La Yougonostalgie: À la recherche de la patrie perdue

L’impact de la transition économique sur la vie des populations dans l’espace ex-yougoslave a été brutal et le «cri» des yougonostalgiques doit être compris plutôt comme une demande pour plus de justice sociale que comme le désir réel de reconstruire un État yougoslave.


Affiche d’un concert du groupe de rock «Bouton blanc» (Milica Popvic, Nova Gorica, Slovénie, février 2012)La yougonostalgie ne revêt pas de formes précises, pourtant ce phénomène est souvent présenté comme un danger par les élites politiques qui se réclament de la légitimité de la dissolution de la Yougoslavie socialiste. Dans le contexte du développement du libre marché, la mise en place d’un espace économique partagé s’impose à nouveau entre les différents États issus de l’implosion de la Fédération yougoslave, alors que l’espace commun culturel n’a jamais cessé d’exister. Dans chacun de ces pays s’est forgée une mémoire spécifique positive de la vie quotidienne à l’époque socialiste.

La Yougoslavie socialiste était différente des États du bloc soviétique et des pays de l’Europe centrale : dès 1948, elle était indépendante du régime soviétique, en raison de la rupture entre Tito et Staline. Sa structure économique permettait, plus ou moins selon les républiques, les échanges avec les autres pays, et notamment avec les pays occidentaux. Les frontières intérieures et extérieures étaient ouvertes et les Yougoslaves voyageaient librement, y compris vers l’Ouest. La Yougoslavie fut un des leadeurs du Mouvement des pays non-alignés au sein des Nations Unies qui constitua une troisième voie pendant la période de la Guerre froide, entre capitalisme et communisme. Puis, la Yougoslavie s’est dissoute par un éclatement violent et des guerres dans la plupart des six républiques qui la constituèrent. Les années 1990 étaient également le début d’une décennie de guerres pour la Yougoslavie.

La Yougoslavie en transition – le révisionnisme historique

L’idée du yougoslavisme (l’aboutissement du panslavisme des Slaves du Sud[1]) est antérieure à la construction de la Yougoslavie socialiste puisqu’elle est née à la fin du 19e siècle. Dans les années 1990, à l’époque de l’éclatement violent de la Yougoslavie, les discours politiques, de part et d’autre, ont commencé à remettre en cause le bien-fondé de l’idée de réunir les Slaves du Sud dans un seul État, et donc le passé yougoslave en tant que tel. Pour légitimer les guerres, l’accès à l’indépendance et à la souveraineté, les élites politiques dans chacune des républiques constituantes de la Fédération ont eu ainsi recours à un révisionnisme historique : elles étaient obligées de présenter le modèle yougoslave comme un échec dès sa conception afin de mobiliser les populations autour de leurs projets politiques.

Les différents segments d’une société voient le passé à travers des prismes différents et les expriment à travers de discours dissemblables ; ceci étant à l’origine d’une « divergence des mémoires mises en marche après la chute de socialisme »[2]. Ainsi, pour asseoir leur influence politique, les élites tentent de catalyser des mobilisations collectives en puisant dans les différentes mémoires, tout comme les populations qui s’inspirent de regards sélectifs sur le passé pour justifier leurs choix partisans. Par conséquent, les récits historiques véhiculés par ces mobilisations et par ces choix n’acceptent pas les explications en demi-teinte. Les faits sont seuls à compter et non pas leur contexte. Dans l’espace ex-yougoslave, l’histoire écrite auparavant par le régime socialiste, a été ainsi remplacée par les histoires ethnocentrées et rivales des différents nouveaux États. Il fallait désavouer non seulement la Yougoslavie et chaque évocation positive de cette période mais également mobiliser les populations en faveur des guerres et des causes nationalistes. Mais l’effacement de l’ancienne mémoire signifie également un effacement de l’histoire. On change les noms des rues, on change les fêtes nationales, on change les héros nationaux.[3]

La Yougonostalgie est multiforme

Par opposition aux discours dominants nationalistes, certains citoyens des différents nouveaux États ont commencé, à partir de la fin des guerres à ressentir et à exprimer une nostalgie postsocialiste - la Yougonostalgie. Dans tous les pays de l’ex Yougoslavie, les élites politiques, soit nationalistes soit libérales (et souvent les deux confondues ont qualifié de Yougonostalgiques tous ceux qui exprimaient librement des positions critiques à l’égard des nouveaux mythes antiyougoslaves[4].

D’abord, la Yougonostalgie fit partie du discours des intellectuels et des artistes, fréquemment partis en exile pendant l’hystérie nationaliste comme l’écrivaine Dubravka Ugresic ou l’actrice Mira Furlan[5]. Peu à peu, les médias ont commencé à s’intéresser à ce phénomène et les scientifiques ont suivi par les sondages l’évolution des opinions publiques.

Le Maréchal Tito

Une importante étude sur les perceptions des citoyens serbes à l’égard de la transition post-yougoslave[6] démontrent que les références au culte du Maréchal Tito perdurent. 62 % des répondants estiment que Tito était un grand homme d’État. Par ailleurs, les commémorations annuelles des fêtes célébrées à l’époque yougoslave, en relation avec le culte de Tito, ont toujours lieu à différents endroits dans tout l’espace ex-yougoslave. Par exemple, en 2011, le « štafeta » (le bâton symbolique de la jeunesse et de la révolution) a commencé son voyage, comme c’était habituel en Yougoslavie, à Umag, une petite ville croate, a traversé l’ex-Yougoslavie pour arriver le 25 mai 2011 à Belgrade pour la commémoration du jour de l’anniversaire officiel du maréchal Tito. Au même moment, à Sarajevo, se déroulait une commémoration dans le campus universitaire où s’élève toujours une statue de Tito. Un des slogans était « Što je vise laži, Tito nam je miliji i draži »[7] (Plus on entend de mensonges, plus on aime Tito). La symbolique de Tito et de la résistance partisane pendant la Seconde Guerre mondiale est toujours partout présente. Des souvenirs sont vendus dans les rues de Ljubljana, Sarajevo et Belgrade où des cafés et restaurants se nomment souvent « Yougoslavie », « Tito » mais également « Korčagin » (le nom d’un partisan connu de la résistance antifasciste), voire même « OZNA » (la police secrète de la sécurité politique de la Yougoslavie).

Les références culturelles

La subculture yougonostalgique est très visible dans le domaine de la musique. De nombreuses soirées thématiques « yougoslaves » sont organisées en Slovénie, Bosnie-Herzégovine et en Serbie. Le rock de Bosnie-Herzégovine, notamment le groupe «Bijelo Dugme» était écouté à Belgrade, alors que le siège de Sarajevo battait son plein. « Bijelo Dugme, « bouton blanc, fondé par Goran Bregovic à Sarajevo en 1974 a été un des groupes rock les plus célèbres de l’ex-Yougoslavie. Est également populaire le groupe slovène « Rock Partyzani », dont les chansons sont imprégnées de nostalgie et de patriotisme yougoslaves. Plus récemment, le jeune musicien-satiriste Grof Djuraz de Banja Luka, un des artistes les plus intéressants de Bosnie-Herzégovine, a fait vibrer son public avec sa chanson « Jugonostalgija » (http://www.youtube.com/watch?v=r-QwNipaVRI ).

Quant à la production cinématographique, les références à la Yougoslavie y sont également présentes, notamment dans des court-métrages sur l’industrie des voitures en ex-Yougoslavie. Le film « Yugo », de la réalisatrice Mina Djukic, traite, avec beaucoup d’humour, la voiture la plus populaire de l’époque yougoslave. En 2010, est sorti également le long métrage « Cinema Komunisto » de Mila Turajlic, une jeune réalisatrice serbe qui explore l’histoire de l’industrie cinématographique yougoslave et à la relation de Tito avec le cinéma.

Rappelons également que de nombreux sites Internet[8] lancés par des groupes informels offrent des informations sur la Yougoslavie, le concept de Yougonostalgie, mais signalent également des informations concernant les soirées « yougoslaves » les projets de commémorations, voire même les simulations d’une nouvelle Yougoslavie.

Dans le domaine culturel et artistique, le festival Mikser, organisé à Belgrade, plateforme interculturelle très prisée dans les Balkans, a mis la mémoire collective et la perception de l’héritage historique au centre de son édition de 2011. La plupart des travaux exposés traitaient de l’ex Yougoslavie et la Yougonostalgie[9]. Branislaw Dimitrijevic, curateur de la première Biennale internationale d’art contemporain (mai 2011) organisé dans l’ancien bunker de Tito, un immense complexe souterrain situé près de Konjic en Bosnie-Herzégovine, a commenté l’essor du nouveau yougoslavisme de la manière suivante : « Je ne vois pas pourquoi il faut paniquer autour de la possibilité d’un renouveau du yougoslavisme. Peut-être ce processus est-il inévitable, et la question qui se pose est quelle direction il prendra… L’espace culturel yougoslave n’a jamais cessé d’exister, parce qu’il a existé avant le pays commun »[10].

Yugoland

Reconstruire d’une manière ludique la Yougoslavie, ce fut l’objectif de Blasco Gabric, lorsqu’il a ouvert, en 2002, à Subotica au nord de la Serbie, une mini-Yougoslavie appelé « Yugoland », à savoir un parc thématique qui accueille les yougonostalgiques de tous les coins de l’ex-Yougoslavie. Ainsi, à l’instar de l’Atlantide engloutie, nombreux sont ces citoyens ex-yougoslaves qui cherchent cette patrie perdue, idéale et à présent délégitimée au point qu’il faut se demander si elle a véritablement existé. Même si 49 % de la population serbe pense que la création de la Yougoslavie avait été une erreur historique, 70 % regrette la dissolution de la Yougoslavie. 82 % des personnes interrogées pensent qu’ils vivaient mieux au temps de la Yougoslavie qu’ils qualifient d’État stable, influent et respecté. Questionnés par rapport à leurs sentiments quant à la Yougonostalgie, nombreux sont ceux qui répondent « Nous n’avions rien, mais nous avions tout ».

Même si dans un effort de construire des identités postsocialistes les politiques officielles de la mémoire ont dénoncé l’histoire yougoslave, il s’avère de plus en plus que la Yougonostalgie est l’expression de trois revendications, chères aux citoyens et conformes à leurs représentations de la vie quotidienne à l’époque yougoslave : elle traduit leur désir de sécurité économique et sociale, de l’égalité des citoyens indépendamment de leur statut socio-économique ou de leur origine ethnique ainsi que de la cohésion multiculturelle. Si les élites politiques ignorent sciemment la yougonostalgie afin de légitimer leurs positions nationalistes et libérales, l’opinion publique y est toujours plus ouverte.

Notes :
[1] Il s’agit du mouvement de l’illyrisme qui oeuvrait vers l’unification linguistique et politique de tous les Illyriens, c’est-à-dire de tous les Slaves du Sud. Il est apparu dans les années 1830 et son centre était en Croatie.
[2] Sabina Stan, De la nostalgie à l’abjection: La mémoire du socialisme à l’épreuve de la transformation postsocialiste, Ethnologies, vol. 27, n 2, 2005, p. 79-105
[3] À titre d’exemple, la rue centrale à Belgrade, « Josip Broz Tito » a été renommée « Kralja Milana » (un roi serbe). La majorité des noms des rues en relation avec la période socialiste ont été modifiés. Par ailleurs, en Serbie l’action des « tchetniks », considérés à l’époque yougoslave comme des traîtres et collaborateurs des nazis de la Deuxième Guerre mondiale, est en train d’être réhabilitée par le biais de leur général Draza Mihajlovic.
[4] Mitja Velikonja, Titostalgija : Studija nostalgije za Josipom Brozom, XX vek, Beograd, 2010.
[5] http://www.dubravkaugresic.com/, http://www.mirafurlan.com/
[6] Vojin Dimitrijevic (ed), Novosti iz proslosti : Znanje, neznanje, upotreba i zloupotreba istorije, Beogradski centar za ljudska prava, Beograd, 2010.
[7] https://www.b92.net/info/vesti/index.php?yyyy=2011&mm=05&dd=18&nav_category=12&nav_id=512815.
[8] Par exemple, « Leksikon Yu-Mitologije » www.leksikon-yu-mitologije.com ; « Titoville » www.titoville.com ; « Konzulat SRFJ » www.konzulatsfrj.com ; « Slobodna Jugoslavija » www.slobodnajugoslavija.com.
[9] Misker Festival.
[10] http://www.b92.net/kultura/intervjui.php?nav_category=1084&nav_id=499087

* Etudiante en Master 2, Etudes politiques à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas

Photographie : Affiche d’un concert du groupe de rock «Bouton blanc» (Milica Popvic, Nova Gorica, Slovénie, février 2012)