Les enjeux russes au Kirghizstan et Tadjikistan

Suite à l'effondrement de l'URSS, la Russie s'est retirée d'Asie centrale, aussi bien politiquement qu'économiquement. Le Kirghizstan et le Tadjikistan, pauvres en hydrocarbures, ne présentaient que peu d'intérêt pour les stratèges politiques russes jusqu'à l'arrivée des troupes américaines suite aux événements du 11 septembre 2001.


L’importance stratégique de ces deux États grandit toutefois suite à l'accord de l'Ouzbékistan et du Kirghizstan avec les États-Unis pour l'installation de troupes américaines sur leur sol. Voyant son influence diminuer, la Russie développe une approche mêlant jeux politique et économique.

Les leviers économiques de l'influence russe

Le gouvernement russe est loin d'allouer autant d'aide financière au Kirghizstan et au Tadjikistan que l'UE ou les USA. Cependant, depuis 2001, la Russie a mis en place des leviers financiers efficaces pour influencer ces pays. Le gouvernement russe a ainsi refusé jusqu’alors la demande kirghize d'annuler sa dette (184 millions de dollars), alors que la Russie ne payait pas de loyer pour sa base militaire située au Kirghizstan. En 2009, la Russie a proposé d'annuler la totalité de la dette Kirghize moyennant 48 % des parts de la société « Dastan », fabriquant de torpilles sous-marines. Les discussions sont au point mort, mais il semblerait que le Kirghizstan accepte ces conditions. De même, la dette du Tadjikistan s'élevait à 330 millions de dollars ; pour la rembourser le pays a cédé en 2004 à la Russie le complexe industriel d'optique et d'électronique spatiale « Okno », estimé à 242,5 millions de dollars[1]. Précédemment, la Russie avait annulé les dettes de la Libye (4 milliards de dollars) et de l'Afghanistan (11 milliards de dollars). Le refus de la Russie d'annuler les dettes tadjike et kirghize pourrait témoigner d'un plan visant à instrumentaliser cette dette afin de contrôler des sites stratégiques et influencer ainsi les décisions politiques de ces pays.

Le Tadjikistan et le Kirghizstan, deux pays « châteaux d'eau »[2], ont essayé d'attirer les investissements nécessaires à l'achèvement de centrales hydroélectriques d'importance stratégique, ce qui diminuerait leur dépendance énergétique, et donc politique, envers l’Ouzbékistan et son gaz. Étant donné la sensibilité politique des enjeux liés à ce type de projet, peu de pays se montrent prêts à investir. La décision de la Russie d'investir semble donc plus motivée par des raisons politiques qu'économiques. Le contrôle de la distribution de l'eau en Asie centrale permettrait à la Russie de renforcer sa mainmise sur les réseaux énergétiques dans la région et ainsi de renforcer ses moyens de pression sur les décisions politiques de ces États, y compris l'Ouzbékistan. La Russie a prévu d'investir un total de 2 milliards de dollars dans les barrages de Sangtuda-1 et Rogun, et dans les usines d'aluminium du Tadjikistan. Ces investissements dépendent de l'évolution des priorités russes en termes de politique étrangère. Ainsi, en 2009, la Russie a interrompu ses investissements dans la construction de barrages tadjiks, suite à la volonté affichée par l’Ouzbékistan d'améliorer ses relations avec la Russie. La même année, la Russie a promis au Kirghizstan un crédit de 1,7 milliard de dollars pour permettre l'achèvement du barrage de Kambar-Ata-1. Pourtant, cette somme n'a pas été versée, le Président K. Bakiev n'ayant pas expulsé les Américains de leur base militaire comme l'espéraient les Russes.

Enfin, la Russie constitue la principale destination pour les travailleurs migrants d'Asie centrale qui pourraient, si nécessaire, devenir un moyen de pression sur les gouvernements locaux. 800 000 Tadjiks et 385 000 Kirghizes sont officiellement recensés comme travaillant en Russie en 2009. La même année, les transferts de fonds des immigrés tadjiks en Russie ont été de 1,7 milliards de dollars, soit 45 % du PIB tadjik. Le revenu des Kirghizes immigrés s'est élevé à 714 millions de dollars, soit 19 % du PIB de ce pays en 2009[3]. Compte tenu de l'importance de ces transferts, on pourrait voir dans le rôle joué par la Russie un effet stabilisant sur la situation intérieure de ces pays. Par ailleurs, l'économie russe a grandement bénéficié de la disponibilité d'une main d'œuvre aussi bon marché.

Investissements contre bases

En septembre 2003, la Russie et le Kirghizstan ont signé un protocole d'accord concernant l'établissement d'une base militaire dans la ville de Kant pour une durée de 15 ans, dans le cadre de l'Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC) de la CEI. A la différence des Etats-Unis qui paient un loyer de 60 millions de dollars par an pour la location de leur base militaire de Manas, les Russes ne versent rien au Kirghizstan, car la charte de l'OTSC en dispense les Etats signataires. Officiellement, cette base a pour mission de participer à la lutte contre le terrorisme, le crime organisé et le trafic de drogue. Cependant nombre d'experts kirghizes s'accordent pour dire qu'avec 300 militaires et 10 avions participant occasionnellement à divers entrainements, la base a un rôle plus symbolique que stratégique. Les hautes autorités militaires et politiques russes considèrent en effet leur présence au Kirghizstan comme un contrepoids à la présence américaine. Le rôle symbolique de Kant fut illustré en juin 2010, quand cette base de l'OTSC fut tout aussi incapable de déployer une force d'interposition que de conseiller le gouvernement intérimaire pour mettre un terme aux violences ethniques dans le sud du Kirghizstan. Le secrétaire général de l'OTSC a donné une explication toute rhétorique: le statut de l'OTSC ne permet d'utiliser la base de Kant qu'en cas d'agression externe de la part d'une puissance non-membre de l'OTSC... Ce genre d’agression est purement hypothétique, sachant que le plus grand danger pour la sécurité du Kirghizstan est l'Ouzbékistan, pays membre de l'OTSC par intermittence[4].

En octobre 2004, après 5 ans de négociations, la Russie a modifié le statut de sa 201ème division d'infanterie mécanisée stationnée au Tadjikistan et officiellement installé une base militaire. L'ouverture d'une base militaire majeure en dehors des frontières russes était cruciale pour la Fédération, suite à la fermeture après 2001 des bases au Vietnam et à Cuba, alors que les Américains en ouvraient dans le monde entier, y compris en Asie centrale. Comme au Kirghizstan, le gouvernement russe a exprimé son mécontentement de voir le Tadjikistan, pays largement dépendant de la Russie, héberger un petit contingent de l'Otan. Officiellement, cette base fournit une garantie de sécurité pour les investissements russes dans l'économie tadjike et sert de poste avancé dans la lutte contre les trafiquants de drogue et les extrémistes en provenance d'Afghanistan. Les militaires russes au Tadjikistan ont contribué à amener au pouvoir la faction du président actuel Emomali Rakhmon, ennemi de la faction soutenue par l’Ouzbékistan au cours de la guerre civile de 1992 à 1997. En août 2008, la Russie et le Tadjikistan ont signé un accord sur l'exploitation commune de l'aérodrome d'Aini. Le Tadjikistan voulait louer Aini aux Russes et ainsi les expulser de l'aéroport de Douchanbé, où ils étaient hébergés gratuitement par contrat. Compte tenu de leur situation économique difficile, les Tadjiks aimeraient recevoir un loyer de la part des Russes, mais toute tentative allant en ce sens pourrait déstabiliser le régime de E. Rakhmon, qui a probablement tiré les leçons de la chute du Président kirghize K.Bakiev en 2010.

Soutien russe aux régimes locaux

Le gouvernement russe ne s'est pas privé d'utiliser des techniques de communication ciblée pour déstabiliser les régimes qui ne leur étaient plus favorables, comme au Kirghizstan, en Géorgie et au Belarus. Au vu de la faiblesse de l'appareil médiatique kirghize, les médias russes constituent une source d'information essentielle pour de nombreux Kirghizes. Quand en 2009, le président K.Bakiev a ignoré la demande russe de fermer la base américaine de Manas, l'appareil médiatique contrôlé par le Kremlin a lancé une guerre d'information à l'encontre du fils du président Maxim Bakiev. Certes, l'impopularité grandissante de K.Bakiev dans son propre pays a joué un rôle important dans sa déchéance, mais il est indéniable que les attaques répétées des médias russes ont favorisé sa chute en avril 2010. Les dernières élections parlementaires d'octobre 2010 ont montré que tout dirigeant de parti politique kirghize désireux de gagner les élections doit se rendre au Kremlin. Des cinq partis vainqueurs, le parti « Ata-Meken » était le seul à n'avoir pas effectué son pèlerinage à Moscou, il a été dénigré par une campagne orchestrée par la chaine NTV contrôlée par Moscou, alors que le parti pro-Russe « Ar-Namys » se voyait encensé. Pour autant, le gouvernement russe et les politiciens kirghizes ne semblent pas conscients de l'insatisfaction grandissante des intellectuels kirghizes et du grand public face à l'ingérence russe dans les affaires du pays.

En janvier 2009, suite à l'entretien du président D.Medvedev avec le président ouzbek I.Karimov, la Russie a suspendu ses investissements dans la construction du barrage de Rongun au Tadjikistan, au grand mécontentement du président E. Rakhmon qui, compte tenu du soutien russe à son régime, est rentré dans le rang[5]. De plus, le FSB a apporté son soutien à E.Rakhmon en arrêtant des opposants politiques sur le territoire russe. En 2010, des troubles dans la vallée de Rasht ont démontré la nécessité pour le régime de s'appuyer sur les compétences des services russes afin de neutraliser les adversaires de E.Rakhmon, et particulièrement les anciens seigneurs de guerre capables de contester son monopole sur le pouvoir. Si la Russie est soucieuse de ne pas se laisser entrainer dans ce conflit, elle comprend également que E.Rakhmon est probablement le seul dirigeant capable de contrôler une situation potentiellement explosive : une déstabilisation du Tadjikistan attirerait talibans et autres seigneurs de guerre renégats de toutes origines que les attaques de l'Otan sur l'Afghanistan ont repoussé vers la frontière du Tadjikistan.

L'éventualité d'une collaboration du Kirghizstan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan avec les Américains et les pays de l'Otan, au-delà d'une coopération d'ordre purement militaire, a motivé le retour des Russes dans la région. Cependant, les dirigeants russes ne semblent pas pouvoir s'accorder sur une ligne stratégique commune : les militaires paraissent guidés par le souvenir de leur grandeur passée, alors que les hommes d'affaires, suivant une logique de marché, ne souhaitent pas forcément travailler dans des pays hostiles aux investissements. L'intention des Américains et de l'Otan de se retirer de la zone aura probablement pour conséquences de réduire l'influence des petits États sur les grandes puissances. Par conséquent, les États d'Asie centrale, y compris l'Ouzbékistan, seront les témoins de l'influence grandissante de la Russie dans la région. Dans le même temps, la Russie comprend que la Chine sera son principal rival en termes de domination politique sur l'Asie centrale et les régions limitrophes. Mais la Chine considère-t-elle vraiment la Russie comme un adversaire de taille ?

* Maral MADIEVA-MARTIN est analyste politique et militaire basée à Paris spécialiste de l’Asie centrale.

Notes:
[1] « Press Conference Following the Signing of Russian-Tajik Agreement », Kremlin.ru, 16 oct. 2004.
[2] Ces deux pays contrôlent les ressources en eau en Asie centrale.
[3] « Human Development Reports », http://hdr.undp.org/en/statistics/data/, 5 nov. 2010.
[4] Désaccords à propos des frontières et de la répartition de l'eau.
[5] Viktoria Panfilova, « Tajikistan primirilsya s Rossiei » (Le Tadjikistan s’est réconcilié avec la Russie), Nezavissimaya Gazeta, 5 févr. 2009.

Photographie en vignette : Douchanbé, novembre 2010 (© Gurshad Shaheman).

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