L’œil du géopoliticien: Questions à Pierre Verluise

La disparition du Rideau de fer, en 1989, et l’ouverture des frontières sur le continent européen ont suscité un immense espoir concernant la libre circulation des personnes et le potentiel de développement de la coopération à l’échelle de la Grande Europe.


Pierre VerluiseRegard sur l’Est a demandé à Pierre Verluise, directeur du site http://www.diploweb.com/ et auteur de l’ouvrage, à paraître en janvier 2013, Géopolitique des frontières européennes. Élargir, jusqu’où ? (avec 20 cartes en couleurs), Paris, éd. Argos, diffusion PUF, de porter un regard rétrospectif sur ces bouleversements géopolitiques et d’évoquer leur impact sur les frontières du continent.

Quel bilan faites-vous de ces vingt dernières années quant à l’évolution des frontières intérieures et extérieures de l’Union européenne ? Les attentes des populations ont-elles été satisfaites ?

Si nous considérons les vingt dernières années, cela nous renvoie à 1992. Il faut d’abord observer que l’élargissement de 1995 est le premier élargissement post-guerre froide de l’Union européenne. Ce qui n’a pas été compris ainsi à l’époque. En effet, l’Union soviétique, disparue le 8 décembre 1991, n’aurait très probablement pas accepté l’adhésion à l’UE de la Finlande, voire de l’Autriche, si tôt. Les deuxième et troisième élargissements post-guerre froide (2004 et 2007) intègrent douze nouveaux pays dont dix pays d’Europe balte, centrale et orientale. J’attire l’attention sur les trois pays baltes –Estonie, Lettonie et Lituanie– qui ont été –contraints et forcés- des Républiques socialistes soviétiques. Outre l’expérience historique que cela induit, cela veut dire qu’il y a des parties de l’ex-Union soviétique dans l’UE… et l’OTAN. Il s’agit d’une révolution stratégique majeure. À vrai dire, ce sont les élargissements de l’OTAN (1999, 2004, 2009) qui ont contribué à déterminer le périmètre et accélérer le tempo de ceux de l’UE. Cette quasi-règle s’applique pour la Croatie, déjà membre de l’OTAN depuis 2009, annoncée dans l’UE pour le 1er juillet 2013. À cette date, l’UE aura donc intégré depuis la fin de la guerre froide 3 + 10 + 2 + 1 = 16 pays. Le nombre de membres sera passé de 12 à 28, soit plus qu’un doublement. Alors, oui, les frontières extérieures de l’UE ont déjà considérablement changé. Ces élargissements ont augmenté de plus de 100 millions d’habitants la population de l’UE. Dans un sens, il s’agit d’une œuvre majeure de politique étrangère puisque cela revient à faire accepter, au moins formellement, les normes des anciens membres par de nouveaux pays et à construire avec eux des relations pacifiques et commerciales.

Les attentes des populations ont-elles, pour autant, été satisfaites ? Rien ne prouve que les populations des anciens États membres «brûlaient» d’envie d’intégrer de nouveaux pays. C’est peut-être pourquoi on a évité de demander leur avis. Ce qui a accentué le déficit démocratique de la construction européenne. Il aurait pourtant été possible d’essayer de justifier la décision politique d’intégrer des pays plus pauvres que la moyenne et vieillissants. Résultat, en mai 2005, les Français refusent le projet de traité constitutionnel. Ils répondent notamment à la question qu’on ne leur a pas posée : « Voulez-vous élargir l’UE ? » Ce faisant, ils mettent l’UE en « coma institutionnel » durant deux ans. Les populations des nouveaux États membres sont aussi diverses que celles des anciens. Pour autant, beaucoup considéraient cette adhésion comme un droit, voire comme un dû. Si les Polonais sont devenus aujourd’hui très contents de leur intégration, les Hongrois considèrent celle-ci comme une charge. Et V. Orban[1] s’autorise à comparer l’Union européenne à l’Union soviétique, ce qui me paraît insultant pour les victimes de l’URSS. À ma connaissance, la Commission européenne ne déporte pas de population et ne met pas en œuvre de génocide. Chacun a le droit de garder son sens critique à l’égard de la construction européenne mais il semble utile de conserver le sens des réalités.

Comment l’Europe élargie à 27 pense-t-elle désormais ses frontières ? Quelles visions a-t-elle de ses frontières extérieures, notamment ?

Difficile d’affirmer que l’UE pense ses frontières… puisqu’elle s’interdit de définir une limite à son expansion. Ce qui semble à la fois habile –parce que cela permet de garder la porte ouverte et de ne pas insulter l’avenir– et inquiétant pour une partie des opinions publiques. À l’image d’un boomerang, cette préoccupation alimente une prise de distance croissante, voire une méfiance, à l’égard de l’Union européenne.

Pour autant, l’état des négociations dessine une forme de géographie des frontières possibles de l’UE de demain. Outre la Croatie, cinq candidats officiels se présentent à sa porte. Il s’agit, par ordre alphabétique, de l’ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM), de l’Islande, du Monténégro, de la Serbie et de la Turquie. Il faut y ajouter trois « candidats potentiels » des Balkans occidentaux : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. La Commission européenne plaide pour que l’Albanie passe au statut de candidat officiel.

Sans compter la Croatie, ce ne sont pas moins de huit pays –très différents– qui s’inscrivent explicitement dans une perspective d’intégration européenne. Ce qui porterait l’UE-28 à… l’UE-36. Si personne ne peut affirmer que tous les candidats officiels et potentiels iront au terme de leur adhésion, il semble probable que les frontières orientales de l’UE évoluent encore. Ajoutons que d’autres pays sont déjà plus ou moins officieusement « candidats à la candidature » à l’UE, dont la Moldavie et la Géorgie.

De quelle manière l’Union européenne conçoit-elle ses relations avec son pourtour proche et lointain dans le cadre de la Politique Européenne de Voisinage (PEV) ? Le Partenariat Oriental, adopté en 2009 à l’initiative de la Pologne et de la Suède, constitue-t-il une avancée importante ?

Ce Partenariat oriental concerne six pays: Arménie, Azerbaïdjan, Bélarus, Géorgie, Moldavie et Ukraine. Il est né d’une initiative conjointe de la Pologne et de la Suède, dont l’objet consistait à développer une politique plus cohérente et ciblée à l’Est. Le rôle de la Pologne est essentiel dans ce processus. Varsovie peut se prévaloir d’une présence régionale ancienne, puisque l’empire polono-lituanien couvrait les deux tiers occidentaux de l’Ukraine actuelle au XVIe siècle. Sa volonté de jouer un rôle en Europe orientale n’est donc pas nouvelle. Outre l’histoire, la Pologne a pu compter un certain nombre de centres de réflexion qui nourrissent déjà depuis plusieurs années les débats européens sur la dimension orientale de l’UE. Les intérêts de la société civile et des acteurs économiques complètent ce tableau. Toutefois, présenter le Partenariat oriental comme une volonté polonaise avec des habits européens serait une exagération. Disons qu’il existe une préférence polonaise forte pour un approfondissement des relations avec les voisins orientaux, liée à un emplacement géopolitique, une tradition politique, une perception de la sécurité et des intérêts économiques. Ce qui illustre combien les élargissements successifs modifient la géopolitique de l’Union européenne. Élargir n’est jamais un jeu à somme nulle. Le parti au pouvoir en Pologne considère que les six pays du Partenariat oriental ont vocation à adhérer à l’UE. Comme me l’a confié une députée polonaise, « cette perspective ne suscite pas d’émotion négative à Varsovie ». Ce qui conduirait l’UE à dépasser allègrement les 40 pays membres… Je ne suis pas certain que l’enthousiasme soit partagé à Paris. Il est encore un peu tôt pour faire le bilan du partenariat oriental mais il témoigne de l’existence de deux préoccupations géopolitiques majeures dans l’UE, l’une vers l’Est, l’autre vers le Sud. Dans l’ouvrage Géopolitique des frontières européennes. Élargir jusqu’où ?[2], je présente les enjeux de l’Union pour la Méditerranée.

La Russie n’ayant pas vocation à adhérer à l’Union européenne, quelle vision stratégique cette dernière peut-elle développer à son égard ?

Il y a d’innombrables différences entre la Russie d’aujourd’hui et l’URSS d’hier mais il y a un point commun : sa stratégie reste de s’ancrer le plus possible à l’Europe de l’Ouest. M.Gorbatchev l’a tenté via le développement conjoint d’une fuite des capitaux et du triplement de sa dette extérieure, caché par le rideau de fumée de la glasnost mais cela n’a pas empêché l’ouverture du Rideau de fer et l’implosion de l’URSS[3].

V.Poutine cherche à se remettre en position de force par rapport à l’UE élargie via l’énergie, comme Céline Bayou l’a brillamment démontré. Et cela fonctionne, puisque l’UE subventionne d’une certaine manière la Russie de Poutine en acceptant de payer son gaz environ 20 % plus cher que le prix mondial, à cause de contrats signés dans des conditions étranges.

Que la Russie veuille s’ancrer à l’UE pour mieux en soutirer des ressources financières, il faut être aveugle pour ne pas le voir mais cela ne signifie pas nécessairement qu’elle souhaite entrer dans l’UE. Étant incapable d’appliquer ses propres règles, on la voit mal appliquer les normes des « étrangers ». La Russie a refusé la Politique Européenne de Voisinage et n’a pas été invitée dans le Partenariat oriental. Elle aimerait dicter les règles de ses relations avec l’UE. Les Européens sont pour le moins incohérents face à Moscou qui en joue avec un plaisir à peine caché et une compétence remarquable. La façon dont la Russie a coupé les ailes du projet européen de gazoduc Nabucco devrait être enseignée. Le gazoduc Nord Stream, le retour en Ukraine d’un exécutif conciliant avec le Kremlin et le projet South Stream… ont condamné Nabucco à rester dans les cartons. Le jeu russe dans les Balkans occidentaux, notamment en Serbie, mérite un coup de chapeau. L’UE a cependant commencé à mettre en œuvre une réglementation pour éviter de se lier complètement les mains avec Gazprom et la Pologne entend développer le gaz de schiste.

À l’égard de la Russie, l’UE devrait devenir plus cohérente et plus conséquente. On ne peut pas à la fois faire de la Russie notre premier fournisseur d’hydrocarbures, accepter de payer le prix du gaz plus cher que de raison, remplir les caisses du Kremlin, se présenter divisés face aux Russes et faire entrer des pays qui manifestement roulent pour le Kremlin.

Notes :
[1] Pierre Verluise, « UE-Hongrie V.Orban: vers la rupture ? », Diploweb, 2 décembre 2012, http://www.diploweb.com/UE-Hongrie-V-Orban-vers-la-rupture.html
[2] Pierre Verluise, Géopolitique des frontières européennes. Élargir, jusqu’où ?, Paris, éd. Argos, diffusion PUF, 2013.
[3] Pierre Verluise, 20 ans après la chute du Mur. L’Europe recomposée, Paris, Choiseul, 2009.


Pierre Verluise, Géopolitique des frontières européennes. Élargir, jusqu’où ?, Paris, éd. Argos, 2013.

Par Daniela HEIMERL et Anaïs MARIN

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