Kazakhstan: Les répressions politiques après la tragédie de Janaozen

D'une ampleur sans précédent dans l'histoire du Kazakhstan indépendant, le mouvement de grèves des pétroliers de Mangistau s'est achevé dans le sang, les 16 et 18 décembre 2011, à Janaozen et Chetpe. Depuis, un double mouvement de protestations et de répressions s'est amorcé au Kazakhstan.


Les manifestions non autorisées d’Almata les 17 et 28 janvier, 25 février, et 24 mars 2012 -cette dernière protestation étant dédiée au souvenir des victimes de Janaozen, 100 jours après le drame- attestent d'une conscience civique kazakhstanaise. Mais, simultanément, les actions de répression à caractère politique se multiplient elles aussi, dépassant le cadre de la région de Mangistau. Elles mettent en lumière l'incapacité et/ou le manque de volonté du pouvoir à dialoguer avec les protestataires.

Entamé en mai 2011 dans les entreprises Karajanbasmounaï[1] et Ozenmounaïgaz[2], le conflit des pétroliers s’est vite dégradé en raison du refus des autorités d’entamer une quelconque négociation avec les grévistes. Les principales revendications de ces derniers portaient sur des augmentations de salaire, le droit à des syndicats indépendants et la libération de certains de leurs camarades emprisonnés depuis l'été. Le 16 décembre 2011, alors que Janaozen s'apprêtait, comme le reste du pays, à célébrer les 20 ans de l'indépendance de cette ex-république soviétique, le maire de la ville avait clairement prévenu de son intention de chasser du centre de la place Yntymak les pétroliers grévistes dont les revendications n'avaient toujours pas été prises en considération. Des unités d'élite ont encerclé la place, utilisé des gaz lacrymogènes afin d'en déloger les 5 000 personnes présentes et tiré à balles réelles, faisant, officiellement, 17 morts et une centaine de blessés.

Répressions puis libérations en trompe l’œil

Les répressions ont commencé dès l'été 2011, ciblées contre les pétroliers en grève, la juriste du syndicat des ouvriers Karajanbasmounaï Natalia Sokolova, et des activistes et journalistes s'intéressant à ce mouvement. Elles se sont poursuivies après les élections législatives de janvier 2012. Le 23 janvier, des employés du Comité de sécurité nationale (KNB, successeur du KGB) ont perquisitionné les locaux du parti Alga et le domicile de son président Vladimir Kozlov. Au moins 52 personnes ont été arrêtées ou assignés à résidence, toutes accusés par le pouvoir d'avoir organisé les « désordres » de Janaozen. Parmi elles, V. Kozlov et Aïjangul Amirova du parti Alga, Serik Sapargali activiste du Narodniï Front/Halyk Maïdany[3] et deux leaders du mouvement de grève de Janaozen, Akjanat Aminov et Estaï Karachaev. Le metteur en scène Bolat Atabaev et le leader du mouvement Roukh Pen Til Janbolat Mamaï, qui s'étaient engagés auprès des grévistes dès l'été, ont alors été assignés à résidence. I. Viniavski, rédacteur en chef de l'hebdomadaire d’opposition Vzgliad depuis 2007 (qui serait financé par l'ancien banquier Moukhtar Abliazov exilé à Londres[4]) a été arrêté le 23 janvier 2012 et accusé d'avoir appelé au renversement du régime. Il a finalement été libéré le 15 mars 2012 mais aurait pu être condamné à 7 ans de réclusion. La sortie de prison, début mars, de la juriste N. Sokolova est aussi, selon Halyk Maïdany, une demi-mesure destinée à amadouer le Parlement européen.

Ce dernier a émis une résolution à la mi mars[5], dans laquelle est demandée la libération de tous les prisonniers politiques, l'autorisation et l'enregistrement de tous les partis et syndicats. Il y est précisé, entre autres, que les négociations en vue du renouvellement de l’Accord de partenariat et de coopération (APC) qui lie le pays à l’Union européenne sont au point mort. Le Parlement appelle en outre à l’adoption d’une « nouvelle stratégie dans les relations entre l'Union et le Kazakhstan, consistant à suspendre toute discussion sur les questions de sécurité et de sécurité de l'approvisionnement énergétique tant qu'aucune amélioration sérieuse n'aura pas été constatée dans ce pays dans le domaine des droits de l'homme et de la démocratie ».

Face à cette attaque, Astana a affiché une indifférence sereine, mais cette façade cacherait des inquiétudes réelles, d'ordre politique et économique. Astana n'a pas intérêt à s'aliéner un tel partenaire, d'une part en raison des investissements réalisés par l'UE et les grandes sociétés européennes et, d'autre part, parce qu'il ne souhaite pas se retrouver seul dans un double tête à tête face à la Russie d’un côté et à la Chine de l'autre. Ce qui d'ailleurs a toujours motivé la politique dite « multivectorielle » du président N. Nazarbaev. De plus, Astana ne souhaite pas voir anéantie la perspective de la signature prochaine du nouvel accord UE-Kazakhstan pour un partenariat élargi.

Mais les libérations de I. Viniavski et de N. Sokolova ne doivent pas faire oublier que V. Kozlov est toujours détenu: la durée de sa détention a été prolongée jusqu'au 23 mai, et les actes qui lui sont reprochés pourraient lui coûter jusqu’à 12 ans de réclusion. Par ailleurs, le média d'opposition Respoublika est inquiété, à son tour, avec l'interpellation le 28 mars par le KNB de deux de ses journalistes. Si elles ont été relâchées dans la journée, en revanche Daniar Moldachev, directeur de la société qui imprime ce journal, a été arrêté peu après par le KNB, pour être finalement libéré le 13 avril.

Selon ces opposants, le KNB aurait inventé de toutes pièces un groupe criminel, avec à sa tête V. Kozlov, S. Sapargali et B. Atabaev et d'autres activistes de Halyk Maïdany. L'enquête serait menée par ceux qui ont donné l'ordre de tirer les 16 et 18 décembre 2011 à Janaozen. Le mouvement Halyk Maïdany a demandé en janvier à la Commission européenne et au Parlement européen de créer une commission d'enquête internationale sur la tragédie de Janaozen et a dénoncé le glissement de la «démocratie dirigée» vers un régime totalitaire. L'annonce d'un attentat déjoué par le KNB, le 28 mars, préfigurerait le lancement de nouvelles attaques contre les droits des citoyens kazakhstanais et la liberté. C’est d’ailleurs M. Abliazov qui a été d’emblée désigné par le pouvoir comme étant l’instigateur de ce projet échoué d’attentat.

La répression aurait pour objectif de faire baisser la tension interne car le pouvoir craint que V. Kozlov et d'autres activistes puissent user de leur influence pour soutenir les mouvements de Janaozen et d'autres régions, comme celle de Karaganda. Mais l'effet pourrait être inverse et les protestations, pour le moment, ne faiblissent pas.

Conséquences d’une usure politique

L’usure politique à laquelle est aujourd’hui confronté N. Nazarbaev et les luttes intestines qui s'en suivent ne sont sans doute pas étrangères à ces troubles politiques. Le Président aurait, de fait, transmis l'essentiel de son pouvoir au Premier ministre, Karim Massimov, et au chef de l'administration présidentielle, Aslan Moussine. Il aurait donc perdu le contrôle d'une partie des processus politiques internes.

Ces luttes, qui mettraient en danger le système dans son ensemble, voient s'affronter notamment des «faucons» et des «colombes» qui ont pour objectif commun de conserver l'ordre actuel, tout en ne disposant pas des mêmes moyens. Les « faucons », emmenés par K. Massimov et A. Moussine, pourraient être ceux qui ont donné l’ordre de tirer à Janaozen et de mener la répression à l'encontre de V. Kozlov, S. Sapargali et des activistes de Halyk Maïdany. Les «colombes», elles, n'auraient pas les mêmes moyens. Pourtant, nombre des adversaires de K. Massimov et de A. Moussine, ne sont pas dépourvus de ressources financières et humaines puisque figurent parmi eux, notamment, le chef du KNB Nourtaï Abykaev, le président du Fonds Samrouk Kazyna (dont les parts dans divers entreprises contribuent à environ 53 % du PIB du Kazakhstan) Oumirzak Choukeev, le maire d'Astana Imangali Tasmagambetov mais aussi l'économiste, ancien vice-Premier ministre et actuel maire d'Almata Akhmetjan Essimov.

L'opposition kazakhstanaise regarde vers Moscou

Si la crise de 2008 a sans doute joué le rôle d’accélérateur de la crise sociale et politique, comme dans bon nombre de pays qui ont généré les révolutions arabes, les raisons de la montée de la protestation au Kazakhstan sont propres au pays. Et le discours de l’opposition kazakhstanaise fait plus souvent référence à l'espace post-soviétique qu'aux pays nord-africains et moyen-orientaux. Parmi ces références, reviennent fréquemment les purges soviétiques de 1937 et les manifestations réprimées en décembre 1986 dans la capitale, après que M. Gorbatchev ait voulu remplacer le Premier secrétaire kazakh du PC de la RSS par un Russe.

C'est plutôt vers la Russie que regarde cette opposition kazakhstanaise depuis quelques mois, puisque deux anciens candidats à l’élection présidentielle se sont rendus à Moscou en mars 2012 afin d’y étudier les techniques des opposants russes[6]. Parmi leurs revendications communes, soulignons la demande d'une concurrence libre des partis sur l'arène politique et l'adresse aux pays occidentaux pour faire pression sur les dirigeants corrompus qui possèdent des biens immobiliers et des comptes bancaires en Europe. Comme en Russie, l'opposition au Kazakhstan estime que les élites au pouvoir tentent de conserver le système afin de protéger les biens et les positions acquis. À l'instar de l’opposant russe Alexeï Navalny qui déclarait à sa sortie de prison en décembre 2011 se sentir vivre dans une autre Russie, le leader du parti d’opposition Azat, Boulat Abilov, un brin fanfaron, expliquait, le 11 mars dernier, que son incarcération pour avoir organisé une manifestation non autorisée, n'avait en rien entamé son désir de se battre contre le pouvoir. Et d’affirmer que les régimes, tant en Russie qu'au Kazakhstan, finiront par tomber[7].

Néanmoins, selon Viatcheslav Abramov, le directeur de Freedom House, l'opposition libérale kazakhstanaise ferait fausse route en défendant les classes les plus défavorisées et en se positionnant sur le plan des revendications économiques : le cas de la Russie montre que ce ne sont pas ces classes qui soutiennent la contestation[8]. Pourtant, c'est bien dans le secteur pétrolier, et pour des revendications salariales, que le mouvement de contestation a pris au Kazakhstan. Dernier signe de l'adoption des formes et de symboles de la contestation de l'opposition russe: la reprise du ruban blanc des opposants russes, qui devient noir ici, avec la mention de Janaozen, de Chetpe et de Mangistau.

Notes :
[1] L’entreprise Karajanbasmounaï appartient à parts égales à la branche Exploration & Production de la compagnie nationale KazMounaïgaz et à la société chinoise CITIC Group.
[2] Ozenmounaïgaz est une filiale de la branche Exploration & Production de la compagnie nationale KazMounaïgaz.
[3] La coalition Narodniï Front/Halyk Maïdany rassemblait à la fin du mois du juin 2011 le parti d’opposition Alga, non enregistré, et le Parti communiste du Kazakhstan. Depuis, près de quarante mouvements s'y sont agrégés.
[4] A. Koujnikova, «Delo Igoria Viniavskogo», http://rus.azattyq.org/content/igor_vinyavsky_vzglyad/24512136.html, 12 mars 2012.
[5] www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=MOTION&reference=B7-2012-0135&language=FR.
[6] Garkavaia T., «V Kazakhstane boudet smena vlasti?» Respoublika, 9 mars 2012.
[7] Djakoub A., «Vykhodnoe voskresene dlia oppozitsii », informatsionno-analititcheskij portal respoublika, 11.03.2012
[8] Troubacheva T., «Viatcheslav Abramov: ''Stavkou nado delat na novyh lioudeï''», Respoublika, 30 mars 2012.

 

* Hélène ROUSSELOT est spécialiste de l'Asie centrale.

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