Entre l’isolement et le monde : Hvar et les îles de Dalmatie

Les îles sont souvent une métaphore de l’isolement. Or celui-ci est plus un mythe qu’une réalité. Les îles, bien souvent, sont plus intégrées au monde que les villes et les villages reculés. L’île de Hvar, dans la mer Adriatique, ne déroge pas à cette règle et est une bonne illustration de cette apparente contradiction.


Quand le réalisateur croate Vinka Brešan entreprit son important voyage cinématographique, il débuta par deux îles, bien que lui-même soit originaire de Zagreb, et ne se rendit sur le continent que plus tard. Deux de ses films, encensés par la critique, ont donc été tournés dans l’Adriatique: La guerre commença sur mon île (Kako je počeo rat na mom otoku, 1996) et L’esprit du Maréchal Tito (Maršal, 2000). Le premier est un regard ironique, insulaire et microcosmique sur les guerres yougoslaves. Il traite d’un thème sensible, sans sombrer dans le patriotisme de rigueur sur le continent. Dans le deuxième film, Maršal, Tito semble revenu des morts. Il hante l’île, ce qui mène à la résurrection inattendue du communisme. Dans les deux films, les distances séparant les îles du continent et leur isolement confèrent aux protagonistes et au réalisateur un certain degré de liberté vis-à-vis de thèmes jugés trop sérieux pour le continent. Pour Zoran Ferić, un écrivain connu, les îles sont des endroits assez sinistres. Leur organisation sociale cloisonnée leur permet de dissimuler crimes de sang et autres secrets. Dans son roman La mort de la petite fille aux allumettes (Smrt djevojčice sa žigicama, 2007), qui se déroule à Rab, le retour sur l’île du protagoniste principal, Fero, est un retour à l’isolement, mais en un lieu confronté au monde extérieur.

Des ports vénitiens aux puits de pauvreté : les îles de Dalmatie entre deux empires. 

Les notions de proximité et de distance ne sont pas données, mais construites. Les centres politiques et légaux vers lesquels les îles de Dalmatie se sont tournées au fil des 300 dernières années ont été Venise, Rome, Vienne, Paris, Belgrade, Zagreb et Berlin (à diverses occasions). Pour Hvar, Brać, Korćula et les centaines d’îlots dans la région, ce centre a longtemps été la cité maritime de Venise. Dans son histoire de Venise, Thomas Madden[1], relève que la mer était à Venise ce que les champs, les forêts et les montagnes étaient aux empires et aux royaumes de ce temps. Les îles, dans ce contexte précis, n’étaient pas les avant-postes d’une puissance terrestre ; elles étaient au centre d’un pouvoir maritime. Durant près du demi-siècle de domination vénitienne dans l’Adriatique, les routes maritimes étaient plus fiables que celles sur le continent. Venise n’étant alors pas seulement l’une des plus grandes villes d’Europe mais aussi l’un de ses principaux centres de commerce mondial, ses riches embarcations commerciales ne se contentaient pas de passer par les îles dalmatiennes: elles les incluaient dans le commerce international. L’historien Vinko Pribojević notait déjà au 16ème siècle à propos de Hvar : « Tout ce qui est produit dans le riche Orient, tout ce que le Latium produit en abondance, tout ce que l’Afrique ensoleillée porte, ce que porte aussi l’amer Hispania, tout ce que la cruelle Schitia donne en échange, tout ce qu’offre la joyeuse Arabie, tout ce que la Grèce exporte, peut très souvent être acheté dans cette ville »[2]. À mesure que les bateaux vénitiens embrassèrent cette côte adriatique, ses ports, à l’instar de Hvar, devinrent de véritables centres commerciaux.

Mais les changements de routes maritimes, qui frappèrent plus tard l’Adriatique et la chute de Venise mirent un terme à l’épanouissement des îles dans la région. Elles devinrent peu à peu des recoins de ce monde, qu’une population appauvrie cherchait à quitter. Jakov Buratović, par exemple, originaire d’un petit village sur l’île de Hvar, quitta l’île jeune homme et participa à la construction du Canal de Suez, comme de nombreux autres Dalmates. Il déménagea ensuite en Argentine, où il devint célèbre sous le nom de Santiago Buratovich pour avoir posé les fondations du réseau télégraphique et contribué à la Conquête de l’Ouest argentin. Aujourd’hui, une petite ville en Argentine, Mayor Buratovich, porte son nom.

Grâce au vin, Hvar renoua brièvement avec la prospérité à la fin du 19ème siècle, quand un parasite d’Amérique du Nord commença à détruire la plupart des vignobles européens. Hvar parvint à échapper à la peste du phylloxera pendant quelques décennies et tira profit du malheur de l’Europe. Le parasite finit néanmoins par trouver le chemin de l’île en 1909 et détruisit ses vignobles. La maladie qui affecta l’Europe aux 19ème et 20ème siècles fut donc à la fois responsable du renouveau économique de Hvar (sa population culmina autour de 1900) et de son déclin quelques années plus tard.

L’avènement des États-nations : Hvar dans les turbulences de l’histoire 

Avec le déclin de la monarchie habsbourgeoise, l’idée d’un état Yougoslave s’épanouit sur la côte dalmate. Il s’agissait d’une part de faire rempart aux prétentions territoriales de l’Italie, et d’autre part de consolider les relations généralement cordiales qui prévalaient alors entre intellectuels et hommes politiques serbes et croates. Parmi eux figurait Ante Tresić-Pavićić, un écrivain de Hvar, qui devint un important avocat de l’unité yougoslave après la Première Guerre mondiale et qui intégra par ensuite le service diplomatique du tout jeune Royaume de Yougoslavie. En 1919, la foule rassemblée à Jelsa, sur l’île de Hvar, acclama la venue d’un émissaire britannique par des « Vive l’Angleterre, l’Amérique et Wilson ! » mais aussi, par des « Vive la Yougoslavie ! »[3]. La foule fut rapidement dispersée par les soldats italiens qui occupaient l’île. Ceux-ci quittèrent Hvar deux ans après, à la suite de l’accord de paix conclu en 1920 entre la Yougoslavie et l’Italie.

Dans les années 1940, une nouvelle vague de Dalmates quittèrent les côtes et les îles de la région afin de fuir l’occupation allemande. Après la capitulation de l’Italie face aux Alliés en 1943, la côte et de nombreuses îles dalmates tombèrent brièvement sous le contrôle des Partisans yougoslaves, la résistance antinazie dans la région. Mais, en l’espace de quelques mois, entre la fin de 1943 et le début de 1944, les troupes allemandes parvinrent à s’imposer, notamment à Brač, Šolta et Hvar. Des dizaines de milliers d’insulaires prirent la fuite vers Vis, puis l’Italie. Nombre d’entre eux furent alors envoyés au camp de El-Shatt dans le Sinaï, une ville de tentes au milieu du désert, gérée par les Partisans, sous le contrôle des Britanniques. La ville s’était dotée de « rues, de numéros de maison, d’écoles, d’hôpitaux, de cliniques, de bureaux de poste, de théâtres, de chœurs, d’équipes de football, de clubs de sport, d’un cimetière et d’églises »[4]. La fameuse procession de Pâque « sous la croix » (pod križem), qui court sur 25 kilomètres, dure huit heures et traverse l’île de Hvar durant la nuit du jeudi au Vendredi saint avait été transférée à El-Shatt. Les principaux villages de l’île, Jelsa, Pitve, Vrisnik, Vrbanj, Svirće et Vrboska, avaient été recréés dans la chaleur torride du désert. Et les réfugiés ne purent retourner sur leur île qu’en 1946.

Le rythme du tourisme à Hvar

Après la guerre, Hvar et la Dalmatie devinrent moins connectées au monde par l’émigration que par le tourisme. Celui-ci avait déjà commencé au milieu du 19e siècle. Un train, le Südbahn, conduisait alors les passagers de Vienne à la mer Adriatique, et les bateaux à vapeur opéraient déjà régulièrement entre Trieste et Hvar, la « Madère de l’Adriatique ». Le tourisme était dans un premier temps réservé à une élite. Celle-ci venait sur recommandation médicale afin de soigner divers maux. En 1905, le guide Baedeker pour l’Autriche-Hongrie suggérait de séjourner à l’hôtel thermal Kaiserin Elisabeth, ouvert toute l’année. Le prix pour une chambre était de 6 à 12 couronnes, un montant que seuls les riches pouvaient se permettre de dépenser. Aujourd’hui, l’intérêt des célébrités pour l’île persiste, comme en témoignent les journaux à sensations qui chaque été les y photographient. Hvar n’est plus la Madère de l’Adriatique, elle en est sa Cannes – du moins dans l’imaginaire de ceux qui espèrent voir une star hollywoodienne et un magnat russe entrant dans le port de l’île sur un yacht digne d’un James Bond.

Le tourisme de masse commença dans les années 1960. La Yougoslavie socialiste avait alors non seulement aboli les restrictions de voyage pour ses propres citoyens; elle accueillait aussi bien volontiers les visiteurs étrangers sur ses côtes. Des infrastructures furent érigées en grand nombre pour satisfaire cet objectif, de la route côtière sur l’Adriatique aux connections en ferry. Pour la première fois, des Yougoslaves purent se rendre sur l’île en tant que Yougoslaves. Des milliers d’enfants de Belgrade passèrent ainsi leurs vacances aux côtés de touristes allemands ou autrichiens, rapprochant un peu l’île de la Yougoslavie et l’intégrant aussi dans les flux touristiques européens. Cette transformation donna à l’île un nouveau rythme de vie. À mesure que le tourisme surpassait l’agriculture comme source de revenus, la vie sur l’île devint moins rude, mais plus dense aussi. Chaque année, durant les mois d’été, la vie sur l’île devient frénétique. Presque tous les habitants font des affaires avec les touristes – ils louent des chambres, préparent des repas, vendent des sachets de lavande ou emmènent les visiteurs en excursion. Passée la frénésie estivale, la vie ralentit.

Hvar a aujourd’hui son propre super-héros. Boris Bunčuga, ou « L’homme lavande », est le héros improbable des réalisateurs de bandes dessinées Vančo Rebac et Toni Faver. Son histoire est la suivante : Boris Bunčuga était autrefois une « mouette » (galeb en croate), c'est-à-dire un Dalmate racolant les touristes occidentaux durant les années dorées de tourisme yougoslave. Après une soirée trop arrosée dans un club, il s’endort dans une raffinerie de lavande et un accident industriel le transforme en «homme lavande», super- héros en bas violets et cape jaune. Son seul pouvoir, fort modeste au demeurant, est d’éloigner les moustiques et les mites. Sa malédiction, par contre, est de ne jamais pouvoir quitter l’île. À tout jamais jeunot, l’homme lavande est passé de la Yougoslavie au présent. Sa malédiction, toutefois, ne ressemble guère à l’expérience des habitants de l’île. Quitter l’île, au moins temporairement, reste pour eux parfaitement normal. Pour donner naissance, étudier ou faire les magasins. L’île reste aussi en ce sens connectée au monde, tout comme elle l’était par le passé. La nouvelle donne est cependant le tourisme de masse, qui draine des milliers de visiteurs chaque année. Hvar n’est donc pas menacée d’isolement. Ses habitants profitent plutôt de sa juste distance du continent.

Notes :
[1] Thomas Madden, Venice : a New History, Viking Penguin, Londres, 2002.
[2] Bojka Milicic, « Exchange and Social Stratification in the Eastern Adriatic: A Graph-Theoretic Model ». Ethnology. Vol.32(4), 1993, pp.375–395.
[3] Capitaine J. G. L. Pommerol. Rapport sur Lesina, Lissa et Curzola, Croatie, Woodrow Wilson Presidential Library Online Archive, 5-12 juin 1919.
[4] Nataša Mataušević, El Shatt. Zbjeg iz Hrvatske u pustinji Sinaja, Egipat (1944-1946) , Hrvatski Povijesni Muzej, Zagreb, 2007, p. 93.

Voir la version en anglais

Vignette : Hvar, 2006 (Photo libre de droits, attribution non requise).

* Florian BIEBER est professeur d’études sud-est européennes à l’Université de Graz en Autriche. Cet article est traduit de l’anglais par Florent Marciacq.

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