Moldavie: des enfants aux commandes de studios d’animation

En Moldavie, deux studios de cinéma ont permis à des centaines d’enfants de réaliser eux-mêmes des films d’animation. Floricica a été créé pendant la période soviétique et doté d’emblée d’une visée pédagogique. ArtiStudio est toujours actif aujourd’hui et, chaque année, développe un projet social auquel s’associe une centaine d’enfants.


Le village perdu, artiste-multiplicateur: Marina Andruhina - Floricica. Dans les années 1960, un groupe de cinéastes membres de Soyuzmultfilm chapeauté par Lev Atamanov[1] décide d’initier un projet expérimental avec le département artistique du Palais des pionniers[2] à Chisinau. Le but est de former un groupe d’enfants aux techniques de films d’animation. Pour ce projet, la directrice du département, Victoria Barba, part étudier les techniques d’animation à Moscou pendant un trimestre. Née en 1926 à Tambov, elle a d’abord étudié l’Art industriel à Leningrad[3] jusqu’en 1948 puis, après un détour par Bakou où elle suit des cours d’architecture, elle se rend en Moldavie en 1952. En 1958, elle y obtient son diplôme de l’Institut pédagogique d’État. Passionnée de peinture et d’art, elle fréquente régulièrement l’Union des artistes-peintres et y lie des amitiés fortes, notamment avec le graphiste de renommée internationale Ilie Bogdesco.

«Leur offrir une enfance créative»

En compagnie de son mari, Joseph Barba, photographe et réalisateur, elle mènera à partir de 1967 au sein du Palais des pionniers ce projet expérimental qui prendra le nom de «Floricica» («petite fleur», prononcer Floritchika). Au sein du studio Floricica, les enfants apprennent le dessin, la peinture et les techniques d’animation. Le couple Barba les encouragera à exprimer leurs idées et à développer leur imaginaire car ce studio s’inscrit aussi dans un projet pédagogique soviétique. Rapidement, les premières productions apparaissent, la plupart des films se basent sur des histoires imaginées par les enfants eux-mêmes. À partir de leurs propositions, V.Barba met au point le scénario et encadre leur réalisation. Elle confie: «Certains enfants avaient à peine 5 ans, c’est très jeune, mais leur imagination est sans limite, ils ont un tel désir de créer des personnages, de les faire bouger et de les faire parler, j’avais envie de leur donner un espace, des outils pour s’exprimer et, plus largement, de leur offrir une enfance heureuse et créative»[4]. Chaque film est introduit par un court préambule qui donne une idée de l’ambiance du studio et des coulisses de la réalisation. Parmi les techniques utilisées, on trouve le papier découpé, le dessin, les marionnettes plates et, parfois, de l’animation en volumes.

En 1977, Floricica intègre le studio d’État Moldova-Film en tant que département de création et, à la même époque, Moscou lui accorde une habilitation à délivrer des diplômes. Dès lors, le studio prépare les jeunes cinéastes aux métiers de l’animation. Beaucoup d’entre eux suivront cette carrière, certains deviendront peintres, designers ou architectes.

Elena Jignea, élève du studio Floricica

Parmi ces enfants, il y a Elena Jignea, réalisatrice et opératrice au sein des studios Moldova-Film. Dans sa jeunesse, elle s’est d’abord intéressée à la peinture et, dit-elle, «aux tendances décoratives de l’art enfantin». Victoria Barba la remarque et lui propose de créer son film d’animation à l’âge de 15 ans. Elle intègre Floricica et crée sa première œuvre, Le printemps.


Elena Jignea (Chisinau, 2013)
© Diana Dumitru

Les films produits au sein de Floricica sont alors régulièrement présentés dans des festivals de films d’animation pour les amateurs, tels que Steluta ou Arta. Dans ce cadre, les essais d’E.Jignea rencontrent un vif succès, notamment lors du Festival international du film de Göteborg. Elle achève sa formation au sein de Floricica mais, pour réaliser un film de qualité «qui égale celui de Constantin Balan avec Guguta facteur» et maîtriser la technique avec celluloïd, elle étudie pendant trois ans au collège de peinture piloté par Moldova-Film, se spécialise dans le film d’animation puis, en 1984, achève sa formation au VGIK[5]. Elle se souvient: «Un jour, avec Floricica, je suis allée à Moscou. Notre hébergement était situé juste à côté du VGIK. Victoria Barba m’a dit d’aller visiter l’Institut, de rencontrer les étudiants, de voir ce qu’il s’y passait. Cet endroit me faisait rêver, j’étais émerveillée, j’ai tout de suite su que, plus tard, je viendrais étudier dans ce lieu».

Un studio libre et globe-trotteur

Victoria Barba a fait voyager ses jeunes cinéastes et leurs productions dans tout l’espace soviétique ainsi que dans plus de 30 pays, du Sri Lanka à l’Éthiopie, à l’occasion de festivals, d’expositions et de rencontres entre de jeunes artistes. Elle a également organisé des ateliers de création en Tchécoslovaquie ou au Japon. «Notre studio expérimental est devenu un modèle, et certaines villes comme Moscou ou Novossibirsk se sont servies de notre expérience pour créer leur propre studio pour enfants .» Certains films étaient régulièrement diffusés à la télévision berlinoise. Par deux fois, le studio s’est rendu au Festival de films d’animation d’Annecy, mais les pellicules de 35mm apportées pour l’occasion ne pouvaient être diffusées en France. Pendant sept ans, toutefois, le studio Floricica a mené un projet d’échanges avec de jeunes Français autour des poésies de Jacques Prévert. Un des films issu de cet échange, Souvenir, a été entièrement réalisé en français (pour le voir, se reporter au lien en fin d’article). Des projets similaires ont été menés, avec l’Italie notamment. Outre cette intense activité internationale, les films étaient régulièrement projetés au cinéma et à la télévision moldave.

En 30 ans, le studio a ainsi crée près de 200 «multiplications»[6], comme V.Barba préfère les appeler. Elle dit avoir toujours eu la liberté nécessaire pour ces productions, même après le rattachement au studio d’État. Les rédacteurs[7], dit-elle, ne sont intervenus que pour les films commandés par Moscou.

Sa passion pour ce projet l’a poussée, avec son mari, à poursuivre l’activité du studio jusqu’en 1997, bien après l’effondrement de l’URSS et de ses ressources financières. «Comment expliquer à ces enfants que, du jour au lendemain, nous allons cesser de nous occuper de l’activité qu’ils aiment le plus? C’était bien trop cruel.» Pour que le studio continue d’exister, depuis 2007 –à l’occasion des 40 ans de la naissance de Floricica–, elle en a entamé la chronique sur un blog[8].

Des projets sociaux avec des groupes mixtes de jeunes cinéastes

Poursuivre la création de films d’animation, c’est également ce que souhaitait Larisa Glinca, réalisatrice au sein de Moldova-Film entre 1976 et 1991, sous le nom de Larisa Cobza. Après la chute de l’URSS et de toute la production cinématographique en Moldavie, elle décide de créer en 1992 le studio d’animation Titirez. Malgré des conditions difficiles, des publicités ont été produites et le studio a fonctionné pendant quelques années grâce aux collaborations avec Moscou, Kiev et Bucarest. En Roumanie avec Dakodac, et en Ukraine avec Borisfen qui a produit Caroline et ses amis ou, plus récemment, la série franco-allemande Les Lascars (ces deux studios ont été fondés par le Français Roch Lener, de Millimages).

Titirez n’a toutefois pas survécu, et c’est en s’appuyant sur les enfants que Larisa Glinca initiera un nouveau projet. En 2002, elle fonde ArtiStudio, une ONG à visée sociale, et initie des partenariats avec des organisations internationales telles que l’Unicef, Terre des hommes, Soros ou encore les agences de coopération et développement suisse et suédoise. Basé dans un quartier résidentiel de Chisinau, le studio accueille des groupes d’enfants d’origines diverses. Dans un premier temps, ils suivent trois exercices d’initiation aux techniques de base du film d’animation sur papier ou calque, leurs dessins sont ensuite numérisés et colorés sur l’ordinateur. Dans la plupart des cas, le sujet est défini par la thématique d’un projet social.

En 2008 et 2009, par exemple, le projet «Ma famille» a fait participer une quarantaine d’enfants et de jeunes âgés de 5 à 29 ans, dont la plupart ont des parents immigrés à l’étranger. Les troubles dont sont victimes ces enfants sont un problème récurrent en Moldavie (en 2010, plus de 17% des jeunes de moins de 18 ans avaient au moins un parent parti à l’étranger[9]).

La particularité du projet initié par ArtiStudio est de donner la parole aux enfants par l’intermédiaire d’une activité détournée, ludique et créative permettant de libérer leur parole. Six courts-métrages ont été créés dans ce cadre dont deux, Les moufles et Paper Boy, ont reçu des prix à Moscou en octobre 2009, à l’occasion des 90 ans du VGIK.


Larisa Glinca dans le centre ArtiStudio (Chisinau, 2013)
© Diana Dumitru

Certains sujets sont inspirés par les poésies d’auteurs célèbres. Larisa Glinca explique: «Les enfants accueillis dans ce studio, et c’est tout à fait volontaire, sont d’origines ethniques très variées, certains viennent de familles aisées ou cultivées, d’autres sont handicapés... Ils communiquent très bien et il y a une grande entraide ici. Nous encourageons ces rencontres et échanges qui engendrent des idées créatives et pleines d’optimisme. J’aime beaucoup travailler avec eux.»

Les films sont diffusés dans les bibliothèques et festivals pour enfants mais très peu à la télévision. «Il n’y a pas de place pour nos films, les publicités sont plus rentables», confie la directrice du studio qui n’a malgré tout pas perdu espoir. Parallèlement à ce projet social, Larisa Glinca enseigne les techniques d’animation à l’Académie des arts plastiques de Chisinau et prépare en 2013-2014 l’ouverture d’une formation Master – Réalisation de films d’animation au sein de cette Académie. Seuls cinq étudiants suivent actuellement une formation en animation dans la section Multimédia mais, selon elle, ce domaine a beaucoup d’avenir et, pour arriver à des résultats, il faut miser sur les jeunes générations.

Notes:
[1] D’origine arménienne, Lev Konstantinovitch Atamanov est l’un des fondateurs de l’animation russe et directeur de Soyuzmultfilm, l’union des artistes de films d’animation soviétique créée en 1936 et basée à Moscou. L.Atamanov a notamment réalisé la série de films Le Petit chat nommé Gav (Kotionok po imeni Gav).
[2] Institution dépendante des autorités de l’enseignement dans laquelle des cercles d’enfants se regroupaient pendant leur temps de loisir pour pratiquer une activité technique, manuelle ou artistique encadrée par des pédagogues. Ces palais ont fait partie d’un réseau très dense de foyers culturels et maisons syndicales présents jusque dans les villages les plus reculés d’URSS.
[3] À partir de 1953: école supérieure d'art et d'industrie Moukhina, actuellement Académie d'art et d'industrie Stieglitz.
[4] Les propos rapportés dans cet article ont été recueillis par l’auteure lors d’entretien réalisés à Chisinau en mai 2013.
[5] Vserossiïskiï gosoudarstvennyï institout kinematografii imeni S.A.Guerassimova (Institut d’État fédéral de la cinématographie S.A.Guérassimov), première école de cinéma d’État au monde ouverte en Russie en 1919.
[6] Film d’animation ou film multiplié, l’article de Maso Zamilovane décrit bien la nuance à laquelle Victoria Barba est attachée: href="http://moult-films.blogspot.fr/2011/10/moult-histoires.html" class="dp">http://moult-films.blogspot.fr/2011/10/moult-histoires.html.
[7] «Le rédacteur avait l’ascendant sur le réalisateur et jouait le rôle de gardien idéologique, il pouvait parfois prendre une position active et créatrice». Ioulia Zaretskaïa-Balsente, Les intellectuels et la censure en URSS (1965-1985), L'Harmattan, Paris, 2001. [8] href="http://florichika-40.livejournal.com/" class="dp">http://florichika-40.livejournal.com/.
[9] Rapport de l’Unicef, en collaboration avec le Conseil national pour la protection civique des enfants, Situation analysis of vulnerable, excluded and discriminated children in Moldova, 2011.

Quelques films à visionne r:
- Un des premiers films réalisé par Floricica (1976): http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=pT5xCBP1ugo
- D’autres sont accessibles sur un site créé par la diaspora moldave, moldovenii.md: http://www.moldovenii.md/md/section/160/videos/page/1
Souvenirs (Floricica): http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=SsyU0r_ZLDg
Les moufles (Tăpuşele) et Paper Dreamhttp://artistudiomd.blogspot.fr/p/proiect-b.html

Vignette Le village perdu, artiste-multiplicateur: Marina Andruhina - Floricica.

* Entre 2010 et 2011, Diana Dumitru a été chargée de mission culturelle et communication à l’Alliance française de Moldavie.