A l'occasion de la sortie de son dernier livre intitulé Milosevic, une épitaphe[1] nous avons rencontré Vidosav Stevanovic, écrivain serbe dissident, en France depuis 1993 pour avoir fui et condamné le régime de Belgrade.
RSE : Selon vous quels sont les responsables de la guerre en ex-Yougoslavie ?
V.S : Dans les guerres et les conflits balkaniques, il n'y a pas d'innocents. Cette affirmation peut être dangereuse si on en reste là: aussi faut-il s'efforcer d'abord de distinguer criminels et victimes, ensuite de désigner les coupables en tenant compte du degré de leur responsabilité. Selon moi, les élites culturelles et politiques figurent parmi les premiers responsables du conflit car ce sont elles qui ont imaginé puis mis en oeuvre les programmes nationaux. On en connaît les conséquences: des centaines de milliers de morts, des millions de réfugiés, la misère, le désespoir, l'exclusion du monde civilisé, le triomphe de la xénophobie, la haine de l'autre en guise de pain quotidien… Aucune des élites balkaniques ne peut être considérée comme innocente à l'exception des quelques individus qui ont protesté et qui ont été déclaré traîtres. Tout a commencé avec l'archaïque "programme national" concocté par l'intelligentsia serbe et appliqué par son maître d'œuvre, Milosevic, par ailleurs homme sans réelle conviction. Plus tard les autres intelligentsias ont participé à l'élaboration de projets similaires contribuant ainsi à un meurtre collectif avec préméditation. Aucun intellectuel ne sera accusé ni jugé. Et pour cause: le Tribunal de la Haye s'intéresse aux exécutants mais il ne poursuit pas ceux qui ont imaginé et ordonné ces programmes.
Pour quelles raisons, vous qui avez toujours condamné la politique de Milosevic, étiez-vous opposé aux bombardements de la Yougoslavie en 1999 ?
Le bombardement de la Serbie en 1999 a été la conséquence de deux erreurs: Milosevic était convaincu que les alliés envisageaient d'abord de bombarder quelques jours puis de négocier avec lui un énième armistice; les alliés étaient convaincus que Milosevic allait d'abord céder après quelques jours de bombardement puis négocier avec eux comme autrefois. C'était une guerre non déclarée mais qui avait de réels objectifs militaires; les parties en conflit ont dissimulé leurs intentions à leurs opinions publiques comme au reste du monde. "Les dégâts colatéraux" étaient inévitables.
De son côté, Milosevic a tenté d'expulser la majorité des Albanais du Kosovo; de leur côté, les alliés n'ont même pas essayé de le renverser afin d'introduire la démocratie en Serbie et favoriser la paix. La réalité à laquelle nous nous heurtons est celle d'un tout autre scénario: le Kosovo est vidé de ses habitants, qu'ils soient Albanais ou Non-Albanais importe peu; l'économie de la Serbie est en ruine; le Monténégro et la Macédoine déstabilisés; Milosevic épargné, son pouvoir fortifié et prolongé. Comment aurais-je pu être favorable à une guerre sans véritables objectifs politiques ni programme destiné à être appliqué après l'arrêt des hostilités? Mon opposition n'avait rien de commun avec celle des autres intellectuels serbes qui se sentaient offensés: eux s'apitoyaient sur leur sort, moi je souffrais à cause des autres, de tous les autres.
L'Occident reproche souvent aux Serbes de ne pas s'opposer à Milosevic. Que pensez-vous de ce repproche et de l'inertie politique des Serbes ?
On a constaté depuis longtemps (je pense ici à Karl Jasper) qu'un régime totalitaire ne pouvait être renversé de l'intérieur que part un autre régime totalitaire. Ceci est valable pour les Allemands victimes de l'hitlérisme mais aussi pour les Serbes dominés par un leader criminel. Les Russes ne se sont pas soulevés contre Staline ni les Cubains contre Castro. Quant aux Français, ils n'ont pas renversé Pétain de l'intérieur, n'est-ce pas? Tout cela ne diminue pas la responsabilité des Serbes, mais cela ne confirme pas leur responsabilité collective. En Serbie, il n'y a actuellement aucune force politique susceptible de renverser Milosevic, il n'y a rien qui puisse le menacer.
Que pensez-vous d'un mouvement comme OTPOR ! dont on parle beaucoup en ce moment ?
OTPOR ! constitue un mouvement sincère et très touchant par son romantisme mais il n'est pas organisé et ne peut l'être: il ne fait que témoigner de l'impuissance de l'opposition serbe. Malheureusement, l'Occident ne fait montre d'aucune volonté politique pour s'opposer à Milosevic. Les politiciens occidentaux n'entreprennent rien en ce sens, ils adoptent une stratégie erronée puis ils en rejettent la faute sur autrui.
Comment expliquez-vous la difficulté que les intellectuels français et serbes éprouvent quand il s'agit de discuter de la guerre ? Qu'en est-il des autres intellectuels des Balkans qui partagent peu ou proue vos convictions ?
En France, il y a beaucoup d'intellectuels que je considère comme des "intellectuels généralistes". Ils savent tout sur l'Afghanistan, l'Algérie, le Rwanda, la Palestine, le Timor, la Tchétchénie, l'Etiopie ou les Balkans. J'admire cette ouverture d'esprit digne de la Rennaissance! Mais tout leur engagement se limite à défendre "la Bonne Cause", à choisir l'une des parties en conflit. En ce qui concerne les Balkans, leurs choix ont été des plus catastrophiques. Certains ont soutenu Milosevic et Karadzic, d'autres Tudjman, ou bien Izetbegovic ou encore Rugova… tous se considéraient comme des humanistes ou des pacifistes. Les intellectuels serbes ne se distinguent pas de leurs confrères européens, à l'exception de quelques rares individus.
Ceux qui partagent mes convictions ou dont je partage moi-même les convictions sont fort peu nombreux. Nous constituons une exception, une minorité pour ainsi dire éternelle. Nous sommes comme une petite secte que les Eglises toutes puissantes ou les idéologies au pouvoir attaquent de tous les côtés. On nous laisse perdurer afin d'avoir quoi critiquer et vilipender. Si nous étions un tant soit peu dangereux, il y a longtemps qu'on nous aurait éliminés.
En quoi Milosevic, une épitaphe se distingue-t-il de vos autres livres et pourquoi était-ce important de l'écrire ?
Ce livre est une biographie politique d'un homme sans qualités, une description des nationalismes serbes et balkaniques, un paraphe aux hésitations et aux erreurs de la politique européenne, une critique du pragmatisme politique des Etats-Unis. Il fallait qu'un Serbe, à la fois Européen et citoyen du Monde, écrive ce livre. Le hasard a voulu que ce soit moi. Ce livre n'a pas grand chose à voir avec mes autres livres, quelle que soit la dimension "engagée" qu'on peut y voir. Dans mes romans j'use d'un procédé qui a été qualifié de "réalisme fantastique", d'un mélange de réel et de fiction; or dans ce livre-ci, je n'ai eu recours qu'aux faits, rien qu'aux faits dans la mesure où ceux-ci m'étaient accessibles.
Si ce livre est publié en Serbie, quelle pourrait être selon vous son influence ?
Il va bientôt paraître en français. Peut-être sera-t-il traduit en d'autres langues. En Serbie, j'en suis convaincu, il n'est pas prêt d'être publié… Lorsqu'un beau jour il le sera, il n'aura pas la moindre influence: à ce moment là, Milosevic appartiendra au passé, à un passé que tous s'efforceront d'oublier au plus vite.
Une issue est-elle possible pour la Yougoslavie actuelle ?
Et comment donc! Les nationalistes affirmaient et démontraient que vivre ensemble était impossible. Néanmoins, pour les peuples balkaniques, vivre ensemble c'est non seulement possible et souhaitable mais inévitable. Quand les Balkaniques auront compris cette évidence, quand ils auront interrogé leurs consciences et rejeté leurs extrémistes, ils deviendront de braves et ennuyeux Européens. Cela ne devrait pas tarder. Et c'est un pessimiste qui vous parle !
Par Angélique RISTIC
[1] Milosevic, une épitaphe doit paraître fin septembre-début octobre aux éditions Fayard
Photo : Vidosav Stevanović (photo de sa page Facebook)