La tentation européenne du pré-carré russe: le cas de l’Ukraine, le rôle de la Pologne

Du point de vue de la Fédération de Russie, l’Ukraine, qui occupe une place stratégique dans son voisinage, se rapproche dangereusement de l’Union européenne. Et c’est la Pologne, dont les relations avec Kiev sont privilégiées, qui est à l’origine du resserrement des liens entre l’Ukraine et l’UE.


KievLa ceinture de sécurité que se devait d’être le « near abroad » de la Russie se révèle être une faiblesse pour cette dernière, que la Pologne exploite. Il n’est cependant pas certain que l’Ukraine renonce à sa relation privilégiée avec la Russie, d’autant que Moscou a l’intention de conserver son influence dans la zone.

Le territoire ukrainien, objet de convoitise russe et polonaise

Les relations polono-russes ont toujours été conflictuelles. Et le territoire de l’Ukraine, qui n’a pas connu de véritable indépendance avant la dissolution de l’URSS en 1991, a précisément appartenu successivement à la Pologne et à la Russie, et nourri par là même les auto-représentations historiques de puissance de ces deux pays.

Du point de vue de l’identité nationale ukrainienne, que ce soit sous domination polonaise ou russe, le peuple ukrainien a subi l’hégémonie de l’occupant et a toujours été exploité. C’est bien là un terreau fertile pour l’identité nationale qui a offert une forte résistance aux tentatives d’assimilation menées par la Pologne, au 18e siècle, et la Russie, au 19e siècle. Au rang des représentations tenaces figure par ailleurs bien sûr celle de l’Ukraine comme région russe, justifiée par le fait que l’Empire russe est né de la Rous de Kiev. Jusqu’à la fin de la domination soviétique, toute revendication de l’identité ukrainienne fut donc contestée.

Mais si aujourd’hui l’Ukraine est considérée comme un Etat stratégique de ce que la Russie appelle son « étranger proche » -le célèbre soviétologue Zbigniew Brzezinski considérait que « sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire »[1]-, il faut également reconnaître son importance pour la Pologne. Historiquement nous l’avons évoqué, mais aujourd’hui encore, même si les prétentions territoriales sont dépassées. En effet, la Pologne, depuis son indépendance, dispose de relations privilégiées avec Kiev, permises par un rapprochement dans l’opposition lors de la période soviétique et une réconciliation sur les conflits mémoriels[2]. Il va sans dire que cette politique polonaise est pour beaucoup dans les difficultés relationnelles entre Varsovie et Moscou, à côté des questions historiques comme le massacre de Katyn. De ce point de vue, après le crash de l’avion du Président Lech Kaczynski en avril 2010 à Smolensk (tout près du lieu du massacre), la Russie a entamé une politique de transparence : Moscou vient en effet de transmettre à Varsovie de nouveaux documents sur Katyn[3]. Un processus de discussion est amorcé entre les chefs d’État actuels, Dmitri Medvedev et Bronislaw Komorowski, comme en témoigne la visite du président russe à Varsovie le 6 décembre dernier.

Pour autant, la Pologne tente toujours de rapprocher l’Ukraine de l’UE. Le Partenariat oriental, projet européen qu’elle a initié avec la Suède en 2008 et a été inauguré à Prague en mai 2009, sert notamment cet objectif.

Le projet de Partenariat oriental: une offensive polonaise ?

Avant même son adhésion, Varsovie a plaidé en faveur d’une politique orientale de l’UE, dont elle serait l’intermédiaire privilégié. Arguant d’un nécessaire rapprochement de l’UE avec ses nouveaux voisins (justifié par l’abandon de l’Ukraine sous le joug soviétique par les puissances occidentales d’une part[4], et les intérêts géostratégiques de l’UE dans la zone d’autre part), elle tente d’« orientaliser » l’UE. Il s’agit pour elle de se présenter comme un « poids lourd » parmi les Etats Membres, en étant, politiquement et géographiquement, au cœur de ce référentiel. L’enjeu pour Varsovie est clairement de prendre le dessus dans sa relation avec Moscou. Comme l’explique parfaitement le politologue Slawomir Debski, « l’intérêt russe pour la Pologne augmente proportionnellement à l’importance croissante de la Pologne dans l’Union européenne et à ses possibilités d’influencer la politique de la Communauté européenne »[5].

La Pologne s’est donc associée à la Suède et à ses partenaires du groupe de Visegrad (République tchèque, Slovaquie et Hongrie) pour lancer le Partenariat oriental de l’UE qui devrait permettre, entre autres, de renforcer les liens UE-Ukraine.

C’est pour apaiser son rapport à la Russie que la Pologne se rapproche de l’Ukraine qui, Etat tampon entre la Russie et l’Ouest selon la doctrine de l’étranger proche, le devient au profit de la Pologne : c’est ici le « symptôme Rapallo » qui s’exprime[6], la peur d’une Russie qui pactise avec l’Ouest aux dépens de la Pologne. Cette peur s’était ravivée dans les années 1990 avec le rapprochement, en 1997, de la Russie avec l’OTAN dont la Pologne allait devenir membre, et l’opposition de Moscou à cette adhésion. Elle s’est exprimée plus récemment autour du projet de gazoduc Nord Stream, qui doit alimenter l’Europe en gaz russe par l’Allemagne en passant sous la Baltique, contournant de facto la Pologne et l’Ukraine.

Pour autant, la stratégie polonaise qui consiste à éloigner Kiev de Moscou pour se protéger de cette dernière ne peut porter ses fruits si elle n’est pas suivie par l’Ukraine, or celle-ci hésite quant à la voie à suivre.

Quelle politique étrangère ukrainienne ?

Que le pouvoir ukrainien en place soit davantage pro-russe ou pro-occidental, la Pologne reste un partenaire privilégié de Kiev. Elle a été le premier Etat à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine, à soutenir la révolution orange en 2004 et elle a progressivement réussi à intéresser l’UE à ce voisin. L’Ukraine se voit ainsi offrir une entrée dans le monde occidental et plaide en faveur d’une adhésion à l’UE. Parmi les autres Etats de l’étranger proche, l’Ukraine est la seule à se voir proposer un accord d’association qui lui permettra de se rapprocher des standards européens.

La Russie voit d’un très mauvais œil ce rapprochement et rappelle régulièrement à Kiev la mesure de la dépendance de l’Ukraine à son égard, en mettant en avant son arme énergétique. Elle ressent très mal ce qu’elle considère comme une invasion dans son pré-carré, comme le veut la logique russe du jeu à sommes nulles[7]. Et Moscou ne manque pas de signaler sur la scène européenne et internationale son refus de perdre l’Ukraine: critique du Partenariat oriental et de la politique européenne de voisinage, opposition revendiquée d’une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, etc.

L’élection en février 2010 d’un candidat pro-russe en Ukraine n’a finalement pas simplifié la compréhension de la ligne politique du pays sur la question. En effet, c’est à Bruxelles que s’est déroulé le premier voyage officiel à l’étranger de Viktor Ianoukovitch, et les négociations du futur accord d’association vont bon train. Mais quelques semaines plus tard, le nouveau président signait un accord avec Moscou, portant sur le prolongement de la présence militaire russe en Crimée et sur une baisse du prix du gaz.

En outre, il n’est pas aisé pour l’Ukraine de se jeter à corps perdu dans sa relation avec Bruxelles puisque l’influent couple franco-allemand, qui a d’importants intérêts économiques en Russie, souhaite le développement du partenariat stratégique UE-Russie. Les deux pays ne sont pas prêts à sacrifier leurs relations avec Moscou pour intégrer davantage l’Ukraine à l’UE. L’Ukraine continue donc à travailler activement avec Bruxelles et sait qu’elle peut compter sur Varsovie pour l’y aider, mais elle ne néglige pas pour autant son grand frère russe avec lequel elle continue à entretenir de bonnes relations.

La fin de l’étranger proche ukrainien ?

La situation actuelle de l’Ukraine est révélatrice des faiblesses de la doctrine de l’étranger proche. Les relations entre Moscou et son ancienne république ont toujours été marquées par une domination par la force de la première sur la seconde. Presque ignorée par la nouvelle Union européenne, Kiev s’est ainsi vue offrir une relation privilégiée avec la Russie. Il lui a fallu pour cela renoncer à une politique d’ouverture vers l’Ouest.

Depuis quelques années, les promesses de l’Europe occidentale semblent plus crédibles à Kiev qui n’a pas tiré grand avantage de la CEI. La Russie n’a pas su développer une relation de confiance avec l’Ukraine et son ingérence dans les affaires ukrainiennes laisse paraître un refus de reconnaître son indépendance. Cet échec a été tiré à profit par la Pologne qui, rapprochant, pour diverses raisons, l’Ukraine de l’UE, remet en question la puissance de l’ex-empire. En investissant ainsi ce pré-carré russe qui ne lui est pas entièrement dévoué, Varsovie fragilise la Russie et diminue son influence en Europe orientale.

Si l’Ukraine semble bien partie pour une intégration progressive à l’UE, la Russie peut-elle encore changer la donne? Il lui faudrait d’abord reconnaître les crimes soviétiques commis dans le pays, et envisager sa relation avec Kiev comme une relation d’égal à égal. Pour preuve, l’Ukraine a récemment refusé la proposition russe de fusion Gazprom-Naftogaz, à moins que celle-ci ne se fasse à parité[8].

Notes :
[1] The Grand Chessboard: American Primacy and its Geostrategic Imperatives, 1998.
[2] Andrzej Paczkowski, in L’Europe et ses passés douloureux, sous la direction de Georges Mink et Laure Neumayer, 2007.
[3] « Massacre de Katyn: Varsovie reçoit de Moscou de nouveaux documents »Le Monde, 4 décembre 2010.
[4] Discours de l’ambassadeur de Pologne (en Belgique), Jan W. Piekarski, « La Pologne et le processus d’élargissement de l’UE » (ULB, le 9 novembre 2001).
[5] Slawomir Debski, « La politique de la Pologne envers la Russie : tentatives et perspectives »Diploweb, 1er mai 2008.
[6] Le traité de Rapallo fut signé par la Russie et l’Allemagne en 1922 et initia un rapprochement entre les deux pays, alors isolés sur la scène internationale (le premier à cause de la révolution bolchevique, le second à cause de son rôle dans la Première Guerre mondiale). Il établit des relations diplomatiques et commerciales ainsi qu’une collaboration militaire.
[7] Selon cette logique, tout gain d’influence d’un État ou d’une organisation internationale dans l’étranger proche ne peut se faire qu’au détriment de la Russie.
[8] Elisabeth Studer, « Russie/Ukraine: pas de négociation sur une fusion Gazprom/Naftogaz mais un projet ? »Le Blog Finance, 16 mai 2010.

Vignette : Kiev, mars 2010 (© Franziska Dasnoy).

* Charlotte SUGLIANI est diplômée du Collège d’Europe.

 Retour en haut de page