Membre du Conseil de l’Europe depuis 1996, la Russie s’estime victime d’un traitement discriminatoire et brandit depuis quelques mois la menace d’une sortie unilatérale de l’organisation. En réalité, cette crise couve de longue date et traduit une incompréhension mutuelle dont les prémices remontent à l’adhésion de la Russie.
Le 20 septembre 2018, Valentina Matvienko, présidente du Conseil de la Fédération de Russie (chambre haute), déclarait : « Nous en avons assez d’être un souffre-douleur. Nous réfléchissons en interne à sortir du Conseil de l’Europe. […] Si le Conseil de l’Europe l’accepte, s’il n’accorde pas d’importance à la participation de la Russie, alors qu’il en soit ainsi. »(1) Cette déclaration fracassante, faite en marge de la visite à Moscou de la présidente de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe Liliane Maury-Pasquier, constitue la première prise de position explicite en faveur d’un retrait de la Russie de la vénérable institution qui rassemble 47 pays situés en Europe et à ses confins. Elle sera rapidement relayée par d’autres hauts dignitaires russes, notamment le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Dans ces conditions, le Conseil de l’Europe se voit désormais contraint de reconsidérer sa relation tumultueuse avec la Russie engagée au début des années 1990.
Un malentendu originel
Au cours de ses dernières années d’existence, l’Union soviétique avait entamé un rapprochement vers le Conseil de l’Europe, symbolisé par la formule de « maison commune européenne » employée par Mikhaïl Gorbatchev le 6 juillet 1989 devant l’Assemblée parlementaire. Pendant la période d’effervescence qui suit l’effondrement de l’empire soviétique, ce virage à l’Ouest s’accélère de manière fulgurante et aboutit à l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe, le 28 février 1996. D’un côté comme de l’autre, les intérêts semblent bien compris : en absorbant la Russie en son sein, le Conseil de l’Europe rallie à sa cause le plus grand et le plus peuplé des pays européens, parachevant ainsi sa mutation en une véritable instance paneuropéenne tout en envoyant un message politique fort à la classe politique russe, qui est encouragée à poursuivre les efforts de « normalisation » économique et politique de son pays. Pour la Russie, l’adhésion au Conseil de l’Europe s’inscrit dans une stratégie de réaffirmation politique, qui passe par la défense de son point de vue au sein de nouveaux formats internationaux.
Cet arrimage précipité de la Russie au Conseil de l’Europe ne se fait pourtant pas sans susciter de réelles craintes. Pour la délégation italienne à l’Assemblée parlementaire, la Russie « est encore loin d’obéir aux critères d’un État démocratique constitutionnel où la législation est appliquée et où les Droits de l’Homme fondamentaux sont respectés »(2). De leur côté, les dirigeants russes font régulièrement part du risque représenté par une marginalisation de la Russie, dont les particularités seraient insuffisamment prises en compte par ses partenaires occidentaux. La Russie, tout juste rescapée de 70 années de totalitarisme, est ainsi sommée de se fondre dans le moule de la démocratie et des droits de l’homme en l’espace de quelques années, sans que soit véritablement menée une réflexion sur le sens de son adhésion. Obnubilés par l’opportunité historique qui se présente à eux, les dirigeants de part et d’autre éludent la question de l’existence d’une communauté de valeurs et mènent à son terme le processus d’adhésion sans définir une véritable ambition partagée.
Les premières désillusions
Des dissensions ne tardent pas à se faire jour entre la Russie et le Conseil de l’Europe. Dès la fin des années 1990, des débats houleux s’engagent autour de la deuxième guerre de Tchétchénie et aboutissent à l’adoption de plusieurs résolutions condamnant la Russie pour les multiples violations des droits de l’homme commises par son armée. Privée de son droit de vote à partir d’avril 2000, la délégation russe suspend sa participation jusqu’à la restauration de celui-ci, l’année suivante. Cette première humiliation ne quittera plus l’esprit des parlementaires russes.
L’épisode tchétchène pousse la Russie à faire preuve d’une audace de plus en plus manifeste face à une institution qu’elle considère désormais comme politisée et partiale. Alors qu’elle assure la présidence du Conseil de l’Europe entre mai et novembre 2006, la délégation russe menée par Konstantin Kosatchev provoque un malaise perceptible au Palais de l’Europe en défendant une « dépolitisation » de l’Assemblée, utilisée par « quelques pays pour faire la leçon aux autres ». Cette approche se traduit plus concrètement par une volonté de réorienter l’activité du Conseil vers des thématiques chères aux Russes, telle que la lutte contre le terrorisme, quitte à le détourner de son objet initial.
En outre, un certain nombre de contentieux, certes de moindre importance, font leur apparition. Il s’agit d’abord de la peine de mort, que la Russie a suspendue par un moratoire en 1996 sans pour autant ratifier le sixième protocole de la Convention européenne des droits de l’homme, qui concerne l’abolition de la peine. La réticence des juridictions russes à exécuter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) constitue une autre pomme de discorde importante, dans la mesure où la Russie est très régulièrement condamnée et figure en tête de la liste des pays par le nombre de procédures engagées à son encontre.
La Russie joue toutefois le jeu du Conseil de l’Europe : sous son influence, elle ratifie plus d’une centaine de conventions et mène plusieurs réformes importantes de son système judiciaire. Mais ce statu quo ambigu se brise brutalement au moment de la crise ukrainienne.
Le tournant de la crise ukrainienne
Dans la foulée de l’annexion de la Crimée, la Russie se trouve une nouvelle fois mise au ban des pays du Conseil de l’Europe. Durablement privée de son droit de vote à partir d’avril 2014, exclue des activités parlementaires, la délégation russe suspend sa participation et ne fait plus renouveler son accréditation à partir de 2016. Face à l’inflexibilité de l’Assemblée parlementaire, Moscou fait peser la menace d’une suspension de sa participation financière, qui est significative puisqu’elle représente presque 10 % d’un budget annuel de 440 millions d’euros. Mettant sa menace à exécution, la Russie ne paye que deux tiers de la somme due en 2017, puis refuse de débourser le moindre centime au titre de l’année 2018.
Parallèlement à cette crise politique s’engage un affrontement sur le terrain juridictionnel. La CEDH prononce en 2014 la plus lourde condamnation à l’encontre de la Russie depuis son entrée au Conseil de l’Europe : dans le cadre de l’affaire Ioukos, la Russie est contrainte de dédommager les investisseurs lésés par la nationalisation de l’entreprise pétrolière à hauteur de 1,9 milliard d’euros. En réaction, la Cour constitutionnelle russe affirme la possibilité pour les pouvoirs publics de ne pas exécuter les décisions de la CEDH si celles-ci contreviennent à la loi fondamentale russe. De fait, la Russie devient ainsi le premier pays membre du Conseil de l’Europe à prévoir un mécanisme de soustraction à la juridiction de la CEDH(3).
Le douloureux dilemme du Conseil de l’Europe
Dans la tourmente, le Conseil de l’Europe doit désormais faire face à ses propres contradictions. Deux voies s’offrent à lui, comprenant chacune son lot de désavantages.
La première voie consiste à considérer que la vocation paneuropéenne du Conseil prime et qu’il doit demeurer une instance de dialogue ouverte, rassemblant la quasi-totalité des pays européens. Dans ce cas, le maintien du Conseil dans sa forme actuelle devra passer par de lourdes concessions, la Russie faisant du rétablissement des droits de sa délégation la condition préalable à toute négociation sur son statut. Le risque de cette approche est évidemment de décrédibiliser durablement le Conseil de l’Europe qui, en cédant, aura failli à défendre les principes ayant présidé à sa création.
La seconde voie revient à estimer que le Conseil de l’Europe doit défendre à tout prix le cœur de son identité, à savoir le respect des droits de l’homme, de l’État de droit et des règles du droit international. Dès lors, l’exclusion des pays dont les agissements sont fondamentalement incompatibles avec ces principes doit être envisagée. Cela présente néanmoins un double inconvénient : d’une part, le Conseil de l’Europe perdra son caractère paneuropéen et cessera d’exister en tant que dernière instance multilatérale de dialogue russo-européen. D’autre part, le retrait russe signera l’aveu d’échec du Conseil, qui se sera montré incapable de faire converger la Russie et les pays européens, et entraînera un affaiblissement politique et financier considérable.
Au demeurant, la Russie continue de proclamer son attachement au Conseil de l’Europe et son droit naturel à y participer en tant que pays géographiquement et culturellement européen. La perspective du départ ne semble pas effrayer des responsables russes résignés à l’isolement croissant de leur pays, qui leur apparaît comme le prix à payer pour assurer l’indépendance de sa politique étrangère.
En l’état actuel des choses, la Russie ne devrait pas pouvoir voter pour élire le nouveau Secrétaire général du Conseil de l’Europe, en juin 2019. C’est pourquoi, d’après le Représentant permanent de la Russie au Conseil de l’Europe Ivan Soltanovsky, l’année 2019 sera décisive : la prochaine réunion du Comité des ministres à Helsinki en mai sera « pratiquement la dernière chance de rectifier la situation ».(4)
Notes :
(1) « Matvienko zaiavila o poiavlenii ou Rossii jelaniia vyïti iz Soveta Evropy» [Matvienko fait part du souhait de la Russie de sortir du Conseil de l’Europe], Novaia Gazeta, 20 septembre 2018.
(2) Jean-Pierre Massias, « La Russie et le Conseil de l’Europe : 10 ans pour rien ? », Russie.Nei.Visions, n° 15, IFRI, janvier 2007.
(3) Anna Pouchkarskaia, « Konstitoutsionnyi soud pritvorilsia Evropeiskim » [La Cour constitutionnelle prétend être européenne], Kommersant, 29 décembre 2017.
(4) Youri Paniev, « Vykhod Rossii iz Soveta Evropy ne isklioutchen » [Une sortie de la Russie du Conseil de l’Europe n’est pas exclue], Nezavissimaia Gazeta, 9 décembre 2018.
Vignette : Ivan Soltanovsky, Représentant permanent de la Fédération de Russie au Conseil de l’Europe, octobre 2018 ((photo : Council of Europe/Candice Imbert).
* Étudiant de Master 2 Relations internationales à l’Inalco et Sciences Po Rennes.