Le Partenariat oriental: une intrusion européenne dans l’étranger proche?

Le Partenariat oriental de l’Union européenne établi avec six États post-soviétiques doit assurer stabilité, bonne gouvernance et développement économique à la frontière orientale de l’UE. Toutefois, les réactions des dirigeants russes à cette initiative sont parfois négatives et révèlent l’importance de cette zone pour la diplomatie russe.


Le Partenariat oriental, créé à la fin de l’année 2008, est une politique de l’Union européenne dont le but affiché est d’établir des relations de voisinage privilégiées avec six États de l’espace post-soviétique: Arménie, Azerbaïdjan, Belarus, Géorgie, Moldavie et Ukraine[1]. Né à la suite d’une proposition conjointe de la Pologne et de la Suède, il répond à deux impératifs. Il est en effet conçu comme le pendant oriental au projet d’Union pour la Méditerranée, mais également comme une réponse aux défis posés par le voisinage oriental de l’UE, zone de tensions géopolitiques latentes, perçue comme un risque pour la stabilité des frontières européennes.

Les réactions de méfiance au Partenariat oriental

Les voisins orientaux de l’UE sont considérés par les dirigeants russes comme leur « étranger proche », représentant un enjeu stratégique, dans la mesure où ils confèrent à la Russie le supplément de puissance dont elle manque depuis la chute de l’URSS. Or l’UE désigne ces mêmes pays comme ses « near abroad ». L’emploi du même terme par les deux entités n’est pas anodin: cette zone est considérée comme relevant de leur influence, suscitant alors une concurrence politique. C’est ainsi que certains analystes ont tendance à considérer ce voisinage comme la nouvelle ligne de démarcation entre Russie et UE[2]. De fait, cette intrusion européenne dans la région fut accueillie négativement à Moscou. Les réactions de rejet ont été nombreuses, tant dans la presse que dans des commentaires de divers politiciens russes. Par exemple, Aleksandr Barbakov, vice-président de la Douma, a mis en garde en juin 2008 les États membres de l’UE : il faut consulter Moscou sur des initiatives qui ont pour objet la sphère d’intérêt russe[3]. Les critiques sont venues également du plus haut niveau : le ministre des Affaires étrangères Sergei Lavrov indiqua en mars 2009 que la Russie considérait le Partenariat oriental comme un dangereux outil de l’UE pour se construire une sphère d’influence[4], et le Président Dmitri Medvedev exprima en mai 2009 sa peur que cette politique soit en fait un partenariat contre la Russie[5].

Certains commentateurs russes abondèrent en ce sens. Dans un article publié en mai 2009, intitulé « Bruxelles lance un défi à Moscou », un observateur s’insurgeait contre « l’élaboration du Partenariat oriental [qui] reflète la volonté des Européens d’accroître leur influence dans ces pays qui, il y a encore vingt ans, se trouvaient sous le contrôle absolu de la Russie et, il y a quinze ans seulement, étaient considérés comme une zone d’intérêt exclusive de Moscou ». L’auteur regrette la fragmentation de l’espace ex-soviétique qu’exploite et accentue l’UE et rejette ce Partenariat oriental, qui « met la Russie devant une réalité selon laquelle on lui suggère de dire adieu à ses ambitions géopolitiques et à ne plus considérer l’espace postsoviétique comme sa zone d’intérêt réservée »[6]. Une telle posture est également sous-jacente dans de nombreuses publications parues au sein de l’UE. Pour de nombreux observateurs européens, la première réaction de Moscou au Partenariat oriental ne peut être faite que de méfiance, car selon celle-ci « l’UE est en train d’essayer de bâtir une coalition d’adversaires agissant au détriment des intérêts de la Russie »[7]. Ces analyses s’appuient bien souvent sur la rhétorique du retour des luttes d’influence historiques entre la Russie et l’Europe : l’UE et la Russie seraient devenues des « competing soft powers » et le voisinage oriental, le champ d’expérimentation de leur puissance[8].

Un contre-modèle pour l’étranger proche ?

Au-delà de leur dimension polémique, ces réactions laissent entrevoir ce qui inquiète profondément la Russie : le Partenariat oriental pourrait agir comme un contre-modèle pour l’étranger proche. Il est vrai que cette politique semble a priori être un moyen pour l’UE d’exercer son soft power dans la zone. La Commission européenne est très claire : cette politique « soutiendra fermement ces partenaires dans les efforts qu'ils mènent pour se rapprocher de l'Union et leur fournira toute l'aide nécessaire pour les réformes qu'il leur faudra engager à cet égard »[9], réformes axées sur la démocratie et visant la stabilité, la sécurité et la prospérité de tous. Autrement dit, afin de gérer au mieux les relations avec les pays voisins, les standards et normes de fonctionnement internes de l’UE sont disséminées via des mécanismes d’assistance aux pays tiers sans que cela ait valeur de promesse d’adhésion. Ce principe d’exportation de l’acquis communautaire a de quoi inquiéter les autorités moscovites, jaloux défenseurs de leur chasse gardée.

Une autre source de méfiance tient à l’identité même des initiateurs du Partenariat oriental. Les tensions récurrentes entre Moscou et Varsovie durant les années 2004-2007 (suite au soutien sans faille des dirigeants polonais à la Révolution orange en Ukraine et à la Géorgie de Mikheil Saakachvili, et à leur veto sur la renégociation des accords de coopération UE-Russie), avaient renforcé une appréhension déjà négative de toute initiative polonaise. De plus, Pologne et Suède sont connues pour leur soutien à un élargissement de l’UE vers l’Est. Même si ce n’est officiellement pas l’objectif du Partenariat oriental, les déclarations polonaises ont un temps insisté sur la différence entre les voisins orientaux « européens » et les autres « voisins de l’Europe », c’est-à-dire ceux du Sud, et souligné que cette politique constituait un moyen pour certains États du voisinage d’arriver aux conditions de possibilité d’une demande d’adhésion. Si cette ambiguïté quant à la finalité du Partenariat oriental a depuis été levée, Berlin précisant qu’il ne pouvait s’agir d’une antichambre vers l’adhésion, elle explique en partie les premières réactions négatives moscovites.

Une opposition plus rhétorique que réelle

Deux ans après son lancement, dresser un bilan du Partenariat oriental permet de vérifier si les appréhensions russes étaient justifiées. Contrairement à l’Union pour la Méditerranée, le Partenariat oriental apparaît comme une politique solide de l’UE. Le Conseil de l’UE a réaffirmé son attachement à cette politique en soulignant, en octobre 2010, que l’UE continuerait de soutenir les réformes politiques et socio-économiques des pays partenaires. Un second sommet du Partenariat oriental est prévu à Budapest en mai 2011 (le premier à Prague en mai 2009 l’avait inauguré) et cette politique sera l’une des priorités de la présidence polonaise du second semestre 2011. Cependant, force est de constater que, si elles sont saluées pour leur dimension pragmatique, les actions conduites dans ce cadre sont surtout modestes. Certes, le Partenariat oriental utilise les instruments du soft power de l’UE que sont l’intégration des normes européennes et une assistance technico-financière. Mais ces instruments sont employés au cas par cas, dans la gestion multilatérale de projets régionaux concrets, comme par exemple le développement des infrastructures à la frontière entre le Belarus et l’Ukraine ou bien des programmes sur l’environnement ou la culture. Excepté les négociations sur une progressive libéralisation des visas avec l’Ukraine et la Moldavie, ces projets ne concernent aucun point controversé ramenant aux débats sur l’élargissement de l’UE. Cette dimension pragmatique et non-politique du Partenariat oriental, bien souvent critiquée au nom d’une absence de perspective géopolitique européenne de long terme dans la région, est pourtant une condition de son succès, car elle permet d’éviter d’éventuelles tensions avec la Russie. Par ailleurs, l’UE a su apaiser les appréhensions russes en soulignant que des pays tiers étaient les bienvenus pour participer à des projets concrets une offre pour laquelle les autorités russes se sont déclarées intéressées, sans concrétisation pour l’heure.

La mise en œuvre du Partenariat oriental dépend plus généralement de l’état des relations UE-Russie. Dans cette optique, les institutions communautaires ont mis l’accent sur la nécessité d’améliorer en parallèle le partenariat avec la Russie. Et de fait, l’approfondissement progressif des relations bilatérales entre Bruxelles et Moscou est en cours, avec la renégociation des accords de coopération et de partenariat visant à encadrer leurs échanges économiques et commerciaux. De plus, les craintes du Kremlin sur le rapprochement UE-Ukraine ont été démenties par l’élection en février 2010 du candidat pro-russe Viktor Ianoukovitch, qui, s’il a montré des signes de bonne volonté à Bruxelles en approfondissant le partenariat engagé, a reconduit en avril 2010 le bail de la flotte russe en Crimée.

Enfin, les relations russo-polonaises se sont améliorées. En effet, depuis l’arrivée au pouvoir à Varsovie en 2007 du Premier ministre Donald Tusk, la diplomatie polonaise préfère gérer de manière pacifique ses relations avec Moscou. Du côté des dirigeants russes, l’attachement au partenariat privilégié avec l’UE suppose le règlement des tensions avec la Pologne devenue, selon eux, une puissance européenne capable de peser sur les décisions stratégiques de l’UE. Dès 2008 a donc été mis sur pied un «Groupe pour les questions difficiles», composé de diplomates, historiens et experts des deux nationalités, dont l’objectif est de discuter du passé pour une amélioration des relations entre les deux pays[10]. Cet apaisement fut visible lors des commémorations officielles du massacre de Katyn. Les manifestations de soutien à la population polonaise et la «diplomatie compassionnelle» mise en œuvre après le crash de l’avion présidentiel polonais à Smolensk le 10 avril 2010, sont les symboles de ce processus de réchauffement.

Pour l’heure, la dimension pragmatique des actions menées dans le cadre du Partenariat oriental semble être le gage de son acceptation par les dirigeants russes. Le Partenariat oriental, nouveau baromètre des relations UE Russie ?

[1] Commission des Communautés Européennes, Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, «Partenariat oriental», Bruxelles, le 03/12/2008, COM(2008)823 final.
[2] Laure Delcour, «Le voisinage entre l’Union européenne et la Russie, nouvelle ligne de démarcation », Revue internationale et stratégique, vol. 4, n°72, 2008, pp. 209-218, p. 209.
[3] « Poland pushes for New "Eastern Partnership" », The Warsaw Voice, 11 Juin 2008
[4] « Russian Federation : Sergei Lavrov criticises the Eastern Partnership », 25 mars 2009, Centre for Eastern Studies, Varsovie.
[5] « Eastern Partnership », The Warsaw Voice, 2 Août 2010.
[6] « Bruxelles lance un défi à Moscou », Nezavissimaïa Gazeta, 07.05.09, publié par Courrier International, n°966, 12 mai 2009.
[7] Elena Prokhorova, Eastern Partnership – A new divide?, 11 décembre 2008, Publication du EU-Russia Centre.
[8] Nicu Popescu, Andrew Wilson, The Limits of Enlargement-Lite : European and Russian Power in the Troubled Neighbourhood, Rapport de l’ECFR, juin 2009, p. 27.
[9] Commission des Communautés Européennes, Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, « Partenariat oriental », op.cit., p. 2.
[10] George MINK, « La réconciliation polono-russe : vers un changement de paradigme ? », Politique étrangère, n°3, 2010, pp. 607-619.

* Marie CAMPAIN est Spécialiste du Partenariat oriental, Sciences-Po Bordeaux.

Photographie en vignette : Eric Le Bourhis (2008).