Pologne: construire un «patriotisme familial»

La Pologne peut-elle se passer d'une politique mémorielle ? Si l'actuel chef de l'État Bronisław Komorowski, désireux d'en finir avec les dérives de la politique historique de son prédécesseur Lech Kaczyński, a pu le croire un moment en arrivant au pouvoir, il a bien vite été rattrapé par les aspirations d'une population qui ressent le besoin d'exprimer sa fierté et son appartenance à une identité collective.


Marche de l'Indépendance 2012Le 11 novembre prochain s'ouvrira à Varsovie la 19ème Conférence de l'ONU sur le réchauffement climatique (CdP/COP) qui attirera de tous les pays du globe des dizaines de milliers de visiteurs, négociateurs gouvernementaux, journalistes et représentants d'organisations non gouvernementales. Réputée réticente à s'engager trop en avant dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la Pologne aura à tout le moins le désir de se poser en pays moderne, hospitalier et apte à accueillir un événement d'envergure internationale comme la COP.

Cette tâche pourrait cependant être compliquée par la coïncidence avec la fête de l'Indépendance, célébrée chaque 11 novembre en mémoire de la restauration en 1918 d'un État polonais pleinement souverain après 123 ans d'occupation par les empires d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et de Russie. De fait, le sentiment patriotique s'exprime souvent en Pologne avec exaltation: il suffit pour s'en convaincre de voir, aux dates des grandes commémorations, tous les balcons et autobus pavoisés aux couleurs nationales sans que cela ne soit associé, comme en Allemagne ou en France, avec les ors du nationalisme.

Les risques de trouble sont d'autant plus importants que, depuis quelques années, les fêtes nationales ont souvent servi de prétexte à des groupuscules «patriotiques» ou «antifascistes» pour organiser des marches et des contremarches, préludes à de véritables batailles rangées et à des affrontements avec les forces de police. C'est pourquoi, selon Jarosław Kaczyński, leader du principal parti d'opposition Droit et justice (PiS, conservateur) et frère jumeau du défunt président de la République Lech Kaczyński disparu en 2010 dans la catastrophe aérienne de Smolensk, le choix de la date du 11 novembre pour l'inauguration de la COP constituerait une véritable «provocation».

Il a notamment affirmé craindre des incidents, à l'image de ceux qui avaient éclaté en 2011, lorsque le centre de Varsovie avait été dévasté par des projectiles et des incendies de véhicules. Ces scènes, très inhabituelles en Pologne, avaient à ce point marqué les esprits que le président de la République lui-même, Bronisław Komorowski, annonça dès le lendemain un changement du protocole de commémoration du 11 novembre. Dorénavant, le chef de l'État ne se contenterait plus de participer au dépôt de gerbe sur la tombe du Soldat inconnu mais conduirait également une marche «ouverte à tous».

Conseillé par le professeur Tomasz Nałęcz, historien spécialiste de la IIe République de Pologne (1918-1939), le Président Komorowski a organisé en 2012 un rassemblement pacifique derrière la bannière «Ensemble pour une Pologne indépendante» et a ainsi rendu hommage à des figures politiques de l'entre-deux-guerres pourtant rivales comme Józef Piłsudski et Roman Dmowski.

Damer le pion à l'extrême droite

Si le premier, considéré comme le père de l'indépendance polonaise, continue encore aujourd'hui de faire l'objet d'un très large consensus national, le second a été en partie discrédité pour ses opinions farouchement nationalistes, voire antisémites. Néanmoins, le Président Komorowski a souhaité ne pas l'abandonner au panthéon de l'extrême droite et a souligné la nécessité pour les hommes d'État et les patriotes de savoir dépasser les oppositions partisanes afin de rallier à «sa» marche les nationalistes qui reconnaissent malgré tout l'autorité supérieure du chef de l'État.

Avec le soutien des associations d'anciens combattants, gardiens de la mémoire des combats pour l'indépendance, le Président a en effet réussi à reprendre du terrain, au détriment de groupes comme le Camp national-radical (ONR) ou la Jeunesse de toutes les Polognes (Młodzież Wszechpolska) qui constituaient, depuis le reflux des partis politiques de la droite nationaliste –les populistes d’Autodéfense et surtout les catholiques extrêmes de la Ligue des familles polonaises– à la fin des années 2000, un débouché presque exclusif pour l'expression publique des sentiments nationalistes. En conséquence, le 11 novembre de l'année 2012 a été relativement plus apaisé que le cru précédent.

La reprise en main par le Président des questions d'histoire et de mémoire ne se limite d'ailleurs pas à la fête de l'Indépendance. Cette année, l'action «L'aigle peut» (Orzeł może, aux accents obamiens de Yes we can) lancée pour la fête de la Constitution du 3 mai a fait grincer des dents les conservateurs traditionnalistes qui n'ont guère apprécié la figurine en chocolat blanc censée représenter l’aigle national polonais. De la même façon, les courses à pied, les reprises contemporaines de chants de guerre et les pique-niques organisés par le musée de l'insurrection de Varsovie autour du 1er août donneraient à la commémoration un air trop léger. On ne peut toutefois pas leur dénier un certain succès d'audience, y compris auprès des jeunes et des familles.

Une instrumentalisation de l'Histoire?

L'observation des manifestants des 11 novembre montre en effet que les mouvements nationalistes polonais sont loin de ne rassembler que des personnes âgées nostalgiques d'un ordre ancien ou des jeunes skinheads désorientés. De nombreuses femmes participent également aux marches, parfois accompagnées d'enfants. Sans partager l'ensemble des thèses des organisateurs, ces familles vont dans certains cas jusqu'à faire le déplacement de province dans le but principal de manifester leur attachement à l'identité polonaise, d'abord définie par la culture, la langue et le catholicisme.

L'ancien Président Lech Kaczyński avait à l'évidence bien saisi cette aspiration et avait tenté de lui apporter une réponse au travers de projets tels le musée de l'insurrection de Varsovie, inauguré lorsqu'il était encore maire de Varsovie. Cependant, sa «politique historique» avait aussi des usages plus contestables à l'égard de ses adversaires politiques et de ses partenaires étrangers. Dans un pays qui, à la différence de certains de ses voisins, avait choisi de sortir du communisme de façon négociée au prix du silence sur les responsabilités et les crimes de l'ancien régime, les mesures de «lustration» et les pouvoirs quasi-judiciaires accordés à des instituts de recherche historique avaient vite fait d'apparaître comme des instruments d'élimination politique des rivaux, soudainement visés par des enquêtes sur leurs liens et leurs éventuelles compromissions avec la dictature communiste.

C'est sans doute la raison pour laquelle Bronisław Komorowski, élu Président en août 2010, a préféré dans un premier temps prendre ses distances avec les questions historiques et mémorielles au point peut-être de les négliger. L'ONR et la Jeunesse de toutes les Polognes se sont alors engouffrés dans une brèche restée ouverte dans la mesure où la population ressentait toujours le besoin d'exprimer sa fierté et son appartenance à une communauté.

Sentiment de double injustice

Il est vrai que, malgré un rapide rattrapage économique, de nombreux Polonais souffrent toujours d'un complexe d'infériorité vis-à-vis de l'ouest du continent européen, y compris en termes «civilisationnels». De plus, l'enrichissement du pays n'a pas bénéficié à tous de façon égale et plusieurs grandes fortunes sont soupçonnées d'avoir été bâties par des profiteurs qui ont su exploiter leur position sous l'ancien régime pour faire main basse sur les anciennes entreprises d'État et en tirer de substantielles plus-values.

La «politique historique» de Lech Kaczyński avait dans ce contexte pour objectif affiché de rétablir une double justice historique et sociale à travers, d'une part, la condamnation des responsables de crimes perpétrés sous le régime communiste et, de l'autre, une redistribution de richesses mal acquises. Elle reposait toutefois largement sur une surreprésentation des tragédies passées et la stigmatisation de corps perçus comme étrangers à la communauté nationale, qu'il s'agisse de l'Union européenne ou des anciens communistes.

À l'opposé, la «politique mémorielle» que proposent l'actuel chef de l'État et son conseiller spécial Tomasz Nałęcz cherche à promouvoir un patriotisme positif et constructif, tourné vers les succès et l'avenir, et n'hésite pas à recourir, avec ses jeux et ses concerts, à la «culture pop» pour toucher le public le plus large possible. «Apprenons à former non seulement une nation, mais aussi une société. Croyons en nous-mêmes. Apprécions la liberté comme les Français, les Tchèques ou les Américains qui célèbrent les fêtes nationales en famille dans l'ambiance d'un joyeux pique-nique»[1]. Si ce patriotisme familial est à n'en pas douter plus euro-compatible, il demeure néanmoins, en l'état actuel des choses, muet sur la question du double différend historique et social lié à l'héritage communiste.

Note :
[1] Jarosław Kurski, «Orzeł może! Rozpoczynamy wielką akcję społeczną radiowej Trójki i „Gazety Wyborczej”», Gazeta Wyborcza, 2 mai 2013.

Photo : Marche de l'Indépendance 2012, © Maciej Zygmunt (Creative Commons)

* Ancien étudiant de l'IEP de Strasbourg et du Collège d'Europe (Natolin).