Nouvelle Politique agricole commune: Quelle carte joue la Pologne?

« L’agriculture polonaise est l’avenir de l’agriculture européenne », a déclaré le ministre polonais de l’Agriculture, Marek Sawicki, lors du Salon international de l’agroalimentaire qui s’est tenu à Paris en octobre 2010[1].


Dąbrówka (Sieradz), PologneLa Pologne, acteur de premier plan dans la production agricole européenne, a pris la tête d’une fronde qui réclame une révision des clés de répartition des subventions directes attribuées dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC).

La nouvelle PAC (2014-2020) : « The most controversial topic »

A la veille de sa première présidence du Conseil de l’UE (1er juillet-31 décembre 2011), la Pologne se trouve confrontée à un moment inédit de l’histoire de la construction européenne : une négociation budgétaire à 27 voix sur le prochain cadre financier 2014-2020 de l’UE. Une négociation sous haute tension puisqu’elle impose de trouver un consensus entre tous les États membres sur l’épineuse question du montant pluriannuel total du budget communautaire ainsi que de la répartition des dépenses. Dans un contexte de faiblesse chronique du dit budget (1,03 % du RNB de l’UE en 2011 en crédits d’engagements) et de réduction généralisée des dépenses publiques nationales, les discussions s’annoncent difficiles. Depuis la fin de 2010, la Commission européenne a pris soin de préparer les esprits à une mutation profonde dans la nature et dans la répartition des dépenses communes et, sans surprise, c’est bien le volet agricole qui apparaît comme « the most controversial topic » ! Or, c’est précisément sur la question agricole que la Pologne entend peser de tout son poids durant sa présidence du Conseil.

Des anti-européens devenus euro-enthousiastes

Bien avant que leurs plombiers ne défraient la chronique, les agriculteurs polonais étaient réputés pour leur sentiment anti-européen très affirmé. Pouvant se targuer d’avoir su résister au collectivisme durant plus de quatre décennies et à l’ouverture aux marchés mondiaux des années 1990, ils ne pouvaient voir que d’un très mauvais œil leur entrée dans une Union qui planifie la production agricole sur une base pluriannuelle, impose des quotas, accorde des subventions et fixe des prix réglementés… Ainsi, aux premiers jours de l’adhésion de la Pologne à l’UE, 31 % des agriculteurs de ce pays déclaraient ressentir de la peur et 32 % des Polonais estimaient que les agriculteurs seraient (avec les pauvres) les plus grands perdants de l’adhésion[2].

Ces craintes se sont finalement révélées infondées. Avec son entrée dans l’UE, la Pologne a pu engranger des aides non négligeables au titre de la PAC et de la politique régionale. Parmi les principaux bénéficiaires de ces transferts, les agriculteurs polonais figurent en bonne place : leur revenu mensuel moyen a presque doublé, passant de 3 500-4 000 zlotys (780-900 euros) en 2004 à 6 200-6 500 zlotys (1 390–1 450 euros) en 2010. Grands gagnants de l’intégration européenne, ils constituent désormais le groupe le plus euro-enthousiaste de leur pays. « Il y a eu, depuis l’adhésion, un incroyable changement de mentalité chez les fermiers polonais », commente Dorota Olejniczak, une jeune éleveuse de porcs de Dabkowice (à une centaine de kilomètre de Varsovie). Cette dernière estime avoir reçu 600 000 zlotys cumulés (133 000 euros) au titre de la PAC depuis 2005, ce qui lui a permis d’investir dans le cheptel et de moderniser ses équipements[3]. D’après le gouvernement, les fermiers polonais auraient ainsi reçu, depuis l’adhésion, près de 14 milliards d’euros net au titre de la PAC et de la politique régionale, ce qui a permis une consolidation rapide de ce secteur. Aujourd’hui, l’opinion publique polonaise dans son ensemble apparaît comme l’une des plus euro-enthousiaste de l’UE : 55 % des Polonais estiment que l’UE va « dans la bonne direction », 58 % ont « confiance » dans l’Union, 78 % expriment la perception d’« un bénéfice à l’appartenance à l’UE » et 82 % perçoivent l’UE comme « moderne »[4]. Et Gazeta Wyborcza de titrer, en janvier 2009, qu’« il n’y a pas de nation en Europe qui aime plus l’UE que les Polonais ».

Nourrissant un sentiment favorable à l’encontre de l’UE, occupant un bon rang dans la production agricole européenne (1er rang pour la production de champignons de Paris, 3e rang pour la viande porcine, les oléagineux et les betteraves, 4e rang pour les volailles et les céréales, 5e rang pour le lait), la Pologne exprime pourtant une insatisfaction concernant la PAC et une inquiétude quant à l’avenir de cette politique commune.

Les pommes de la discorde

Actuellement, la PAC est organisée autour de deux grands piliers qui recouvrent chacun un champ d’actions spécifiques. Le premier pilier comprend deux types de dépenses : d’une part, les droits de paiement unique (DPU) qui sont les aides directes aux revenus attribuées aux agriculteurs et, d’autre part, les mesures de soutien des marchés (stockage, restitutions). Les enveloppes allouées au titre de ce premier pilier sont imputées pour l’essentiel directement au budget communautaire. Le second pilier (apparu avec le budget 2000-2006) regroupe les dépenses censées favoriser le développement rural : aménagement rural (assainissement, infrastructure touristique), dépenses sociales (formation, retraites), durabilité des ressources environnementales (boisement, mesures agro-environnementales). Les versements effectués au titre de ce pilier se font sur la base d’un cofinancement national.

Depuis 2004 comme tous les autres nouveaux États membres (NM), la Pologne bénéficie des mesures de soutien (1er pilier) et reçoit les aides pour le développement rural (2nd pilier). En revanche, elle n’accède aux DPU (principal poste de la PAC) que partiellement et sous réserve de cofinancement. On parle à ce propos de « sanctuarisation de la PAC ». A cela s’ajoutent des règles de calculs des DPU basées sur les « références historiques » (i.e. les aides versées entre 2000 et 2002) et non sur des critères de productivité, ce qui constitue une inégalité de traitement incompréhensible pour les NM : comment justifier qu’un agriculteur grec, par exemple, touche 570 €/ha, tandis que, dans le même temps, son homologue polonais ne reçoit que 180 €/ha d’aides directes (plus 50 €/ha de cofinancement national) et qu’un agriculteur estonien ne touche que 90 €/ha (plus 30 €/ha de cofinancement) ? « Les critères d’attribution des aides doivent être les mêmes dans toute l’UE », réclame Marek Sawicki, avec comme préalable à toute discussion « l’abandon des références historiques » dans le calcul des DPU pour tenter de faire de la nouvelle PAC un « instrument de solidarité et non une source de distorsions »[5].

Face à la fronde polonaise, se dresse un axe franco-allemand défendant le statu quo et jouant une stratégie d’isolement de la Pologne qui ne trompe pas les autres NM qui revendiquent tous que « les paiements directs ne soient plus effectués sur la base des niveaux de production historiques »[6]. A cela s’ajoute le projet de réforme de la PAC, formulé le 18 novembre 2010 par le Commissaire européen à l’agriculture, le Roumain Dacian Ciolos. Ce projet, outre qu’il propose trois avenirs possibles pour la PAC (suppression des DPU et des mesures de soutiens des marchés ; maintien du statu quo avec une redistribution plus équitable des subsides ; voie intermédiaire avec un renforcement du 2nd pilier), insiste dans tous les cas sur l’importance du plafonnement des subventions liées à la surface (80 % des aides vont vers 20 % des exploitations, quelques bénéficiaires recevant jusqu’à plusieurs centaines de millions d’euros par an), la simplification administrative pour les petites fermes et la mise en place de critères de respect de l’environnement[7]. Propositions jugées d’ores et déjà « contre-productives » par le Bauerverband, la puissante fédération allemande des agriculteurs.

Sans patience, point de bon sillon

Avec ce premier vrai débat d’ampleur sur l’avenir de l’une de ses politiques communes les plus sensibles, l’UE se trouve confrontée à trois défis majeurs pour sa construction.

Premièrement, l’UE joue sa capacité à rester elle-même, c’est-à-dire fidèle à ses principes fondateurs : solidarité, cohésion territoriale, égalité de traitement pour ne citer que ceux-là. Or, la « sanctuarisation de la PAC » à l’œuvre depuis 2004 a conduit à composer avec (voire à ignorer) ces principes essentiels à la construction européenne. La nouvelle PAC représente une occasion inespérée de remettre le soc dans le bon sillon.

Ensuite, l’UE joue sa capacité à répondre aux défis qui émergent, tant sur le plan mondial (instabilité des marchés agricoles mondiaux, accroissement des besoins énergétiques, réchauffement atmosphérique, réduction de la biodiversité, développement de l’agriculture dans les pays pauvres) que sur le plan européen (mise en cohérence de la PAC avec les autres politiques communes européennes, évolution des besoins des consommateurs européens, redéfinition de la place de l’agriculture dans la société). En ce sens, « la PAC (…) gagnerait à devenir une politique agricole et de l’alimentation (PAAC) qui s’attacherait à donner du sens »[8].

Enfin, l’UE joue sa capacité à prendre des décisions d’envergure à 27 membres, et ce dans un cadre financier nouveau (issu du traité de Lisbonne entré en vigueur le 1er décembre 2009) qui « vise à assurer l’évolution ordonnée des dépenses de l’Union dans la limite de ses ressources propres »[9].

La fronde polonaise sur la question de l’avenir de la PAC ouvre en définitive la voie à une réflexion de fond sur l’identité de l’UE. Comme le rappelle Nicolas-Jean Brehon, « la construction européenne a toujours progressé par crises successives »[10]. Gageons que les inévitables arbitrages, crispations, calculs, alliances et retournements ne perdent pas l’essentiel de vue, à savoir définir un projet agricole à la hauteur des ambitions de l’UE.

Notes :

[1] Propos recueillis par La France Agricole, www.lafranceagricole.fr, (consulté le 29 mars 2011).
[2] Sondage publié dans Gazeta Wyborcza, 6 avril 2004.
[3] Propos recueillis par l’AFP et disponible sur www.france24.com (consulté le 29 mars 2011).
[4] Eurobaromètre Standard 74 – TNS opinion & social / Commission européenne, février 2011, http://ec.europa.eu/public_opinion/index_fr.htm (consulté le 29 mars 2011).
[5] La France agricole, 22 octobre 2010. AFP, 26 janvier 2011.
[6] Roomet Sormus, directeur de la Chambre estonienne d’agriculture et de commerce, cité par Le Figaro, 26 janvier 2011.
[7] Texte intégral du discours de Dacian Ciolos sur le site de la Commission européenne: http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=SPEECH/10/662&format=HTML&aged=1&language=FR&guiLanguage=en (consulté le 1er avril 2011).
[8] Nicolas-Jean Brehon, « Le budget européen: quelle négociation pour le prochain cadre financier de l’Union européenne ? », Questions d’Europe, Fondation Robert Schuman, n°170-171, 31 mai 2010, p.22.
[9] Accord de Lisbonne, article 270 bis (consulté le 1er avril 2011).
[10] Nicolas-Jean Brehon, Op. cit., p.23.

* Assen SLIM est Enseignant-chercheur à l’INALCO et à l’ESSCA

Photo vignette : Dąbrówka (Sieradz), Pologne (© Amélie Bonnet, juillet 2004)

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