L’Oural, berceau des Finno-Ougriens ?

Discipline peu connue, mais en constante évolution, la finno-ougristique s'est en partie inspirée des travaux eurasistes dans sa conception de l'Oural. Les archéologues et les ethnologues évoquent l'Oural comme un espace géographique ouvert, lieu de migrations multiples où se sont croisés à l'origine une variété de peuples hétérogènes. Plus précis, les linguistes distinguent les langues samoyèdes (Sibérie) des idiomes finno-ougriens, originaires du versant ouest de l'Oural. L'ensemble de ces travaux reste essentiel pour la construction identitaire des Finno-Ougriens en tant qu'Européens.


La visite en juin et juillet 1993 du président de la République hongroise aux finno-ougriens de Russie n'a a priori rien de très surprenant, une visite de convenance, sauf lorsque l'on sait que jusqu'à l'éclatement de l'Union soviétique, une telle initiative aurait été impossible. En effet jusqu'en 1991, "l'empire soviétique était une gigantesque prison des hommes et des peuples (…). Les chefs d'Etats étrangers étaient reçus à Moscou par l'oligarchie dirigeante, mais n'avaient pas le droit de se porter au devant des populations minoritaires, et de voir dans les provinces ce qui pouvait s'y passer"[1]. Pour B. Le Calloc'h les raisons justifiant ce déplacement visent à consacrer la parenté finno-ougrienne du hongrois, à affirmer la souveraineté retrouvée sur de nouvelles bases avec la Russie, et surtout à réactiver la solidarité économique avec les républiques finno-ougriennes fondée sur une "sympathie spontanée" et la "conscience d'un lointain passé commun". Aussitôt une question s'impose: d'où vient ce sentiment d'appartenance collective entre des peuples qui ne peuvent pas se comprendre mutuellement, mais qui se perçoivent comme faisant partie d'une même famille? L'Oural, tel que conçu à travers la finno-ougristique serait-il la clé de ce mystère?

Finno-ougristique et construction identitaire

Afin de comprendre la place de l'Oural dans la finno-ougristique, un détour par la constitution et la fonction de cette discipline s'avère nécessaire. Les travaux de finno-ougristique ont en effet joué un rôle essentiel dans la construction identitaire de finlandais, et surtout des estoniens et des hongrois. Loin d'être accidentelle, la finno-ougristique, apparue au XVIIIème siècle, s'inscrit dans ce courant d'esprit à la croisée entre le romantisme et le nationalisme européen qui domina tout le XIXème siècle, et dont la préoccupation première était la prospection de l'origine des peuples[2]. A l'étude glorifiée des Gréco-Romains s'ajoutèrent celles des Gaulois, Germains, Slaves et Finno-Ougriens, qui conduisirent à des mouvements comme la "celtomanie" en France. Pourtant, à cette même époque, le linguiste F. Ostrokocsi Foris croit découvrir des racines hongroises dans les textes bibliques, croyance vite déçue par des recherches ultérieures. C'est apparemment vers 1960 qu'eurent lieu les premiers regroupements interdiscipinaires au sein de centres de recherche et de congrès internationaux finno-ougriens permettant de croiser les résultats de travaux aussi hétérogènes que ceux de linguistique, d'ethnologie, d'archéologie, d'anthropologie, d'histoire et de littérature, et à lui donner son visage moderne[3]. Malgré la primauté accordée à la linguistique au sein de la "Société finno-ougrienne", les travaux d'ethnologues comme ceux de K. Vilkuna ont cependant participé à définir une "ethnie finno-ougrienne", qui consiste avant tout "à savoir où placer les frontières"[4].

S'inspirant de l'ethnologie et de la paléo-ethnologie eurasiennes, K. Vilkuna arrive à une conclusion capitale: les groupes ethniques respectifs sont nettement plus liés à leurs voisins actuels qu'à leurs lointains parents de l'Oural[5]. C'est pourquoi des spécialistes tel que G. Rohan-Csermak, qui prônent la fusion des sciences anthropologiques dans la recherche de l'Oural comme "patrie primitive", ont jugé utile d'élargir leur champ d'études à l'extension eurasienne. Pour cet auteur en effet, "la plus grande erreur de l'ethnologie est d'avoir confondu les frontières des 'races' et celles des 'cultures' et des 'sociétés'". De même, "il serait sot d'identifier l'expansion d'une langue avec celle d'une culture, ce qui fut et est d'ailleurs la naïveté de tout mouvement nationaliste"[6].

Des ethnies originaires de l'Oural

Au sujet de l'ethnogenèse des finno-ougriens, les linguistes et les ethnologues s'accordent sur un point: les finno-ougriens ont quitté l'Oural, la "mère patrie", il y a 4000 ans. Les raisons de ces migrations restent obscures, elles seraient liées à un cataclysme naturel. Quoi qu'il en soit, ces migrations successives auraient brisé l'unité linguistique originaire des Finno-Ougriens, localisés entre le versant ouest de l'Oural et le cours de la Volga, mais aussi sur la partie est de ces monts[7]. Il en résulterait une première différenciation entre deux grands groupes de langues, fenniques et ougriennes, qui ont donné naissance à une multiplicité de langues. La division entre la branche finno-permienne et la branche ougrienne vers 2000 avant J-C, fut beaucoup plus précoce que la séparation linguistique slave - qui eut lieu mille ans plus tard. Comme l'explique le linguiste hongrois Peter Hajdu, ceci est à l'origine de la forte ressemblance des langues slaves entre elles, et de la différenciation beaucoup plus marquées au sein du groupe finno-ougrien[8].

Des peuples ou des langues ouraliennes?

Une clarification s'impose pour les linguistes: alors que les langues finno-ougriennes constituent la branche la plus importante de la famille ouralienne, dont l'autre branche est celle des langues samoyèdes de Sibérie occidentale, il n'est pas possible de parler de peuples, mais seulement de langues finno-ougriennes. En effet, les différences linguistiques restent trop importantes pour concevoir une construction générique des différentes ethnies[9]. Hormis quelques exceptions, les langues finno-ougriennes, distinctes de la famille indo-européenne selon les interprétations dominantes, sont pour la plupart localisées entre la Norvège et la Sibérie occidentale. Aujourd'hui parlées par près de 22 millions de personnes, ces langues s'élèvent à une quinzaine, dont les principales sont le hongrois, le finnois et l'estonien. Les autres langues finno-ougriennes, sauf les parlers lapons dont l'intégration à cette famille linguistique pose encore problème, ont été promus au rang de langue écrite pour jouer, à côté du russe, le rôle de langue nationale dans certaines républiques de l'ex-Union soviétique[10]. La plus importante reste le mordve (nord et nord-est de Saratov), puis le tchérémisse ou mari qui comporte diverses variétés (région de la Volga, nord du fleuve et est de Gorki). Le groupe permien occupe quant à lui une aire beaucoup plus étendue, surtout avec le zyriène ou komi qui va de la Louza à l'Oural et à la mer de Glace, l'autre langue du groupe étant l'oudmourte, ou votiak, entre la Viatka et la Kama. Les langues dites ougriennes de l'Ob, ou ob-ougriennes (ostiak ou khanti et vogoul ou mansi), sont également répandues sur de vastes espaces de part et d'autre de l'Ob, de l'Oural jusqu'à l'Ienisseï, mais restent assez peu représentées.

Controverses sur l'ouralien commun

Aussi, pour les linguistes comparatistes, les querelles portent-elles sur l'existence d'un idiome unitaire, l'ouralien commun, dont l'issue positive autoriserait à penser les finno-ougriens comme parents des Turks et des Eskimos. L'Ouralien commun a été rapproché de l'altaïque, ensemble encore discuté, représenté par le turc, le mongol et le toungouze. Ce rapprochement donne une vaste famille ouralo-altaïque que certains élargissent encore en y intégrant diverses langues, tel que l'eskimo. Pour Jean Perrot, les liens avec les langues indo-européennes s'expliquent par le fait que les finno-ougriens, partis des abords de l'Oural, avaient vécu pendant la période d'unité en contact avec les populations parlant un indo-européen de la lignée indo-iranienne et emprunté à cette langue des éléments de vocabulaire. Cependant, les thèses tendant à rapprocher ces deux familles linguistiques restent encore minoritaires[11]. Alors que depuis 1989-91 la finno-ougristique a été remise au goût du jour, il semble qu'un retour aux sources est actuellement opéré par ces peuples enfin libérés du joug soviétique, et qui voient ainsi l'occasion de se réapproprier et d'affirmer une identité longtemps étouffée. En atteste l'ouverture récente du premier Institut estonien à Paris en avril dernier[12]. Dans cette perspective, et eu égard à l'origine des finno-ougriens, la question de l'Oural comme frontière de l'Europe reste plus que jamais d'actualité.

 

Par Elsa TULMETS

 

[1] Bernard Le Calloc'h, "Le Président de la République hongroise chez les finno-ougriens de Russie", Etudes finno-ougriennes, T. XXVI, 1994.
[2] Aulis J. Joki, "Evolution actuelle de la finno-ougristique", Etudes finno-ougriennes, Tome V, 1968, pp. 94-106.
[3] Olivier-Guy Tailleur, "Compte-rendu du Congressus internationale Fenno-Ugristarum Budapestini habitus 20-24 IX 1960", Etudes finno-ougriennes, T. II, fasc.1, 1965. Géza de Rohan-Csermak, "Buts et méthode de l'ethnologie finno-ougrienne", Etudes finno-ougriennes, T. IV, 1967.
[4] S'inspirant des travaux de Richard Weiss, G. de Nohan-Csermak précise que la question de l'ethnie est avant tout un "Grenzproblem". Op. cit., p. 123.
[5] Les recherches des ethnologues s'appuient sur l'identification des éléments circonstanciels de la structure ethnique, c'est-à-dire la technologie, les modes de production, la division et l'organisation sociales, tout comme les représentations et systèmes religieux, de sorte que quelques préhistoriens comme P. Bosch-Gimpera vont jusqu'à parler d'une grande civilisation mésolithique nord-eurasienne plus ou moins homogène. G. de Rohan-Csermak, op.cit., p. 124.
[6] Idem, p. 124.
[7] István Fodor,"A finnugor régészet fö kérdései", in: Urali népek, Corvina, Budapest, 1975, p. 48
[8]G. de Rohan-Csermak, op.cit., p. 124.
[9] István Zimonyi, "Préhistoire hongroise : méthodes de recherche et vue d'ensemble", Cahiers d'études hongroises, (8), 1996.
[10] Jean Perrot, "Langues finno-ougriennes", Encyclopédie Universalis, (9), 1990, pp. 496.
[11]Idem.
[12]L'Institut estonien de Paris a été inauguré le 23 avril 2001. La Hongrie possède déjà un institut depuis 1930.