Retour sur le concept d’un étranger proche russe

En août 2008, juste après le conflit contre la Géorgie, lors d’une allocution télévisée, le président russe Dmitri Medvedev présentait son approche de la politique étrangère en cinq points: primauté du droit international, reconnaissance d’un monde multipolaire, relations de partenariat avec les États civilisés, protection des citoyens russes dans le monde et défense des intérêts russes dans les régions amies.


Réunion des chefs d’Etat des pays membres de la CEI (Sergueï Gouneev, Moscou, 10 décembre 2010)Les trois derniers points soulignent la place et le rôle de l’«étranger proche» dans la nouvelle conception russe du monde. Retour sur une expression dynamique.

Du gendarme de l’Europe au gardien de son étranger proche

L’expression « étranger proche » est récente et si sa date de naissance reste incertaine, son utilisation est avérée dès 1992 : à l’époque de la présidence de Boris Eltsine, le ministre des Affaires étrangères A. Kozyrev l’utilise pour désigner les anciennes républiques soviétiques désormais juridiquement indépendantes, bien que toujours sous l’influence de la Russie. La Communauté des États indépendants (CEI) est l’institution qui incarne le mieux cette expression.

Cependant, celle-ci aurait été utilisée par des dissidents dès les années 1970-1980 : elle désignait alors les pays satellites liés à l’URSS par le Pacte de Varsovie, réplique soviétique de l’Otan[1]. Plus loin dans le temps, l’origine de ce concept remonterait au XIXe siècle quand le tsar Nicolas II, surnommé le « gendarme de l’Europe », à la tête d’un vaste empire conservateur, s’opposait à l’autodétermination des peuples. Plus récemment, il est lié à la « doctrine » Brejnev, évocation plus moderne de la « doctrine » Monroe qui, au milieu du XIXe siècle, imposait l’idée d’un pré-carré états-uniens dans les Amériques. Pour le Kremlin des années soixante-dix, l’URSS ne devait tolérer aucune ingérence étrangère dans sa sphère d’influence, ce qui justifiait les interventions de l’Armée rouge dans son arrière cour.

Pour l’actuelle Fédération de Russie, les Nouveaux États indépendants, expression alternative, sont toujours perçus comme la continuité de la Russie historique. Or, la place de cette dernière dans l’espace post-soviétique peut être analysée de deux manières. D’une part, l’interdépendance de la Russie et de son étranger proche, issue de l’héritage soviétique, est réelle dans tous les domaines (économique, politique, énergétique, de défense et diasporique). D’autre part, le tropisme russo-centré est mis à mal par la réalité d’une CEI inconsistante et l’éloignement d’États qui font le choix de l’indépendance effective, de la diversification de leurs partenariats bi/multilatéraux et d’un rapprochement avec des organisations ne relevant pas de la zone post-soviétique, telles l’Union européenne, l’Otan, l’Organisation de la Conférence islamique…

Configuration de l’étranger proche

Loin d’être figée dans une définition post-soviétique stricto sensu, la configuration de l’étranger proche a évolué au cours du temps, depuis la fin de l’empire soviétique. Dès les années 1990, cette zone n’incluait plus les États baltes. En effet, ils ont été tout à la fois les derniers à intégrer l’URSS en 1945, et les premiers à répondre à l’appel de l’Europe et, facette non moins importante, ils comptaient parmi les rares à avoir eu une existence d’États indépendants intégrés au système international moderne, entre 1918 et 1939 pour les trois pays, beaucoup plus longuement pour la Lituanie.

La tendance slavophile d’une partie de l’élite politique russe voit dans les pays slaves (Ukraine, Biélorussie, Transnistrie et Kazakhstan, du fait de la part - 25 % - de Russes dans sa population) le noyau dur de l’étranger proche. Dans la prolongation de cette approche, la question des diasporas est loin d’être négligeable. La présence de près de 25 millions de Russes et russophones dans l’étranger proche sert d’argument à toute politique d’ingérence pour la « protection des citoyens russes dans le monde ». Par ailleurs et symétriquement, le cas des migrants d’Asie centrale est tout aussi important, surtout dans le contexte d’une démographie russe en déclin. La Russie a tout intérêt à repenser l’intégration de ces émigrés et à harmoniser sa politique migratoire avec ses voisins.

Les États slaves, ceux du Sud Caucase et d’Asie centrale représentent pour le Kremlin non seulement des pays amis, alliés ou partenaires, mais aussi une zone tampon à préserver des influences étrangères. La question de la sécurité des frontières préoccupe particulièrement une Russie affaiblie, qui subit par contrecoup les orientations et les problèmes de sa périphérie (comme, par exemple, les révolutions colorées d’Ukraine, de Géorgie et du Kirghizstan). Deux problèmes d’ordre sécuritaire, apparus dès le début des années 1990, sont encore saillants dans certains pays. Se pose tout d’abord la question de la définition des tracés des frontières contestées entre la Russie et la Lettonie (la question a été résolue en 2007 par un traité, ratifié depuis par les deux parties), l’Estonie, le Kazakhstan, de l’enclave de Kaliningrad et du tracé maritime en mers Caspienne et Noire, ainsi que de la perte des ports baltes, ukrainiens et géorgiens, sans parler du statut de la Crimée. Vient ensuite la question de la proximité d’États à risques ou accusés d’être des sanctuaires terroristes, tels l’Afghanistan, l’Iran ou encore la Chine ou la Turquie. Le défi de la sécurisation de ces frontières incite Moscou à offrir/imposer ses services aux États post-soviétiques trop faibles pour garantir eux-mêmes ce contrôle. Le problème de l’importation illégale de drogues, d’armes, de combattants comme d’exportation d’uranium, etc., a dès lors justifié la perte partielle de souveraineté de certains de ces États qui, à l’image du Tadjikistan, ont accepté la présence de l’armée russe sur leur territoire.

Partisane du « soft power », la Russie, plus grande puissance de la zone en question, use volontiers du levier commercial, financier et économique[2]. Les crises du gaz avec l’Ukraine (2006 et 2009) - qui ont révélé la dépendance de l’Europe -, l’impact politico-économique des tracés des gazoducs et oléoducs, la guerre des tarifs gaziers, la part des banques russes dans les privatisations, l’embargo sur des produits moldaves et géorgiens… soulignent la volonté de soumettre son étranger proche par des méthodes moins violentes que les moyens militaires mis en œuvre à l’ère soviétique. Cependant, l’usage de la force n’est pas exclu, comme l’a montré le conflit d’août 2008 avec la Géorgie. Atavisme ou stratégie ?

Une zone tampon convoitée et extensible

L’étranger proche apparaît aussi comme un remède contre la blessure infligée à la mémoire de la Russie. Refusant d’être une puissance à dépecer, elle n’a eu de cesse de chercher à restaurer sa grandeur en s’opposant aux acteurs nouveaux entrants dans son pré-carré et à leur modèle alternatif d’intégration au système-monde. La défense de sa chasse gardée est devenue une priorité, floue sous B. Eltsine, mais bien établie par Vladimir Poutine et réaffirmée par D. Medvedev dans ses cinq principes.

La Russie est particulièrement sensible aux chevauchements de ses intérêts avec ceux de l’Otan, de l’Union européenne et des États-Unis dans leur voisinage désormais commun. Si elle les vit comme une menace, surtout depuis la guerre en ex-Yougoslavie, elle accepte néanmoins pragmatiquement de coopérer avec l’Otan depuis 1997, mouvement largement confirmé lors du sommet de l’Alliance atlantique, en novembre 2010 à Lisbonne.

Mais ce dialogue diplomatique n’empêche aucunement chaque puissance de défendre sa conception de la politique sécuritaire dans la région. Ainsi, la Russie entretient toujours des bases armées à Kaliningrad, en Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Moldavie, au Kirghizistan, Kazakhstan et au Tadjikistan, ainsi qu’une flotte basée en Ukraine. En 2001, la création de l'Organisation de coopération de Shanghai (États d’Asie centrale, Russie et Chine) puis celle, en 2002,de l’Organisation du Traité de sécurité collective (Arménie, Biélorussie, États d’Asie centrale) renforcent cette coopération sécuritaire qui fait front face à l’Otan. Cette dernière a longtemps cherché à pénétrer l’étranger proche suivant la stratégie de « refoulement » (projet de bouclier anti-missile américain en Europe centrale, bases militaires, éphémères en Kirghizie et Ouzbékistan, toujours présentes au Tadjikistan), et laisse entrevoir la possibilité d’une candidature prochaine à la Géorgie et à l’Ukraine. « L’adhésion ukrainienne à l’Otan serait pour la Russie un véritable traumatisme, une amputation, un ‘coup porté à la conscience russe’ », note ainsi L. Delcour[3].

En dépit ou à cause de la politique « néo-impérialiste », « post-colonialiste » ou de Grand strategy de la Russie, certains États voisins ont affirmé leur volonté de s’extirper de la sphère russe. La Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie fondent en 1996 le GUAM (l’Ouzbékistan n’y restera pas longtemps), renommé Organisation pour la démocratie et le développement économique, pour souligner leur rejet de l’intégration russe. Des tracés concurrents de gazoducs et oléoducs se proposent d’éviter la Russie. L’attractivité de l’Otan comme de l’UE est certes forte, mais leurs conditions d’adhésion sont contraignantes et hésitantes, permettant à la Russie de tenter d’influencer ces parcours «dissidents». Le rôle de la Russie dans les conflits sécessionnistes en Transnistrie, Abkhazie et Ossétie du Sud est encore une manière d’agir sur ses voisins. Selon D. Teurtrie[4], « l’établissement de ces véritables protectorats sur des territoires peuplés majoritairement de populations non-russes renvoie directement à un choix néo-impérial des rapports avec l’étranger proche ». Comment, en effet, ne pas y voir un levier pour faire plier les « récalcitrants » pro-européens ?

Les candidats orientaux au rôle d’intermédiaire entre la Russie et son étranger proche ne sont pas en reste. Ainsi la Turquie, qui tente un «retour» dans le Sud Caucase via la Plateforme pour la stabilité et la coopération du Caucase, est-elle vue comme une concurrente de peu de poids, mais déterminée, ainsi que l’Iran[5]. En Extrême Orient, l’influence croissante (économique, commerciale et démographique) de la Chine dans la zone centrasiatique fait sporadiquement ressurgir les vieux démons du «péril jaune».

Plus au Nord, les relations avec la Finlande s’inscrivent dans une politique d’amitié particulière, basée sur des liens tissés aux niveaux politique et économique. Enfin, la Russie cherche à s’approprier tout un pan de l’Arctique qu’elle considère comme «son» étranger proche. L’enjeu est de taille: les ressources de ces terres vierges recèlent des réserves de gaz et de pétrole, voire d’hydrate de méthane, énergie d’avenir…

L’étranger proche a pour pendant l’étranger lointain, mais aussi, selon V. Avioutski[6], l’étranger intérieur: ce terme recouvre les républiques de la Fédération de Russie, dont les populations majoritairement ou massivement non russes constituent une forme de monde étranger nécessitant une politique singulière, à l’instar du Nord Caucase et, exemple extrême, des conflits tchétchènes. Pour autant, l’expression étranger proche n’est pas une vision du monde typiquement russe.

Cette lecture qu’en fait l’Occident provient d’une grille d’analyse datant de la Guerre froide: la Russie serait cet éternel empire aux visées expansionnistes, colonialistes. Or, on pourrait aussi voir dans la concurrence Occident-Russie non une simple résurgence/rémanence du XXe siècle, mais une mise en concurrence typique d’un monde multipolaire, dans lequel la Russie, l’Europe, la Chine se partagent, se réservent ou s’échangent les « petits Etats » alentours. Dans ce « grand jeu », c’est à qui se constituera son propre étranger proche.

Sources :
[1] S. Markedonov, « La Réalité post-soviétique » (en russe), 09 décembre 2009, http://www.polit.ru/author/2009/12/09/reality.html.
[2] T. Gomart, « Quelle Influence dans l’espace post-soviétique ? », Le courrier des pays de l’Est, n°1055, mai-juin 2006.
[3] L. Delcour, « Les points de crispation de la politique étrangère russe », Politique étrangère, février 2008.
[4] D. Teurtrie, « Les Frontières russes entre effets d'héritages et nouvelles polarités »,15 septembre 2009, http://geoconfluences.ens-lsh.fr/doc/etpays/russie/RussieScient4.htm.
[5] G. Minassian, «Le Caucase du sud entre les anciens empires», Questions internationales, n°37, mai-juin 2009.
[6] V. Avioutski, « Nord-Caucase: un « étranger intérieur » de la Fédération de Russie », Hérodote, n°104, 2002.

 

Par Sophie TOURNON

Photographie en vignette : Réunion des chefs d’État des pays membres de la CEI (Sergueï Gouneev, Moscou, 10 décembre 2010). Source : kremlin.ru