L’île de Kiji : un paradis réglementé

Série d’été : de Saint-Pétersbourg à Moscou en 4 escales fluviales.


L’île de Kiji Saint-PétersbourgDeuxième escale de notre parcours fluvial en direction de Moscou, la « perle de la Carélie » est inscrite sur la liste du patrimoine mondial par l’Unesco depuis 1990. L’activité générée par le tourisme constitue aujourd’hui une source de revenu essentiel pour l’ensemble de cette région située aux confins nordiques de la Russie, mais son développement est soumis à des règles très strictes destinées à protéger son environnement exceptionnel.

Perdue au septentrion du lac Onega, l’île de Kiji compte largement plus d’oiseaux que d’habitants. Ce minuscule territoire de 6 km_, ancré, à l’instar d’une myriade d’îles, dans les eaux du deuxième lac d’Europe (9720 km_), à environ 700 km au nord-est de Saint-Pétersbourg, compte officiellement 57 habitants en hiver. Pourtant, lorsque les eaux du lac se libèrent des glaces et que la belle mais courte saison arrive –il neige parfois à Kiji en juin!–, la population des résidents double. Avec l’arrivée des visiteurs, elle décuple. En été, les lieux, inscrits au cœur d’une nature belle à couper le souffle, changeant de couleur de semaine en semaine sous la floraison des fleurs sauvages, sont transfigurés. Kiji est en effet connue dans le monde entier pour son exceptionnel ensemble architectural en bois inscrit sur la liste du patrimoine mondial. Ironie de l’histoire, la vie des deux plus belles églises en bois du monde fut sauvée de la folie destructrice de l’athéisme communiste par un décret promulgué par les bolcheviques eux-mêmes, qui décidèrent de protéger les vieux bâtiments en bois de la région parce qu’ils représentaient «le résultat de la créativité prolétarienne».

Au centre d’une soixantaine d’hectares d’herbes folles semées de chapelles, de maisons paysannes, de greniers, de granges, de moulins à vents et de bains russes, les vingt-deux bulbes en bois de la cathédrale de la Transfiguration constituent le joyau de l’île, prouesse d’architecture datant du XVIIIe siècle. Pas un seul clou, dit-on, n’aurait été utilisé à l’époque pour sa réalisation –les clous ayant, chez les chrétiens, mauvaise presse-. La légende raconte également que, son œuvre achevée, le charpentier Nestor aurait jeté sa hache en signe d’humilité devant le miracle de sa propre création. A deux pas, l’église de l’Intercession, dégage, avec ses ornements de bois patinés et ses icônes naïves, une piété émouvante, tout en rappelant la prospérité passée de cette ancienne colonie de la République marchande de Novgorod. Habitées depuis le IIe siècle après J.-C., les terres noires fertiles de Kiji attirent, à partir du XIIe siècle, les Novgorodiens intéressés par sa position stratégique sur la route commerciale de la Baltique. A l’instar des îles voisines, riches en fourrures, en bois et en rohart, Kiji devient une étape capitale sur la route de la colonisation du nord par les aventuriers et les trappeurs russes. Les générations d’architectes et de charpentiers surdoués de Kiji participeront largement, au XVIIIe siècle, à la construction de Saint-Pétersbourg.

Architectes de l’Unesco

Les habitants de Kiji sont aujourd’hui les héritiers directs de cette tradition. L’entretien du musée de l’architecture en bois à ciel ouvert occupe en permanence, au nord de l’île, les habitants des deux villages d’Ivanovo et de Yamka, lui-même conçu, dans les années 1950, comme un musée à ciel ouvert, avec ses habitations du XVIIIe siècle importées d’autres villages de Carélie. La conservation de ce patrimoine exceptionnel est aujourd’hui très surveillée. «Nous recevons régulièrement la visite des architectes de l’Unesco», explique Sergueï. Originaire de Petrozavodsk, ce quadragénaire s’est installé définitivement sur l’île Kiji au milieu des années 1990 Non loin de sa maison d’Ivanovo, d’anciens bulbes en bois gris attendent dans les hautes herbes d’être restaurés. Les artisans de Kiji sont parfois recrutés de très loin: Mitia, la quarantaine, vient d’arriver de son Ukraine natale pour travailler dans la future usine de traitement du bois, en cours de construction sur le bord des marais d’Ivanovo qui doit permettre d’accélérer les travaux de rénovation du musée d’architecture. «Les architectes de l’Unesco nous donnent des instructions très strictes pour la restauration des monuments, comme c’est le cas, à l’heure actuelle, pour l’église de la Transfiguration», ajoute Sergueï. D’épineux problèmes bureaucratiques maintiennent ses portes fermées depuis plus de dix ans. Selon les prévisions des guides locaux, le joyau de Kiji devrait rouvrir ses portes au public en 2012.

L’inscription de la totalité du l’île de Kiji sur la liste du patrimoine mondial y a sévèrement limité le développement du tourisme. Les visiteurs y accèdent par bateau, uniquement, pour une journée ou pour quelques heures. Quatre fois par jour au plus fort de la saison, les hydroglisseurs amènent de Petrozavodsk les touristes russes et étrangers, tandis que les croisiéristes embarqués de Saint-Pétersbourg sur la route de Moscou y font escale à raison d’environ 500 par jour. Des quotas limitant les entrées sur le site ont été institués. Surveillé par un petit dispositif policier, mandaté pour verbaliser les visiteurs irrespectueux de la nature ou des monuments, le musée en plein air est interdit aux fumeurs. Egalement soumises à un contrôle strict, quelques embarcations de plaisance mouillent en plein été dans le petit port, profitant des fameuses nuits blanches de juin, qui procurent vingt heures de soleil par jour. Reliés entre eux par une route unique, sillonnée par un bus et de nombreuses bicyclettes, les deux villages d’Ivanovo et de Yamka ne disposent d’aucune infrastructure hôtelière.

Appétits finlandais

Ne seraient-ce les téléphones mobiles qui fleurissent sur cette île longtemps coupée du reste du monde, la modernité semble s’être arrêtée aux portes de Petrozavodsk, la capitale de la république de Carélie, située à 66 km au sud de Kiji, sur la rive occidentale du lac Onega. Point de départ de lignes régulières à destination de Kiji, cette ville de 280 000 habitants, située au bord de la rivière Lossossinka, a vu le jour en même temps que Saint-Pétersbourg. Au XVIIIe siècle, Pierre le Grand y installe des fonderies, destinées à équiper la toute nouvelle flotte de la Baltique en armement pendant la Grande Guerre du Nord contre les Suédois. Par la suite, la ville fut utilisée par les tsars, puis par les bolcheviks pour éloigner de Saint-Pétersbourg les fauteurs de troubles. Les industries caréliennes se concentrent sur la préparation du mica, de chaussures et de conserves de poissons, la métallurgie, mais aussi du bois de charpente et la fabrication de meubles. On y trouve près de 90% de Russes et 10% de Finnois et de Caréliens, eux-mêmes cousins des Finnois.

La Carélie occidentale fit d’ailleurs partie, à plusieurs reprises, de la Finlande. En 1917, la région fut cédée au royaume scandinave avant d’être de nouveau annexée par l’URSS en 1940. Le finnois y est encore fréquemment utilisé, à côté du russe, comme langue de communication, bien que le carélien, idiome finno-ougrien proche du hongrois et de l’estonien, soit également parlé en quelques endroits. La république de Carélie, surnommée «le pays des lacs, des forêts et du granit», s’étend des limites de la région de Saint-Pétersbourg au cercle arctique. La région compte près de 60.000 lacs et 30.000 km_ de zones humides. La moitié de sa surface est couverte de forêts qui aiguisent aujourd’hui les appétits des firmes finlandaises spécialisées dans la coupe du bois. Considérées comme les plus anciennes d’Europe, les forêts caréliennes, que l’Etat russe ne semble plus en mesure de protéger, constituent aujourd’hui un enjeu de taille dans les relations économiques russo-finlandaises.

Lorsqu’ils ne viennent pas de Saint-Pétersbourg, les jeunes employés du musée de l’architecture en bois en plein air de Kiji, guides et caissiers, arrivent en été de la ville de Petrozavodsk. La saison dure près de cinq mois. Logés dans le foyer installé dans le village de Yamka, le personnel saisonnier concède que cette activité présente quelques agréments: «Après la fin de la journée de travail, vers 20 heures aujourd’hui, par exemple, puis nous allons au sauna, et puis nous nous baignons dans le lac Onega… à condition, bien sûr, que l’eau ait suffisamment chauffé dans la journée! C’est très souvent possible au mois de juillet, où les nuits ne durent encore que quelques heures», indique Macha, l’une des trente guides saisonnières de Kiji. Macha qui, comme la majorité de ses collègues de travail, n’a pas encore trente ans, travaille deux mois par an à Kiji. Les plus pieux des jeunes gens assistent chaque dimanche et jour de fête aux offices célébrés par le père Nicolas, un prêtre d’origine française installé à Petrozavodsk en hiver et à Kiji en été. «Cette coupure de quelques semaines avec nos familles n’est pas très dure car nous avons les moyens de leur téléphoner quand bon nous semble: Kiji n’est pas aussi coupée du reste du monde qu’il y paraît. Nous avons ici tout le confort que nous pouvons désirer, comme la télévision, même si nous vivons en pleine campagne, à l’air pur; c’est d’ailleurs un des aspects plaisants de cette activité saisonnière.» En hiver, Macha enseigne le français dans une école de Petrozavodsk, de l’université de laquelle elle est diplômée.

Vipères sacrées

«Cette année, c’est ma troisième saison», ajoute Macha. «J’aime beaucoup cet emploi qui me permet de rencontrer des Français et de pratiquer cette langue dans les conditions les plus vivantes possibles. A Petrozavodsk, j’ai rarement l’occasion de fréquenter des Français! Pour autant, je ne vivrais pas non plus à Kiji toute l’année: lorsque les touristes sont absents, il ne se passe strictement rien ici!» A côté du sauna en bois posé sur l’eau du lac, trois vaches et un couple de chevaux paissent dans le pré qui entoure le foyer des guides de Kiji. Des meules de foin coupé attendent dans le champ d’être rentrées. Dans l’unique magasin d’alimentation de Yamka, où les produits frais se font rares, les jardins potagers fournissant la plupart des produits de la terre consommés par les habitants de Kiji, une radio locale diffuse une émission en langue carélienne. A côté du magasin, des stères de bois empilées voisinent avec une cuve de combustible finlandais. Dépassant encore en été le nombre d’êtres humains présents sur l’île, les vipères, jadis considérées comme sacrées et à l’origine des mythes les plus anciens de l’île, abondent dans les herbes hautes.

 

Le tourisme russe en recherche de développement

 

Photo: Marie-Anne Sorba

Article : Marie-Anne Sorba

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