Livre. Géopolitique de l’Europe trois décennies après l’ouverture du Rideau de fer

Édité à l’occasion du 30ème anniversaire de l’ouverture du Rideau de fer, l’ouvrage coordonné par Florent Parmentier et Pierre Verluise ne se contente pas de faire le bilan de trois décennies de transition en Europe centrale. Il s’agit bien ici de décentrer le regard et d’englober la mutation de cette partie de l’Europe dans l’évolution simultanée du monde.


Couverture de l'ouvrageFlorent Parmentier et Pierre Verluise ont co-dirigé Géopolitique de l’Europe trois décennies après l’ouverture du Rideau de fer, publié aux éditions Diploweb. Pierre Verluise a accepté de présenter à Regard sur l’Est l’esprit de cet ouvrage.

Quelle était pour vous la nécessité de cet ouvrage ?

Ceux qui ont connu la chute du mur de Berlin ne s’y retrouvent plus dans l’Europe géographique et communautaire d’aujourd’hui. Et ceux nés après 1989 – soit des centaines de millions de personnes – manquent d’éléments pour comprendre « l’Europe d’avant ». Il existait donc la nécessité d’une publication de référence pour embrasser ces trois décennies, afin de donner des clés, d’identifier des continuités et des ruptures, de pointer des « surprises stratégiques », des paradoxes géopolitiques et, enfin, de souligner des lignes de force. D’autant que la méconnaissance de ces décennies ouvre un boulevard aux opérations de désinformation d’acteurs extérieurs et intérieurs. Enfin, la pandémie de Covid-19 qui ouvre la décennie 2020 provoque des crises qui rendent plus que jamais nécessaire une approche géopolitique et stratégique de l’Union européenne et, plus largement, de l’Europe géographique. Les auteurs rassemblés dans cet ouvrage en donnent les clés.

Vous ouvrez d’ailleurs le livre avec un chapitre intitulé : « L’Europe stratégique de 1989 à 2019 : de l’éclatement du bloc de l’Est à l’implosion de l’OTAN ? » Qu’avez-vous voulu mettre en évidence ?

Le 7 novembre 2019, le président de la République française, Emmanuel Macron (2017- ), s’est inquiété dans un entretien à l’hebdomadaire The Economist de la « fragilité extraordinaire de l’Europe (communautaire) ». Il a ajouté cette formule désormais célèbre : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’OTAN. » Pourtant, trois décennies plus tôt, le Rideau de fer s’ouvrait et, en 1991, le Pacte de Varsovie s’auto-dissolvait. J’ai donc cherché à expliquer quelles dynamiques ont conduit, de 1989 à 2019, l’Europe stratégique à passer de l’éclatement du bloc de l’Est à un risque d’implosion de l’OTAN.

L’éclatement du bloc de l’Est a été suivi d’une extension de l’OTAN qui ne la met pas à l’abri d’une implosion suite à des manœuvres russes… et américaines. Ce chapitre met donc en lumière une série de « surprises stratégiques ». Logiquement, l’UE devrait – enfin – comprendre qu’elle doit véritablement se doter d’une autonomie stratégique, sans tomber dans les mains des Russes.

À propos de la Russie, Cyrille Bret s’est saisi du chapitre : « 1989 vue de Moscou : déclin ou renaissance ? ». Quel est sa thèse ?

C’est dans le temps long que C. Bret situe cette année 1989 dans le passé de la Russie – et dans son futur immédiat. Il offre une magistrale démonstration des ruptures et retournements des trois dernières décennies en Russie. Sur le plan régional, 1989 marque l’échec de la stratégie européenne que l’URSS a déployée depuis la Seconde Guerre mondiale : 1989 est la réplique inversée de la victoire de 1945, année où l’URSS est présente partout en Europe orientale jusqu’en Allemagne. Sur le plan intérieur, c’est le point à partir duquel les réformes de Mikhaïl Gorbatchev marquent le pas et annoncent la fin du régime communiste : 1989 prépare 1991. Enfin, dans les représentations collectives, c’est l’année qui inaugure l’affaiblissement des années 1990 et prépare la renaissance de la puissance russe : 1989 annonce 1999, date de l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine. Si 1989 est un moment clé dans l’histoire de l’Europe, c’est donc également une date d’importance pour la Russie. Ce chapitre illustre la démarche de décentrage caractéristique de cet ouvrage, démarche que le lecteur retrouve dans d’autres chapitres.

Les États-Unis ont été des acteurs de la fin du bloc de l’Est ; il aurait donc été impossible de ne pas les présenter. Ce sont Arnaud Balvay et Orane Sutre qui rédigent « 1989-2019 : Les États-Unis ou le bruit de l’hyperpuissance ». Quelle est leur démarche ?

Avec beaucoup de pédagogie, les auteurs répondent à la question suivante : peut-on encore parler d’hyperpuissance pour qualifier les États-Unis ? Pour répondre à cette question, ils présentent la politique étrangère américaine depuis la fin de la Guerre froide (1990-1991) en analysant et en présentant les choix des hommes qui se sont succédé à la tête de la Maison Blanche et qui ont dû faire face aux nouveaux enjeux géostratégiques post-Guerre froide. Ils déterminent la façon dont la politique américaine a évolué suite au changement fondamental qu’a connu le système international à la fin du XXe siècle, marqué par les attentats du 11 septembre 2001, et renforcé par celui de la globalisation. A. Balvay et O. Sutre analysent donc l’évolution du statut des États-Unis au sein de ce nouvel ordre mondial multipolaire qui semble remettre en cause leur hyperpuissance, et tentent de déterminer si celui-ci a été subi ou voulu.

Les États-Unis ont notamment abrité durant la Guerre froide une partie des diasporas baltes. Vous avez confié à Céline Bayou le chapitre consacré à ces anciennes républiques soviétiques devenues membres de l’OTAN et de l’UE. Son titre est : « 1989-2019. Vu de Vilnius, Riga et Tallinn : de la Voie balte au retour dans le concert des nations ».

C. Bayou trace avec une grande clarté les années 1989-2019 dans les trois pays baltes. Après avoir été incorporés de force à l’Union soviétique à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, les Baltes se sont battus pour restaurer leur indépendance et reconstruire des États, dans un contexte marqué par une inquiétude sécuritaire à l’égard de la Russie. Je suis admiratif de l’élégance de la construction de sa démonstration. Voilà typiquement des connaissances que peu d’étudiants peuvent prétendre avoir étudiées dans le secondaire ; pourtant, elles éclairent des pages d’histoire très significatives. Parce qu’elles entrent maintenant dans l’ADN de l’OTAN et de l’UE élargies, il importe de les maîtriser. Ne serait-ce que parce que le cyber et la désinformation russes sont très actifs au sujet de cette région, comme l’a démontré le site de la Commission européenne EUvsDisinfo(1).

Avec Florent Parmentier, vous avez décidé de confier à Sylvain Kahn le chapitre « 1989-2019 vu de la Mitteleuropa ».

Oui, Sylvain Kahn a lui aussi été époustouflant de maîtrise pour embrasser de manière à la fois claire, argumentée et lucide cette région complexe. En 1989, les aspirations à la liberté et au pluralisme avaient poussé les sociétés des pays communistes d’Europe à braver les dictatures pour changer de régime politique et se libérer d’un joug soviétique en phase de retrait. En 2019, une majorité de citoyens de Hongrie et de Pologne, de Slovaquie et de République tchèque, pays devenus prospères bien qu’encore en phase de rattrapage, adhèrent à des politiques illibérales, tandis qu’une partie de ceux qui n’y adhèrent pas migrent ailleurs au sein de l’Union européenne devenue pour tous un espace de libre circulation et de travail, et qu’une autre partie votent pour les partis d’opposition pour promouvoir l’alternance dans des conditions démocratiques devenues depuis dix ans peu à peu contraintes. Qui aurait imaginé un tel parcours voici 30 ans ?

Olivier Marty s’est saisi du Royaume-Uni, un pays qui a quitté l’UE depuis le 1er février 2020.

Olivier Marty est limpide dans sa présentation de trois décennies d’histoire du Royaume-Uni. Avec le recul de trente ans, les espoirs que portait l’année 1989 en termes de libéralisme, d’intégration européenne et de renforcement du lien transatlantique semblent, à la lumière du cas britannique, avoir été durement malmenés. Les choix économiques fondamentaux du Royaume-Uni actés depuis une trentaine d’années ont suscité une colère populaire fragilisant autant le pouvoir politique que l’influence de l’État sur le destin de l’Europe communautaire. Ce qui explique en partie le Brexit, dont nous n’avons pas encore vu toutes les conséquences, aussi bien pour le Royaume-Uni que pour l’UE.

Fabien Laurençon présente un pays moteur dans le processus d’ouverture du Rideau de fer, dans un chapitre intitulé « L’Allemagne 1989 – 2019. De la Bonner Republik à la Berliner Republik ».

Avec brio, l’auteur présente trois décennies de la géopolitique de l’Allemagne, un pays paradoxalement méconnu en France. Il explique trente ans de cheminement, entre continuité, nouvelles responsabilités et limites. Il détaille l’apprentissage du leadership, entre partenariat transatlantique et opérations extérieures. Et explique les hésitations entre la tentation unilatérale ou le goût de la dissonance géopolitique. L’auteur s’interroge enfin : Berlin est-elle à la fin d’un cycle historique ? F. Laurençon ose se demander si Berlin développe une diplomatie rhétorique conjuguée… à une absence de débat stratégique.

La population est un des fondamentaux de l’analyse géopolitique. Vous avez confié à Gérard-François Dumont le chapitre : « 1989-2019. Vu de ses frontières, une Europe vieillissante mais attractive pour les migrants ».

Oui, G. -F. Dumont a su traiter cette question pour l’ensemble de l’Europe géographique, ce qui est un tour de force. Il se demande si la rupture géopolitique de 1989 correspond aussi à une rupture démographique. Et, si oui, puisque les réalités démographiques s’inscrivent dans la longue durée, cette rupture démographique continue-t-elle d’exercer des effets ? Pour répondre à ces questions, il examine l’évolution de la population de l’Europe dans son échelle généralement retenue dans les bases de données statistiques internationales, soit du Portugal (donc des Îles atlantiques du Portugal et de l’Islande) à la Russie (qui s’arrête au Caucase et s’étend jusqu’au détroit de Béring). Autrement dit, toute la population de la Russie est comprise, y compris à l'est de l'Oural. L’évolution de cette population est examinée dans ses deux composantes, naturelle et migratoire, et déclinée à l’échelle infra-européenne pour mesurer ses variétés géographiques. Le propos est limpide.

Enfin, le co-directeur F. Parmentier ouvre la réflexion avec le dernier chapitre : « Vu du monde, ou les résonnances des événements européens de 1989 ».

Il répond à la question suivante : dans quelle mesure les événements européens de 1989 ont-ils vraiment eu une portée mondiale ? Après avoir délimité les résonnances mondiales des événements européens de 1989, F. Parmentier observe la force du discours de la liberté politique, puis de celui de la pacification du continent. Trente ans après 1989, les Européens sont globalement plus unis qu’ils ne l’étaient alors, plus démocratiques et plus prospères, même si rien ne montre un optimisme de leur part quant à l’avenir. Les événements de 1989 ont permis à l’Europe de changer d’échelle mais les Européens s’interrogent encore sur leur devenir, craignant de devenir, selon l’expression de Paul Valéry, « un petit cap du continent asiatique », coincé entre les forces américaines et chinoises. Ce chapitre démontre bien l’effort de décentrage qui porte cet ouvrage pour apporter au lecteur des atouts dans sa réflexion.

Note :

(1) Voir « Le privilège de vivre sous l’occupation russe », EUvsDisinfo, 24 juin 2020. Sur ce sujet, lire également Eléonore Lebon Schindler, « Quelle désinformation russe ? EUvsdisinfo.eu, la réponse d’East Stratcom pour la Commission européenne », Diploweb, 2 septembre 2020.

 

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