La Moldavie et la Roumanie révèlent l'émergence d'un nouveau front : celui de la guerre informationnelle orchestrée depuis Moscou. Ces opérations d'une sophistication inédite, alliant crypto-financement et désinformation par intelligence artificielle, visent à fragmenter la cohésion euro-atlantique sur le flanc oriental du continent.
Un front hybride à l’est de l’Europe
La Moldavie, laboratoire géopolitique de 2,6 millions d’habitants, subit des ingérences d’une sophistication inédite. Crypto-financement, désinformation générée par intelligence artificielle, cyberattaques coordonnées : les méthodes documentées révèlent une montée en gamme opérationnelle. Plus de cent millions d’euros auraient été mobilisés, selon les services moldaves, pour corrompre le processus des élections législatives à venir via des réseaux de cryptomonnaies. Parallèlement, la Roumanie fonctionne comme caisse de résonance, terrain d’expérimentation où se testent des narratifs anti-européens et anti-OTAN avant leur diffusion régionale. Cette synchronisation révèle une stratégie cohérente visant l’ensemble du flanc oriental européen. Ce qui se joue aujourd’hui entre Prut et Carpates préfigure les défis sécuritaires de demain pour l’Union européenne et l’OTAN.
Moldavie, cœur d’un dispositif d’ingérence
La présidente Maia Sandu et son Parti Action et Solidarité (PAS) font l’objet depuis 2020 d’une déstabilisation systématique, orchestrée selon le manuel classique de la guerre hybride russe. Les campagnes reprennent trait pour trait les méthodes employées contre Volodymyr Zelensky : accusations de corruption, remise en cause de la légitimité démocratique, exploitation de vulnérabilités sociétales spécifiques. Dans le cas de M. Sandu, sa condition de femme célibataire devient un angle d’attaque récurrent pour questionner sa capacité dirigeante dans une société encore marquée par des codes traditionnels.
Cette déstabilisation s’appuie sur des réseaux sanctionnés par l’Union européenne. L’oligarque exilé Ilan Șor, condamné pour fraude bancaire, opère depuis Moscou un système de financement occulte documenté par les autorités moldaves. L’ancienne gouverneure de Gagaouzie, Evghenia Guțul, condamnée en août 2025 à sept ans de prison ferme, n’a eu de cesse depuis son élection en 2023 de mobiliser sa région autonome contre la trajectoire européenne de Chisinau. La Gagaouzie, dotée d’un statut d’autonomie constitutionnelle incluant une clause de sécession, constitue en effet un levier permanent de fragilisation institutionnelle. Ces deux figures fonctionnent comme relais d’influence, coordonnant manifestations sur place et campagnes de communication depuis l’étranger.
Les pressions s’exercent également via la Transnistrie, entité auto-proclamée sous contrôle de facto d’autorités pro-russes. Celles-ci acheminent massivement lors de chaque scrutin ses électeurs vers les bureaux de vote nationaux, moyennant offres financières et indications précises de vote. Comme la Gagaouzie, la Transnistrie permet à Moscou d’exercer une pression structurelle sur l’État moldave, y compris indépendamment des cycles électoraux.
Ce dispositif n'est pas propre à la Moldavie. L’exemple de la Bulgarie, membre de l’UE et de l’OTAN, révèle le recours à des mécanismes similaires : ils passent notamment par des financements occultes via des réseaux oligarchiques, ou par l’exploitation de clivages identitaires afin de fracturer la cohésion étatique et de freiner l’intégration euro-atlantique.
Roumanie, miroir et terrain de test narratif
La Roumanie fonctionne désormais comme laboratoire narratif où se peaufinent les récits destinés à l’ensemble de l’Europe orientale. L’affaire du barrage Vidraru illustre parfaitement cette mécanique. En août 2025, la vidange technique de ce barrage hydroélectrique, opération de maintenance programmée depuis des années, est devenue prétexte à une campagne de désinformation massive. Sur TikTok, Facebook et des chaînes Telegram, des récits fantaisistes ont alors accusé la France d’avoir « racheté » secrètement Hidroelectrica, de pomper l’eau du lac vers l’Hexagone par trains-citernes et d'extraire de l'or des sédiments.
Ces accusations, entièrement fabriquées, s’appuient pourtant sur un fait réel et banal (un chantier de génie civil) pour articuler un ensemble d’affirmations extraordinaires puisant dans l’imaginaire conspirationniste. La méthode révèle sa sophistication : Hidroelectrica demeure une société publique roumaine détenue à 80 % par l’État, aucune entreprise française n'intervient dans les travaux confiés au consortium roumano-croate Elektromontaj-Končar, et aucun gisement aurifère n’existe dans le bassin de l’Argeș selon les cartes géologiques officielles.
Cette campagne vise plusieurs objectifs stratégiques. D’abord, délégitimer la présence française en Roumanie, notamment sa direction du bataillon multinational de l’OTAN dans le cadre de l’opération AIGLE déployée à Cincu. Ensuite, recycler la matrice narrative déployée au Sahel, où la France est systématiquement accusée de piller uranium et or. Le même schéma s’applique à l’Europe orientale ; seule la géographie change. Enfin, éroder la confiance dans l’intégration européenne en suggérant une mainmise étrangère sur les infrastructures stratégiques roumaines.
La diffusion suit le schéma désormais classique d’AdNow, cette plateforme publicitaire d’origine russe devenue instrument majeur de guerre informationnelle. Créée en 2014 par Sergueï Pankov et Alexeï Kouznetsov, nominalement enregistrée au Royaume-Uni mais conservant son infrastructure technique en Russie, AdNow a orchestré la manipulation de l’élection présidentielle roumaine de 2024, finalement annulée après constat d’ingérence. Les rapports de VIGINUM et les analyses de l’Atlantic Council ont bien documenté son rôle dans l’amplification systématique des narratifs pro-Kremlin via un écosystème de faux médias et contenus sponsorisés.
Logique transfrontalière
L’ingérence déployée en Moldavie comme en Roumanie révèle une logique transfrontalière cohérente, dépassant les cadres nationaux traditionnels. Les mêmes récits circulent des deux côtés du Prut avec des adaptations locales mineures. Le narratif de la « prédation française » testé en Roumanie autour du barrage Vidraru trouve ses déclinaisons moldaves dans les accusations de manipulation par l’Occident proférées contre Maia Sandu. En Moldavie, la propagande russe agite la peur d'une annexion rampante par Bucarest ; et en Roumanie, le même récit inversé dénonce une « roumanisation forcée » imposée par Chisinau aux institutions moldaves.
Cette circulation croisée s’appuie sur trois multiplicateurs décisifs. La diaspora moldave en Roumanie qui représente près d’un tiers de la population moldave disposant d’un passeport roumain, constitue un vecteur naturel de diffusion des narratifs dans les deux sens. Les réseaux sociaux, notamment les chaînes Telegram, permettent une amplification immédiate et massive dépassant les frontières administratives. Enfin, une partie du clergé orthodoxe, notamment la Métropole de Chisinau rattachée au Patriarcat de Moscou, fonctionne comme relais institutionnel dans les deux pays, légitimant religieusement les positions pro-russes.
Cette stratégie transfrontalière vise un objectif géopolitique précis : miner la résilience euro-atlantique à l’est de l’Union européenne. En fragmentant la cohésion entre États membres et candidats, en délégitimant les institutions européennes et otaniennes, en exploitant les vulnérabilités identitaires et socioéconomiques, Moscou cherche à créer un glacis de déstabilisation permanent sur le flanc oriental européen. L’originalité de cette approche réside dans sa dimension systémique : plutôt que de cibler isolément chaque pays, elle orchestre une déstabilisation régionale coordonnée, exploitant les interdépendances historiques, culturelles et économiques de la zone.
Dans cette architecture de déstabilisation, la Transnistrie illustre bien la stratégie d'influence de Moscou. Cette enclave séparatiste sert de terrain d'expérimentation privilégié pour les stratégies hybrides, démontrant comment maintenir un contrôle durable sans intervention militaire directe. La dépendance orchestrée du territoire opère via plusieurs leviers interconnectés : contrôle énergétique par la centrale de Cuciurgan (Inter RAO), réseaux économiques parallèles, médias pro-Kremlin et clergé orthodoxe rattaché au Patriarcat de Moscou. Depuis les ruptures logistiques de 2022, ces canaux d'ingérence transforment la Transnistrie en zone grise permanente au service de la fragmentation euro-atlantique.
Un risque de contamination narrative plus à l’Ouest ?
Ces deux pays constituent des cas exemplaires d’une guerre informationnelle menée à l’échelle régionale. Cette approche systémique, orchestrée depuis Moscou mais relayée par des réseaux locaux, combine sophistication technique et exploitation des vulnérabilités locales. Plus structurées que les ingérences ponctuelles du passé, ces opérations coordonnées exploitent les interdépendances européennes pour maximiser leur impact déstabilisateur.
Le risque principal réside dans la contamination progressive de ces récits vers le cœur de l’espace européen. Les narratifs testés et peaufinés en périphérie orientale trouvent progressivement leurs déclinaisons dans les débats politiques des capitales occidentales. La logique de contagion informationnelle suit les flux migratoires, les réseaux diasporiques et les circuits médiatiques transnationaux. Ce qui commence comme manipulation électorale locale peut se transformer en crise de confiance européenne généralisée.
Cette réalité impose une coordination renforcée entre Union européenne et OTAN sur le champ informationnel. Face à des menaces structurellement transfrontalières, la réponse ne peut plus être exclusivement nationale. L’agence française VIGINUM, la coopération avec les services moldaves, l’enquête européenne contre TikTok constituent des premiers jalons, mais l’ampleur du défi exige une montée en puissance institutionnelle. L’Europe doit développer sa propre capacité de guerre informationnelle défensive, sous peine de subir indéfiniment l’initiative adverse. L’enjeu dépasse la Moldavie et la Roumanie : c’est la résilience démocratique européenne qui se joue aux marges orientales du continent.
Vignette : Bâtiment du Parlement à Chisinau (© Guttorm Flatabø/CC BY 2.0)
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* Guillaume SANCEY est analyste indépendant, fondateur de CentaureM, spécialisé dans l’étude de l’ingérence russe, du conspirationnisme et des dynamiques de désinformation. Ses recherches se situent à la croisée de l’histoire de la propagande soviétique et des nouvelles méthodes de guerre informationnelle à l’ère numérique.
Pour citer cet article : Guillaume SANCEY (2025), « Un front hybride à l’est de l’Europe : anatomie d’une guerre informationnelle », Regard sur l'Est, 22 septembre.