Livre. Christian Bromberger, L’extraordinaire destin de Milda Bulle, une pasionaria rouge

« Si Milda Bulle m’a d’abord intrigué, c’est par sa présence surprenante, incongrue, dans le nord de l’Iran en 1920. J’ai étudié, pendant de longues années, la société du Gilân, une province iranienne qui longe la mer Caspienne. Cette province, couverte de rizières et de forêts, fut le théâtre, de 1915 à 1921, d’un mouvement révolutionnaire original, le mouvement jangali (forestier) qui aboutit, appuyé par des bolcheviks venus de la proche Russie, à une éphémère République socialiste soviétique (de juillet 1920 à septembre 1921) dont la capitale était Rasht, la principale ville du Gilân. C’est en consultant archives et textes sur cette révolution que j’ai découvert ce personnage qui a aussitôt piqué ma curiosité : une Lettone, Milda Bulle (prononcez Boulé), pasionaria de ce mouvement révolutionnaire. […] Ma première réaction fut naïve : que faisait donc une Lettone au Gilân, dans cette province marginale dans l’espace iranien, en 1920 ? »


Milda BulleLes quelques lignes de cet extrait condensent le propos du singulier petit livre que vient de livrer chez Créaphis Éditions l’anthropologue Christian Bromberger. Singulier par son projet, car rien à première vue ne semblait conduire cet éminent chercheur – professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille, ancien directeur de l’Institut français de recherche en Iran, spécialiste du Gilân iranien, de l’anthropologie comparée des mondes méditerranéen et proche-oriental, de l’anthropologie du sport et de thématiques qu’on peut qualifier d’« atypiques » telle que la pilosité masculine – à s’aventurer dans les histoires lettones, si ce n’est d’être quelqu’un qui, de toute évidence, est pourvu d’une curiosité à fleur de peau, assez disponible pour se laisser dériver vers les marges de l’histoire. Notons aussi, cela nous mettra peut-être un peu sur la voie, qu’il a cosigné avec Tzvetan Todorov une biographie de Germaine Tillion(1), qu’il lit le russe et connaît fort bien son histoire de l’URSS. Rien non plus dans le champ universitaire des études baltes contemporaines ne semblait appeler la composition d’un essai dédié à cette personnalité, certes intrigante, mais marginale s’il faut la comparer à d’autres contemporains ou contemporaines tout aussi injustement absents des bibliographies en langue française – ce que, d’ailleurs, on n’aura pas manqué de faire observer à l’auteur lors de ses recherches à Riga. Il s’agira donc pour lui d’autre chose que d’un sage projet de recherche mais d’un projet de livre se situant en lisière de littérature, d’une tentative d’élucidation d’un étonnement face à l’histoire individuelle atypique d’une femme, de l’exploration et du déploiement d’un savoir historique et géopolitique permettant d’en mesurer la pesanteur existentielle, loin de toute perspective idéologique, civilisationnelle voire familiale. Un questionnement venu d’ailleurs, issu du hasard d’une rencontre dans des archives iraniennes.

L’auteur de ces lignes peine à le confesser, mais son chemin n’avait pas encore, jusqu’au livre de Christian Bromberger, croisé celui de cette flamboyante révolutionnaire lettone Milda Bulle, mais il trouvera, le lisant, quelques excuses à cette lacune, la principale tenant à la dimension strictement soviétique de sa carrière, et à une bibliographie la concernant presque exclusivement disponible en langue russe, qu’il ne lit pas couramment. Le nom de Milda Bulle figure bien dans la Latvijas padomju enciklopēdija (a Grande encyclopédie de la Lettonie soviétique en dix volumes de 1982), mais l’article qui lui est consacré est des plus concis, muet bien entendu sur les conditions de sa mort (il faudrait dire de son exécution).

À propos de cette bolchévique lettone qui guerroyait en Iran en 1920

Née en 1892 (ou plutôt en 1891 découvrira l’enquête) dans une famille lettone éduquée de Courlande établie dans le petit village de Cēre, non loin de Kandava, Milda Bulle est marquée par la révolution de 1905. Enseignante en Lettonie et en Ukraine, elle partage en 1915 l’exode des réfugiés vers l’intérieur de l’Empire, consécutif à l’invasion par les troupes allemandes du tiers sud-ouest de l’actuelle Lettonie ; elle se réfugie avec son jeune époux à Petrograd avant que l’élan de la révolution de 1917 ne l’emporte. On la retrouve guerroyant contre les Blancs dans le Nord Caucase puis en Azerbaïdjan avec une fougue combattante et des talents militaires de meneuse d’hommes tels que le jeune pouvoir révolutionnaire l’envoie en 1920 appuyer le soulèvement bolchévique qui est en cours au Gilân, dans le nord de l’Iran. Cette dernière aventure se solde par un échec, mais on juge la Lettone suffisamment méritante et prometteuse pour l’inviter à poursuivre ses études à l’Académie militaire de Moscou d’où elle sort avec le grade de général de brigade – l’ouvrage reproduit d’ailleurs cette incroyable photographie, où on la voit posant parmi les membres de sa promotion, Trotski siégeant en position centrale, à la place de l’instituteur. Elle exerce alors diverses responsabilités de rang intermédiaire au sein du Commissariat du peuple aux Affaires étrangères puis du Komintern.

Apparatchik dévouée, elle s’illustre par son engagement pour les droits des femmes et par son attachement au rôle de la culture dans l’édification de « l’homme nouveau ». En 1933, elle s’éloigne de la bureaucratie moscovite pour repartir sur le terrain, suivant Batirbek Aboukov son second mari, un fils de bonne famille kabarde passé à la Révolution, lequel est muté en Bachkirie – république du sud-est de la Russie européenne, non loin du Kazakhstan –, avec pour mission de remettre en marche une agriculture dévastée par des années de guerre civile et de politique économique désastreuse. « Le poste d’Aboukov est stratégique : 1931, 1932, 1933 sont des années de famine : on estime à six ou huit millions le nombre de ceux qui seraient morts et le rationnement qui avait durement sévi du temps du « communisme de guerre » est rétabli de 1931 à 1935 ». Très rapidement, le couple s’impose dans les instances dirigeantes locales, agents énergiques de la mise en place du système soviétique, intervenant dans tous les domaines et sur tous les plans – agriculture, économie, éducation, hygiène, culture, situation des femmes.

« Sur la dernière étape de la vie de Milda, les documents sont particulièrement prolixes », observe Bromberger qui a pisté une à une les traces laissées par la révolutionnaire courlandaise de son Cēre natal à Riga puis à Moscou, jusqu’à l’actuel Bachkortostan, au fil d’une enquête qui s’étale sur plus de sept années. Milda Bulle parle beaucoup, publie abondamment et « le ton, l’argumentation de ses articles publiés dans la presse sont stéréotypés (mais pouvait-il en être autrement ?) ». Dans la masse documentaire réunie et analysée, presque rien n’affleure de sa vie personnelle et sentimentale, la sphère privée semblant s’être dissoute dans la frénésie révolutionnaire puis dans cette tâche insensée mais phénoménale de mise en place au quotidien de la mécanique totalitaire stalinienne, laquelle allait, comme des millions d’autres, la broyer. En effet, ainsi que la majorité des révolutionnaires lettons restés en Russie après le traité letto-soviétique de 1920, elle disparut dans les purges, fusillée le 13 juillet 1938, sans avoir jamais exprimé la moindre réserve vis-à-vis d’un régime auquel elle avait donné sans compter – brûlé – sa jeune vie.

Héroïne, bourreau ou victime ?

Le récit de Bromberger est alerte, minutieux et net ; il parvient à démarquer finement, avec une élégante distance, ce qui le sépare d’une recherche académique au sens strict, en intégrant sans coquetterie des notes personnelles qui semblent extraites d’un journal de bord. Car si l’on comprend que l’auteur s’est laissé séduire par la silhouette singulière de cette amazone rouge chevauchant l’arme au poing sur les crêtes iraniennes, on mesure aussi au fil des pages qu’il ne savait pas bien lui-même où il s’embarquait, ce qu’il allait chercher dans cette affaire : une histoire, un mythe ou une fascination intime ? Et, par l’hésitation même qui s’en dégage, les derniers chapitres de l’ouvrage sont passionnants, l’auteur s’efforçant à tâtons d’y décrypter la possible signification, pour l’histoire européenne et pour nous-mêmes, d’une carrière telle que celle de Milda Bulle à la fois héroïne, bourreau et victime – résolument les trois à la fois ?

Il s’agit sans doute pour partie de cela, mais Bromberger lui-même n’ignore pas que le mystère d’une telle existence ne se résout pas dans une unique formule. D’autres pistes se seraient sans doute encore ouvertes à lui si l’auteur avait pu intégrer à son portrait les travaux de la recherche lettone actuelle sur la période – hélas insuffisamment disponibles en d’autres langues que le letton. Ceux-ci lui auraient permis, notamment, de replacer le destin de son héroïne dans le contexte beaucoup plus vaste et foisonnant de l’émancipation nationale balte au sens large et du « maximalisme letton », comme l’on disait alors, sachant que, durant la période concernée, les personnages de langue et de culture lettones de la trempe de Milda Bulle, et au destin comparable, furent tout sauf « statistiquement infréquents ». Ce que l’on sait assez bien, notamment depuis le classique d’Andrew Ezergailis The Latvian impact on the Bolshevik Revolution; The first phase September 1917 to April 1918 (1983), que sont venus depuis enrichir et affiner les travaux d’auteurs lettons de première importance comme Jānis Šiliņš ou Ēriks Jēkabsons, c’est le caractère massif et décisif de l’action des bolchéviks lettons à plusieurs moments clés de la révolution d’Octobre et de la guerre civile russe, mais aussi leur importance numérique dans l’appareil soviétique aux premières heures de la dictature léniniste. Une histoire d’abord célébrée, puis cachée et enfin réarrangée à des fins de propagande sous l’occupation soviétique, puis autant que possible dissimulée comme une maladie honteuse depuis le rétablissement de la république démocratique indépendante de Lettonie en 1991. Or, au même titre que le Courlande de Jean-Paul Kauffmann ou que Les âmes baltes de Jan Brokken qui ont accompagné Bromberger tout au long de sa quête, voici un essai qui devrait susciter la curiosité et partager la fascination singulière qu’exerce ce pays – celle qui naît face à un finistère où sont venus, au fil des siècles, échouer certains des rêves les plus inavouables de l’Europe, un lieu où se trouve peut-être enfouie une part de l’énigme irrésolue des tragédies du XXe siècle, un territoire qui reste à explorer pour les artistes et les historiens.

 

Note :

(1) Germaine Tillion : une ethnologue dans le siècle, Actes Sud, Arles, 2002, 96 p.

 

Christian Bromberger, L’extraordinaire destin de Milda Bulle, une pasionaria rouge, Créaphis Éditions, décembre 2018, 127 p.

 

* Nicolas AUZANNEAU est traducteur du letton.

 

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