L’été ouvre et ferme le film éponyme du cinéaste russe Kirill Serebrennikov, référence à Leto – célèbre chanson de Mike Naumenko, mais aussi à Kontchitsia leto (L’été va finir) – celle de Viktor Tsoï et, entre les deux, à l’été 1981 – celui de la rencontre des deux hommes. Et c’est bien cet été du rock underground leningradois qui est ici mis en scène.
Lorsque le timide Viktor Tsoï, taiseux âgé de 18 ans, rencontre son futur mentor, Mike Naumenko a déjà 26 ans, une aura certaine et ses entrées au tout juste naissant rock-club de Leningrad, le premier créé en URSS. Le 13, rue Rubinstein est alors en passe de devenir le lieu de rassemblement d’une jeunesse avide de musique, d’Occident, de lettres et de provocations. De liberté.
Tsoï n’a pas encore décidé que son groupe s’appellerait Kino, il perd en route son batteur forcé de partir au service militaire (sans doute en Afghanistan), il finit sa formation de sculpteur sur bois, il se tourmente parce qu’on veut « toujours ajouter des truc à [ses] chansons » et il attend les conseils de Naumenko qui va en effet le prendre sous son aile et l’introduire dans ce milieu rock encore loin d’être structuré.
K. Serebrennikov excelle dans le rendu de cette ambiance d’appartements communautaires, de concerts pas encore tout à fait autorisés mais plus complètement interdits, de censure et d’autocensure, de quête des derniers albums occidentaux et d’instruments de qualité valable, mais aussi d’inspiration. Seul l’argent semble superflu. On a souvent évoqué cette génération de chauffeurs, concierges et gardiens, avant tout musiciens, poètes et artistes. « On a du temps mais pas d’argent », chante alors Tsoï. Et on met un point d’honneur à s’en passer parce que le vrai bonheur est celui d’un après-midi d’été au bord du golfe de Finlande avec quelques guitares, un peu de bière et beaucoup de temps devant soi. Pour atteindre la liberté absolue : « Le rock, c’est la liberté de ton âme, à un moment donné, dans un lieu donné, quelles que soient les conditions matérielles », disait Naumenko.
Les influences occidentales sont très présentes, de T. Rex à Lou Reed, en passant par Iggy Pop, David Bowie, les Sex Pistols ou Blondie. C’est le moment où les rockers locaux se demandent si langue russe et rock’n roll peuvent rimer. Sous l’influence de son aîné Boris Grebenchtchikov, Mike Naumenko vient juste d’effectuer cette transition au détriment de l’anglais et K. Serebrennikov évoque délicatement cette interrogation sur la langue, les paroles, leur valeur et leur sens. Sans s’appesantir et rappeler que le rock underground pré-perestroïka est aussi l’héritier des bardes russes. On chante le quotidien dans sa banalité, mais pas avec n’importe quels mots, fussent-ils là pour choquer l’oreille des censeurs. La mention n’est pas anodine dans un contexte où être rocker, c’est aussi avoir une maîtrise suffisante de la langue d’Ésope pour contourner la censure. Un tout petit peu plus tard, Viktor Tsoï triomphera avec l’une de ses chansons les plus connues, Peremen (Changement), emblématique de cet art de la dissimulation (Tsoï a toujours nié le sens politique de son texte, affirmant qu’il évoquait un couple en difficulté. Le public a laissé dire mais ne pensait pas au couple lorsqu’il scandait avec lui « Nous attendons des changements ! »).
Les censeurs sont bien présents alors et donnent lieu d’ailleurs à l’une des scènes les plus hilarantes du film, lorsque Naumenko tente de faire admettre Tsoï au rock-club : face à l’intransigeance butée de son cadet peu apte aux concessions, Naumenko l’envoie ainsi que ses acolytes chercher du « kompot » afin de se réserver l’espace nécessaire – dans une cantine soviétique – pour négocier avec une responsable du rock-club pour le moins méfiante devant les textes des chansons qui lui sont soumis. Il s’agit de la convaincre que Tsoï fait un rock « humoristique ».
Le film balance d’ailleurs en permanence entre humour et émotion, entre mélancolie et énergie. K. Serebrennikov procède à des incises musicales agrémentées de dessins réalisés par Naumenko révélant, nous précise le Sceptique – personnage que nous sommes seuls à voir –, ce qui « ne s’est pas passé ». Mais aurait pu se passer. Car il ne s’agit pas d’un biopic, même si le film se base en partie sur les souvenirs de Natacha, la femme de Mike Naumenko : une rixe dans le train de banlieue, une scène de délire dans la salle de concert du rock-club lorsque les spectateurs, emportés par la musique, ignorent enfin l’interdiction de bouger de leur siège et se déchaînent, emportant dans leur enthousiasme les responsables du rock-club, ou encore la traversée de Leningrad par Viktor et Natacha qui transportent une tasse de café (plus très chaud) pour Mike dans un trolley bondé de passagers qui se prennent à chanter… « Il n’y a rien eu de tel, détendez-vous ! », nous rappelle le Sceptique. Mais les héros l’auraient souhaité sans doute et l’ont rêvé, pour défier la grisaille et les petites répressions quotidiennes.
L’aspect le plus saisissant de ce film réside sans doute dans le contraste entre la violence de ce monde finissant et la douceur des personnages, dominés par la bienveillance. Celle de Boris Grebenchtchikov, parfaitement et furtivement évoqué comme un dieu supérieur et respecté (il a créé son groupe dès 1972). On sait qu’il a lui-même beaucoup soutenu Mike Naumenko à ses débuts (ils ont joué ensemble) et on le voit lui demander s’il a besoin d’aide pour son prochain album. Mais Naumenko est venu le voir pour aider Tsoï à enregistrer son propre album. Celui qui, finalement, fera de l’ombre au mentor, l‘éclipsera partiellement (le moment sera bref : Tsoï décédera en août 1990, Naumenko précisément un an après). La romance ébauchée entre Natacha et Viktor n’est pas qu’une métaphore, mais le choix de Mike de se mettre en retrait, de ne pas heurter Natacha ou lutter contre l’impossible trouve son miroir dans la destinée musicale de ces deux-là : Naumenko permet à Tsoï d’accéder à la notoriété en sachant qu’il en fera les frais.
Leto est bien l’histoire d’une amitié, dans ce milieu en résistance qui n’aspirait qu’à la liberté et pratiquait l’entraide pour l'arracher, sans attendre.