Pologne: quel garant pour la sécurité extérieure du pays ?

Au début du mois de novembre s'est déroulé en Lettonie et en Pologne l'exercice militaire « Steadfast Jazz 2013 ». Sous la direction de l'OTAN, il avait pour objectif de tester les capacités de la Force de réaction de l'Alliance et d'améliorer le niveau de préparation et de coopération des armées participantes. De quoi rassurer Varsovie sur les garanties de sécurité apportées par ses alliés ? 


Exercice Steadfast Jazz 2013Depuis l'adhésion, en 1999, de la Pologne au traité de l'Atlantique Nord, première extension de l'Alliance à ses anciens rivaux de la guerre froide, l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) n'avait encore jamais mené d'exercice de cette envergure en Europe centrale et orientale. Cette abstention résultait d'une part de l'intense activité de l'Alliance en Afghanistan, où est engagée depuis 2001 la Force internationale d'assistance et de sécurité (FIAS) sous mandat de l'Organisation des Nations Unies (ONU), mais aussi d'un accord tacite avec la Russie qui acceptait de voir ses ex-satellites rejoindre une Alliance toujours considérée comme hostile à condition que n'y soient déployées ni armes nucléaires, ni forces conventionnelles substantielles.

Parce qu'elle a dans son histoire longtemps souffert de l'impérialisme russe et parce qu'elle se situe aujourd'hui aux marches de l'OTAN et de l'Union européenne, la Pologne perçoit avec une plus grande acuité les risques qui menacent son intégrité et en situe l'origine derrière ses frontières orientales. Voyant dans l'Alliance atlantique la meilleure garantie de sécurité possible à l'heure actuelle[1], elle s'est efforcée d'en devenir membre à part entière par deux moyens. La participation à des opérations parfois lointaines a permis à la Pologne d'aguerrir ses troupes et de prouver aux partenaires sa disponibilité, pendant qu'en coulisses ses diplomates cherchaient à dénoncer le «compromis de Madrid» passé en 1997 avec la Russie, afin de ne pas laisser accroire qu'il existerait dans l'Alliance des membres de seconde zone, moins protégés que les autres.

C'est à cette lumière qu'il convient de lire la détermination de la Pologne à accueillir sur son territoire des éléments du bouclier antimissile de l'OTAN –de faible valeur opérationnelle mais gage d'un maintien sur place de soldats américains– et sa satisfaction d'être l’un des pays hôtes de l'exercice «Steadfast Jazz 2013». L'organisation même de la simulation résulte, en un sens, du travail d'influence accompli par les Polonais avec le soutien de certains États, dont la France. Avec 1.200 hommes mobilisés sur un total de 6.000 participants, l'Hexagone arrive en effet en deuxième place derrière la Pologne parmi la vingtaine de pays contributeurs.

Une forte participation de la France

On pourrait s'étonner de cet intérêt des autorités françaises pour un exercice de défense territoriale dans une région souvent vue de Paris comme relativement stable, au moins à court terme. Pourtant, s'il est vrai que les dossiers prioritaires pour la France la conduisent davantage à faire usage de capacités de projection, notamment vers l'Afrique, les nombreuses tribunes de personnalités françaises –ambassadeur de France en Pologne, ministre de la Défense– publiées ces dernières semaines dans la presse polonaise montrent qu'au-delà de la fraternité sur le champ de bataille, la coopération franco-polonaise en matière de défense comporte de très importants enjeux économiques et politiques.

Commençons par quelques chiffres. Avec un niveau minimum de dépenses militaires fixé par la loi à 1,95% de son PIB, la Pologne est l'un des États européens qui consacre le plus de ressources à sa politique de défense et qui devrait, malgré un contexte budgétaire serré, tenir le cap. Le ministère polonais de la Défense, Tomasz Siemoniak, a ainsi dévoilé en décembre 2012 un grand programme de modernisation des forces armées d'une valeur de 130 milliards de złotys (environ 30 milliards d'euros) sur la période 2013-2022. L'armée polonaise fera notamment l'acquisition de systèmes de défense anti-aérienne, d'hélicoptères, de drones, de navires ou encore d'équipements individuels pour ses soldats.

Le montant de ce marché attire évidemment les convoitises, y compris de potentiels fournisseurs étrangers puisque l'industrie militaire polonaise ne sera pas en capacité, à elle seule, de répondre à toutes les commandes du ministère. Le XXIe Salon international de l'industrie de défense de Kielce qui s'est tenu en septembre a donc vu défiler de nombreux chefs d'entreprises françaises ou de consortia européens comme MBDA, filière d'EADS spécialisée dans la conception de missiles. En matière de défense cependant, les choix des équipements ne reposent jamais sur les seuls critères techniques –on se rappelle la colère de Jacques Chirac, alors président de la République française, lorsque la Pologne opta pour des avions F-16 à quelques mois de son entrée dans l'Union européenne (UE)– et la visite éclair du secrétaire d'État John Kerry, le 5 novembre dernier, s'inscrit résolument dans une stratégie offensive de lobbying politique en faveur des industriels américains.

Préserver une autonomie stratégique

De fait, la question des armements ne peut se résumer à une affaire de gros sous. Les cycles de vie des équipements, qui se comptent en dizaines d'années, lient l'État fournisseur et ses clients sur des périodes comparables pendant lesquelles se déroulent souvent des transferts de technologie aux effets en cascade sur d'autres secteurs de l'économie. Plus décisive, la maîtrise de l'environnement industriel et technologique représente, comme le souligne l'ambassadeur de France en Pologne M. Pierre Buhler[2], une composante essentielle de l'«autonomie stratégique» qui garantit la capacité à conduire des opérations sans dépendre du matériel d'autrui et de la bonne volonté de ce dernier à le mettre à disposition.

Or, compte tenu des coûts très élevés des programmes de recherche et développement, le maintien en Europe d'une base industrielle de défense nécessite un volume minimal de production en deçà duquel l'activité ne parvient plus à équilibrer ses comptes. La Pologne l'a au demeurant bien compris au sujet de sa propre industrie et mise à la fois sur son programme de modernisation et sur les exportations pour conserver sur son territoire un tissu industriel important d'un point de vue économique et stratégique.

La question sera de nouveau posée à l'échelle de l'Union européenne lors du Conseil européen du 19 décembre entre chefs d'État et de gouvernement sur le thème de la politique de défense. La persistance de projets concurrents au sein même de l'UE et le manque de coordination des achats d'équipement, source de duplication et de coûts inutiles, fragilisent la base industrielle européenne de défense alors que, dans la plupart des États membres, les dépenses militaires se rétractent.

Quelle suite au désengagement américain?

En parallèle, le «pivot» américain du bassin Atlantique vers la région Asie-Pacifique, déjà tangible en Europe et très certainement inéluctable au moins sur le courant de cette décennie, ne permet plus à la Pologne d'espérer un appui sans faille des États-Unis pour assurer sa sécurité. La contradiction atlantiste, qui consistait à mettre en doute la capacité de l'UE à protéger ses membres tout en leur déniant les moyens de le faire pour éviter des doublons avec l'OTAN, a vécu.

La Pologne n'a par conséquent d'autre choix que de compter sur elle-même et sur l'Union européenne afin qu'au terme de ce processus de désengagement de l'allié outre-Atlantique, les Européens soient en mesure de prendre en charge leur défense de façon autonome et de mettre en œuvre leur politique étrangère. Steadfast Jazz aura été en définitive un bel exercice militaire, mais c'est davantage des décisions politiques que les Polonais devront prendre dans les mois à venir que dépendra leur sécurité extérieure.

Notes :
[1] Le ministre des Affaires étrangères Radosław Sikorski l'a encore répété récemment lors d'une conférence organisée par l'Institut de la liberté, le 4 novembre 2013: http://instytutwolnosci.pl/2013/11/13/steadfast-jazz-2013-co-moze-dzis-nato/.
[2] Pierre Buhler, «Liczmy na siebie», Rzeczpospolita, 7 novembre 2013.

Vignette : Exercice Steadfast Jazz 2013 (source OTAN)

*Ancien étudiant de l'IEP de Strasbourg et du Collège d'Europe (Natolin). L'auteur s'exprime à titre strictement personnel et ses propos ne sauraient engager en aucune façon les institutions auxquelles il est affilié.