Les structures d’intégration économique dans l’espace post-soviétique

La chute de l’URSS en 1991 oblige la Russie à repenser la nature de ses relations avec les ex-républiques soviétiques qu’elle désigne désormais comme son « étranger proche ». La Communauté des Etats indépendants, créée à la fin de l’année 1991, était censée satisfaire cette ambition. Avec 145 millions d'habitants et une crise démographique sans précédent, la Russie fait pâle figure face aux États-Unis ou l'Union Européenne élargie... 


Réunion des chefs d’Etat des pays membres de la CEI (Service de presse de la présidence russe, Moscou, 10 décembre 2010)Cette dernière est le modèle le plus abouti de ces alliances régionales qui se multiplient pour faire face aux défis de la mondialisation et aux puissances économiques concurrentes. Dans ce contexte, la Russie tente, non sans difficultés, de proposer son propre modèle d’intégration à l’espace post-soviétique[1].

Construction nationale versus intégration (1991-1994)

La grande spécificité de la CEI[2] en tant qu’union interétatique est, qu’à sa création, elle rassemble des républiques dont le degré d’intégration est très élevé, dans la mesure où elles faisaient partie de l’Etat unitaire et fortement centralisé qu’était l’URSS. Aussi, il ne s’agit pas, comme dans le cas de l’Union Européenne, de créer les conditions d’un rapprochement progressif, mais bien au contraire de maintenir un espace économique commun préexistant. Or, au début des années 1990, les Etats membres de CEI, en pleine crise économique et absorbés par la construction de leurs indépendances fraîchement acquises, ont tendance à se replier sur leurs intérêts nationaux. Ainsi, la CEI, bien loin d’approfondir l’intégration entre ses Etats membres, sert plutôt de cadre à la désintégration de la quasi-totalité des structures communes aux républiques ex-soviétiques.

Dans le domaine économique, les obstacles au libre échange se multiplient, tandis que la zone rouble se désagrège: l’Ukraine et les Etats baltes ont créé leur propre monnaie dans un souci d’indépendance nationale, tandis que les autres républiques ont été poussées à faire de même par une Russie qui ne souhaitait plus leur venir en aide financièrement. De fait, la crise que connaît la Russie dans les années 1990 l’incite à se replier sur ses problèmes intérieurs. Désormais, la Russie exporte ses matières premières vers l’Occident, elle en importe les produits finis. Les républiques post-soviétiques en crise économique, devenues souvent concurrentes pour l’exportation de matières premières, ne sont pas des partenaires économiques attirants. Il y a donc un décalage important entre la volonté politique de maintenir des liens forts avec l’étranger proche et les évolutions économiques qui tendent à renforcer les processus centrifuges. De fait, la Russie est paradoxalement le pays qui a le plus rapidement réorienté ses échanges extérieurs au détriment de liens avec l’ex-URSS: en 1994, la CEI ne représente plus que 23 % du commerce extérieur russe tandis qu’elle occupe une place encore largement majoritaire dans les échanges des autres républiques marquées par l’enclavement et une faible intégration dans les circuits économiques internationaux[3].

La multiplication des alliances régionales (1995-2002)

Devant l’échec de l’intégration uniforme, certaines républiques post-soviétiques cherchent à se regrouper pour remédier aux carences de la CEI: de nouvelles structures apparaissent qui fonctionnent d’abord comme de simples regroupements dans le cadre d’une intégration à la carte pour se constituer ensuite en de véritables alliances régionales.

Le noyau dur de l’intégration pro-russe est formé par le triangle Minsk-Moscou-Astana. Dès 1995, les trois capitales signent un accord sur la mise en place d’une union douanière. Cet accord sera progressivement complété et élargi au Kirghizstan au Tadjikistan avant de former la Communauté économique eurasiatique en 2001, organisation régionale enregistrée officiellement auprès de l’ONU. Les atouts principaux de cette nouvelle structure sont la spécialisation dans le domaine de l’intégration économique et l’obligation pour les Etats membres de transposer les décisions de la Communauté. Aux côtés de cette intégration multilatérale, s’est développée l’Union Russie-Biélorussie qui, si elle n’a pas atteint l’objectif de création d’un Etat commun de type confédéral comme le prévoient les accords, n’en est pas moins l’union post-soviétique la plus intégrée.

D’autres alliances ayant des velléités d’intégration économique émergent au cours de la même période, certaines avec la Russie, d’autres sans la participation russe, voire érigées contre l’influence de Moscou.

En Asie centrale, le groupe de Shanghai réunit la Chine et les républiques post-soviétiques qui lui sont frontalières (Russie, Kazakhstan, Kirghizstan et Tadjikistan). L’Ouzbékistan les rejoint en 2001 lors de la transformation de cette structure informelle en Organisation de coopération de Shanghai (OCS). L’OCS est avant tout axée sur les problèmes de sécurité et de terrorisme mais la Chine souhaitait lui donner une dimension économique avec la création d’une zone de libre échange. Cette proposition a suscité l’hostilité de Moscou qui sait ne pas pouvoir faire face à la puissance commerciale de la Chine. Le Kazakhstan et l’Ouzbékistan sont également hostiles à une libéralisation du commerce avec la Chine dont les exportations mettent à mal les productions nationales. Coincés entre la Russie et la Chine, les Etats d’Asie centrale ont tenté de s’organiser par eux-mêmes en formant l’Organisation de Coopération centre-asiatique (OCCA)[4]. En réalité, cette organisation n’a jamais donné de résultats concrets du fait des profondes divisions entre les Etats membres.

Sur le flanc sud-ouest de la Russie apparaît le GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie), dont les Etats membres souhaitent limiter l’influence de Moscou tout en se rapprochant des structures euroatlantiques. Ayant avant tout des objectifs politiques, ce groupe informel comporte également une dimension économique. Il s’agit de la mise en place d’infrastructures de transports dans le cadre des projets de liaisons euro-asiatiques contournant la Russie (programmes TRACECA et INOGATE). Mais ces projets ont eu un impact limité du fait de la complexité géopolitique du corridor (nombreux obstacles physiques, instabilité politique), de financements restreints et du manque de cohérence des acteurs occidentaux qui ont préféré la Turquie pour l’évacuation des ressources de la Caspienne. L’Ukraine a bien tenté de proposer la mise en place d’une zone de libre-échange, mais cette perspective reste incertaine du fait des importantes divisions entre les Etats membres. Quel que soit l’avenir du GUAM, son intérêt économique est dans tous les cas assez limité pour Kiev: les autres Etats membres ne représentent qu’une part marginale de son commerce extérieur (2,8% du total en 2010). En réalité, l’Ukraine n’a pas les moyens de ses ambitions régionales. Les autorités ukrainiennes doivent choisir entre une intégration européenne de plus en plus incertaine (l’UE propose au mieux un statut d’association) et une participation aux projets d’intégration proposés par Moscou. Cette dernière perspective suscite de fortes réticences de la part de la frange nationaliste et de certaines élites économiques qui craignent une « annexion économique » de l’Ukraine.

Entre intégration russo-centrée et mondialisation (2003-2010)

Depuis le milieu des années 2000, la Fédération de Russie a repris progressivement l’initiative dans le domaine de l’intégration économique post-soviétique. Cet activisme se déploie dans trois directions prioritaires: affaiblir les structures concurrentes, approfondir l’intégration au sein des unions pro-russes et attirer l’Ukraine dans un projet d’intégration commun.

La Russie est ainsi parvenue à éliminer l’OCCA en l’incorporant au sein de la Communauté Eurasiatique. Moscou s’est également employée avec un certain succès à bloquer les velléités chinoises de transformer l’OCS en structure d’intégration économique. Quant au GUAM, il est affaibli par l’élection à la tête de l’Ukraine de Victor Ianoukovitch qui privilégie le dialogue avec Moscou. Mais ces avancées ont été remises en cause par plusieurs évolutions défavorables à la Russie. À l’Est, le dynamisme économique chinois exerce une force d’attraction de plus en plus marquée sur l’Asie Centrale. À l’Ouest, l’UE a poursuivi ses élargissements et s’impose comme un partenaire de premier ordre pour les républiques européennes de la CEI. Enfin, l’adhésion de l’Ukraine à l’OMC en 2008, alors que la Russie (tout comme le Kazakhstan et la Biélorussie) reste en dehors, ajoute un obstacle de taille à tout projet d’intégration économique russo-ukrainien.

Au vu de ces évolutions, la Russie a décidé de relancer l’intégration économique au sein de la CEI. Moscou a pris conscience que l’intégration a minima telle qu’elle existait jusque-là pourrait bien aboutir à la marginalisation de la Russie au profit des puissances voisines (UE pour la partie européenne, Chine pour l’Asie Centrale).

Au sein de la Communauté eurasiatique, la Russie a décidé de former l’Union douanière avec ses partenaires les plus importants, le Kazakhstan et la Biélorussie. Cette Union, entrée en vigueur en 2010, institue des tarifs douaniers communs pour les pays tiers et la libre circulation des biens entre les pays membres. La politique douanière, c’est une première, est désormais gérée en grande partie par une structure supra-nationale. Dans les faits, la majeure partie de la politique douanière du Kazakhstan et de la Biélorussie dépend désormais des décisions prises à Moscou (alignement sur les tarifs russes), tandis que les trois Etats membres se partagent les revenus douaniers, ce qui implique, pour la première fois depuis la fin de l’URSS, des transferts budgétaires entre ces républiques. L’Union douanière a en principe vocation à s’étendre aux Etats de la CEI qui désireraient la rejoindre. La Russie et le Kazakhstan ont par ailleurs créé la Banque Eurasiatique de Développement à laquelle ils ont confié un fonds anti-crise de 10 milliards de dollars destiné aux Etats membres de la Communauté eurasiatique.

Dans le même temps, la Russie s’emploie à transformer la CEI en zone de libre échange à l’horizon 2011. Le principal objectif de Moscou est d’insérer l’Ukraine dans les mécanismes d’intégration post-soviétiques afin de contrer le rapprochement de Kiev avec l’UE. Moscou entre en effet en concurrence ouverte avec Bruxelles qui propose également à Kiev de former une zone de libre échange. Aussi la Russie multiplie les propositions à l’Ukraine que ce soit au niveau bilatéral, avec l’activation des projets industriels communs, ou au niveau multilatéral, avec la perspective d’un accès aux ressources du fond anti-crise de la Communauté Eurasiatique en cas d’adhésion à cet ensemble.

Près de deux décennies se sont écoulées depuis la création de la CEI. La circulation des hommes bénéficie toujours d’un régime sans visas pour la plupart des Etats membres, tandis que les échanges économiques sont facilités dans le cadre de nombreux accords bi- ou multilatéraux. Cette situation permet à la Russie de rester l’acteur économique dominant dans l’espace post-soviétique. Cependant, cette intégration a minima ne saurait fonctionner durablement du fait de la force d’attraction qu’exercent les puissances voisines. La Russie en a pris conscience et tente de rattraper le temps perdu. La création effective de l’Union douanière avec la Biélorussie et le Kazakhstan montre la détermination nouvelle de Moscou dans le domaine de l’intégration économique multilatérale. Les trois États prévoient de former un espace économique commun d’ici 2012 et la mise en place d’une monnaie commune est évoquée. Reste à savoir si la dynamique enclenchée sera suffisante pour proposer un modèle d’intégration capable d’attirer d’autres États de l’étranger proche.

Notes :
[1] D. Teurtrie, Géopolitique de la Russie, L’Harmattan, 2010.
[2] Site officiel du Comité exécutif de la CEI basé à Minsk : http://cis.minsk.by/
[3] Y. Roubinski, Les Éclats de l’empire ou la Communauté des États indépendants (CEI), Les Cahiers de l’IFRI, 2001.
[4] L’OCCA regroupait le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan.

 

Par David TEURTRIE

Photographie en vignette : Réunion des chefs d’Etat des pays membres de la CEI (Service de presse de la présidence russe, Moscou, 10 décembre 2010). Source: kremlin.ru