L’auteure, chercheure à l’EHESS, adopte d’emblée une approche pluridisciplinaire, mêlant d’abord économie et histoire mais laissant finalement la sociologie économique s’imposer. Le livre, publié en 2019 aux Presses de l’Inalco, est issu de sa thèse de Doctorat. Il prend pour point d’entrée la catégorie sociale appelée « intellectuels » héritée du monde soviétique, et en suit les transformations en Moldavie du début des années 1980 jusqu’à la fin de la décennie 1990.
Une approche pluridisciplinaire entre économie, histoire et sociologie
Conformément à la doctrine soviétique, la définition du groupe social des « intellectuels » reposait sur deux critères précis : « la possession d’un diplôme du supérieur » et « l’emploi sur des postes caractérisés par le travail non manuel » (p. 16). En République socialiste soviétique de Moldavie, ils représentaient environ 450 000 personnes (sur un total de 4 millions d’habitants) en 1985. Bien qu’hétérogène, et contrairement au cliché selon lequel en système soviétique le rapport classe intellectuelle/classe laborieuse était inversé comparativement aux critères adoptés à l’Ouest, cette catégorie sociale jouissait globalement d’un statut privilégié dans la société socialiste moldave.
Dans les années 1990, après la disparition des règles et des normes soviétiques, les « intellectuels » moldaves ont été contraints d’adapter et de réorienter leurs activités professionnelles. Dorina Roşca fait ressortir la multitude des stratégies de reconversion alors adoptées, ainsi que la diversité des trajectoire ainsi obtenues.
Une analyse plus large du changement systémique en Moldavie
Au-delà des intellectuels, c’est finalement une analyse plus large du changement social dans ce pays que propose l’auteure : « Le groupe des ‘intellectuels’ au sein de la société moldave de type soviétique constitue une représentation rapprochée du système socialiste lui-même » (p. 17). Autrement dit, « la catégorie des ‘intellectuels’ s’apparente à un modèle réduit du système » (Ibid.), ce qui amène l’auteure à poser comme hypothèse que « l’analyse de son changement peut contribuer à dégager les particularités du changement systémique lui-même » (Ibid.).
Dorina Roşca mobilise la perspective du « capital social », entendu ici dans son sens bourdieusien comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées et d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance » (p. 92). Du fait de l’existence d’un réseau durable de relations, le capital social serait « une ressource convertible en d’autres espèces de capitaux (économique, culturel, symbolique) » (p. 18) et qui exercerait « un effet multiplicateur sur le volume du capital global possédé par un individu » (p. 89). Le capital social étant différent d’un individu à l’autre, il permet de rendre compte efficacement des stratégies individuelles suivies lors du changement systémique. Les inégalités initiales dans la distribution de ce capital (même au sein de la catégorie des « intellectuels ») se retrouvent logiquement dans le système post-socialiste.
S’appuyant sur les résultats de deux enquêtes de terrain, D. Roşca montre que les nouvelles élites politiques et économiques sont souvent (mais pas systématiquement) issues de l’ancienne catégorie des « intellectuels ». Toutefois, des lignes de fractures sont progressivement apparues au sein de cette catégorie, et ce dès la perestroïka : entre « intellectuels » urbains (mutations importantes des professions) et ruraux (peu de changement observés) ; entre « intellectuels » urbains conservateurs et urbains réformateurs ; entre « intellectuels » politiques et technico-économiques. Et l’auteure de conclure que « dans ce processus d’ajustement des trajectoires (de tous les acteurs identifiés), l’héritage du capital social, notamment de type politique, du système socialiste traditionnel, eut une importance manifeste ; il constitua un élément de continuité historique entre le socialisme traditionnel et le socialisme réformateur » (p. 147).
Un retour au sens originel de l’« intellectuel »
L’auteure mobilise une grande variété de sources : statistiques officielles, sources académiques moldaves ou étrangères (russes, roumaines ou autres), presse, littérature internationale des sciences sociales. Elle s’appuie également sur deux enquêtes réalisées pour cette recherche, qui apportent des illustrations personnelles et concrètes.
On peut citer l’importance accordée au clivage rural/urbain, les dualismes des secteurs privé/public et marchand/non marchand, les développements sur les relations avec la Roumanie et la Russie, la distinction entre capital social institutionnalisé, relationnel et politique.
La perspective historique domine l’ensemble et relie les temporalités longue, moyenne (de l’ordre de la décennie) et courte (en particulier pour les quelques années critiques qui précèdent et qui suivent la fin de l’Union soviétique, en décembre 1991).
L’ouvrage de Dorina Roşca a le grand mérite de montrer que la catégorie des « intellectuels » est ici un construit socio-politique hérité du système socialiste, mais aussi que cette catégorie a connu une première fracture de son unité institutionnelle avec la perestroïka et une seconde après l’effondrement de l’URSS. À l’issue de ces nombreuses mutations et transformations, la notion d’« intellectuel » se rapprocherait désormais « de son sens sociologique originel de transmetteur et/ou de producteur de connaissances (…) : enseignants, professeurs/chercheurs, artistes, écrivains, etc. » (p. 275).
Vignette : Céline Bayou.
Dorina Roşca, Le grand tournant de la société moldave. « Intellectuels » et capital social dans la transformation post-socialiste, Presses de l'Inalco, Paris, février 2019, 337 p.
* Assen SLIM est maître de conférences HDR à l'Inalco et professeur à l'ESSCA.
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