotel du LJCC), d’Israël (Michaël Kagan, fils de Jack Kagan), de Pologne (Albert Stankowski, du Musée des Juifs polonais) et des universités nationales de Minsk et de Grodno ont fait goûter aux participants la saveur du shtetl, leur ont expliqué le chabbat yiddish, les fêtes et les valeurs juives, leur ont rappelé les contacts et les comportements quotidiens entre voisins juifs et chrétiens, autant de rappels qui aident à éclairer l’héritage coloré et riche du Bélarus.
En 1798, Adam Mickiewicz, le grand poète né près de Novogrudok, a écrit : « Ce n’est pas un hasard si les Juifs ont vécu parmi nous durant des siècles ». Mickiewicz avait une compréhension spéciale du rôle passé des juifs dans le monde chrétien et de leur rôle futur pour rétablir sa patrie et en faire le pays de « tous ses citoyens, Juifs inclus ». En revenant sur son passé juif, le Bélarus a encore une chance de comprendre ce qu’il n’a pas su apprendre quand les Juifs vivaient encore en son sein.
Notes :
[1] Témoignage de Daniel Ostashinski, déposé à Yad Vashem sous le n° 03/6841.
[2] Publication L’Harmattan, Paris, 2002.
Traduction de l’anglais par : Monique Chajmowiez.
* Tamara VERSHITSKAYA est conservateure du Musée d’histoire et des connaissance locales, responsable du Musée de la Résistance juive à Novogrudok (Bélarus) ; interprète et guide de Jack Kagan depuis 1993. Elle accompagne les groupes et les familles de « visiteurs » sur tous les lieux historiques de la présence juive et de sa disparition brutale dans la région de Novogrudek où elle réside.
** Le terme Biélorussie sera employé pour les périodes tsariste et soviétique et le terme Bélarus, emprunté à la langue biéolorusse, pour la période post-soviétique. Le terme multinational fait référence au système soviétique des nationalités.
Vignette : Une rescapée près de la stèle commémorant la communauté juive multiséculaire de Lubcha/Lubcz-sur-Niemen anéantie entre 1941 et 1944 (© Tamara Vershitskaya, 2007).
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #58: «Le renouveau du monde juif en Europe centrale et orientale»
Présents pendant plusieurs centaines d’années en Europe centrale et orientale, les Juifs ont fait l’objet de persécutions (pogroms, Shoah…), avant d’être comme « évincés » de l’espace public durant la période communiste.…