Moldavie : la résilience démocratique à l’épreuve de la guerre hybride

En septembre 2025, la Moldavie a résisté à une offensive d'ingérence russe sans précédent. Ce petit État aux portes de l'UE a défendu son choix européen malgré une guerre hybride menée par Moscou. Le scrutin a révélé autant la résilience d'une démocratie fragile que les failles de la réponse européenne face à la déstabilisation à ses frontières.

 


Urne moldave.Le 28 septembre 2025, la Moldavie résistait à l'une des opérations d'ingérence les plus massives jamais documentées en Europe. Malgré 350 millions d'euros investis par Moscou, soit 1 % du PIB moldave, le Parti Action et Solidarité (PAS) de la présidente Maia Sandu remportait la majorité absolue. Au-delà d'une simple victoire électorale, ce scrutin révèle les mutations de la guerre hybride contemporaine et pose une question cruciale : l'Union européenne sera-t-elle à la hauteur de la confiance que lui accorde ce peuple qui a choisi l'Europe contre l'intimidation ?

Bilan des élections législatives du 28 septembre 2025

Le 29 septembre 2025 au matin, la Commission électorale centrale moldave proclamait des résultats sans appel : le PAS de la présidente pro-européenne M. Sandu venait de remporter les élections législatives avec 50,20 % des suffrages, décrochant la majorité absolue au Parlement pour la deuxième fois consécutive, avec 55 sièges sur 101. Le Bloc patriotique pro-russe n'obtenait que 24,20 % des voix.

Avec un taux de participation en hausse à 52,21 %, ce résultat constituait bien plus qu'une simple victoire électorale : il représentait l'aboutissement d'une épreuve démocratique sans précédent, menée face à l'une des opérations d'ingérence les plus massives jamais documentées en Europe.

Le plan Kirienko : une ingérence à l'échelle d'un PIB

L'ampleur des moyens déployés par Moscou a dépassé tout ce qui avait été observé jusqu'alors. Selon les services de sécurité moldaves et ukrainiens, la Russie aurait investi environ 350 M€, soit approximativement 1 % du PIB moldave. Cette somme vertigineuse témoigne de l'importance géopolitique accordée par le Kremlin à ce scrutin. Le dispositif, baptisé « plan Kirienko » du nom du directeur adjoint de l'administration présidentielle russe, a orchestré une opération coordonnée combinant achats de voix, cyberattaques, désinformation par intelligence artificielle et manipulation des réseaux sociaux. L'architecture financière a transité notamment par des réseaux de cryptomonnaies, contournant les sanctions internationales et rendant la traçabilité particulièrement complexe.

Cette ingérence s'est appuyée sur une logistique quasi-militaire appliquée au champ électoral. Le plan prévoyait par exemple de dédier 30 M€ au transport et à la rémunération de quelque 200 000 électeurs de Transnistrie vers les bureaux de vote moldaves. Cette mobilisation massive visait à compenser artificiellement le déficit électoral des formations pro-Kremlin, transformant l'enclave séparatiste en arsenal de guerre informationnelle.

Propagande et infiltration : les armes de Moscou à l’ère numérique

Au-delà de la dimension financière, le scrutin moldave illustre moins une rupture qu’une évolution des méthodes d’ingérence russes : les techniques classiques de propagande et d’infiltration sont désormais amplifiées par l’usage d’outils numériques et d’intelligence artificielle, permettant une synchronisation inédite entre désinformation en ligne, cyberattaques et corruption électorale. La contamination du débat politique, inspirée du précédent géorgien, visait moins à promouvoir positivement les formations pro-russes qu'à délégitimer systématiquement le pouvoir en place. Cette rhétorique, directement inspirée du mouvement MAGA américain, opposait systématiquement « le peuple » aux « élites globalistes », présentant Maia Sandu comme une marionnette du milliardaire George Soros, cible récurrente des théories conspirationnistes. L'objectif consistait à détourner le débat du choix civilisationnel pour le ramener à une opposition binaire entre « authentiques Moldaves » et « traîtres vendus à l'Occident ». Ce clivage relève bien d’un imaginaire civilisationnel, mais inversé : il ne s’agit plus d’affirmer une appartenance culturelle, mais de fabriquer une fracture identitaire opposant un peuple prétendument pur à un pouvoir supposé aliéné. Autrement dit, la rhétorique mobilise le vocabulaire du conflit de civilisation pour délégitimer la démocratie, non pour la défendre.

L'affaire Alexandru Bălan, révélée en septembre 2025, a parfaitement illustré le caractère transfrontalier et institutionnel de cette guerre hybride. Cet ancien directeur adjoint des services de Renseignement moldaves a été arrêté en Roumanie le 8 septembre 2025 à l’aéroport de Timisoara pour avoir transmis des secrets d'État au KGB biélorusse. L'enquête, coordonnée par EUROJUST (l’Agence européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale) avec la participation de la République tchèque, de la Roumanie, de la Hongrie et de la Moldavie, a révélé une infiltration systématique des structures de sécurité régionales. Deux rencontres clandestines avaient eu lieu à Budapest entre 2024 et 2025, les agents biélorusses étant jugés plus discrets que leurs homologues russes dans l'espace Schengen.

Le cas Bălan présente une dimension particulièrement insidieuse : dans ses prises de position publiques, il se disait fervent partisan de l'intégration européenne et critiquait l'inefficacité du renseignement face aux réseaux d'espionnage russes. L'expert roumain Sorin Ioniță le qualifie de « loup déguisé en agneau ». Cette duplicité a révélé la sophistication des opérations d'infiltration : les agents d'influence les plus efficaces ne sont pas les militants ouvertement pro-russes mais ces figures apparemment pro-européennes qui sapent de l'intérieur la capacité institutionnelle de résistance.

Contre-offensive institutionnelle : justice et coopération européenne

Face à cette offensive, les autorités moldaves ont déployé une riposte institutionnelle d'ampleur, symbolisant une rupture avec la culture politique antérieure, marquée par la capture oligarchique de l'État. L'extradition de Vladimir Plahotniuc par la Grèce le 25 septembre 2025 a constitué un signal politique majeur : arrêté en juillet 2025, cet oligarque qui a littéralement capturé l'État moldave entre 2015 et 2019 incarnait l'ancien système de corruption endémique. Son retour sur le territoire national constitue un test pour la justice moldave, démontrant la volonté de rompre avec l'impunité oligarchique qui a paralysé les institutions pendant des décennies.

L'arrestation d’A. Bălan illustre en outre la dimension européenne de cette contre-offensive : coordonnée par EUROJUST, cette opération a révélé une coopération inédite entre services de renseignement européens face aux réseaux d'infiltration russes. L'arrestation d'un ancien haut responsable moldave sur territoire roumain, grâce à un renseignement tchèque, préfigurerait ainsi l'émergence d'une architecture de sécurité régionale intégrée. Cette coopération constitue en elle-même une réponse institutionnelle à la dimension transfrontalière de la guerre hybride russe.

Les autorités moldaves ont également pris des mesures préventives directement liées au processus électoral. La limitation volontaire du nombre de bureaux de vote en Transnistrie visait explicitement à limiter les possibilités d'achats massifs de voix. Les forces de sécurité ont réalisé plus de 600 perquisitions depuis le 1er août, arrêtant des dizaines de personnes soupçonnées de vouloir perturber les élections. Le jour du scrutin, le service de cybersécurité moldave a détecté et neutralisé plusieurs tentatives d'attaques sur l'infrastructure électorale. Cette mobilisation préventive a témoigné d'une anticipation stratégique des menaces, en rupture avec la passivité antérieure.

Au-delà de ces mesures défensives, l'intégration européenne fonctionne elle-même comme vecteur de résilience. L'ouverture officielle des négociations d'adhésion, en juin 2024, et l'inscription du cap européen dans la Constitution à l’issue du référendum d'octobre 2024 ont transformé l'orientation géopolitique en norme juridique supérieure, rendant tout retour en arrière institutionnellement complexe.

Une victoire européenne au-delà de la Moldavie

La victoire du PAS transcende le cadre d'un succès électoral national. Elle démontre qu'une démocratie fragile peut résister à une offensive hybride massive orchestrée par une grande puissance. Le peuple moldave, en dépit des pressions, a fait le choix résolu de l'Europe et cette détermination envoie un signal politique puissant bien au-delà des frontières moldaves.

Le soutien de la diaspora a joué un rôle décisif. Avec un taux de participation de 52,21 %, sur 277 964 Moldaves résidant à l’étranger, 78,61 % ont voté pour le PAS. Cette mobilisation a confirmé l’aspiration profonde de cette population à l'ancrage européen. Son vote a valeur de message adressé aux compatriotes restés en Moldavie : l'Europe n'est pas une abstraction géopolitique, mais une réalité concrète porteuse d'opportunités.

La réaction internationale illustre la portée symbolique du résultat. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a estimé que « la Russie a[vait] échoué à déstabiliser la Moldavie », établissant un parallèle direct avec la guerre que subit son pays. Le président français Emmanuel Macron a salué la victoire malgré les « tentatives d'ingérence », tandis que le président du Conseil européen António Costa y a vu un « message fort et clair » en faveur de « la démocratie et un avenir européen ». Ces félicitations reconnaissent dans la victoire moldave une bataille remportée dans une guerre plus large pour la défense de l'ordre démocratique européen.

Car la victoire moldave impose à l'Union européenne des responsabilités concrètes. Maia Sandu avait déclaré le 9 septembre 2025 devant le Parlement européen que « si notre démocratie ne peut pas être protégée, alors aucune démocratie en Europe n'est sûre ». La Moldavie fonctionne donc comme un test de la capacité européenne à protéger les démocraties périphériques : si l'Union avait échoué à soutenir efficacement Chisinau, elle aurait envoyé un signal désastreux aux autres pays candidats exposés aux pressions russes.

Cette exigence se traduit en termes concrets. La Moldavie a besoin d'une assistance économique substantielle pour réduire sa vulnérabilité aux chantages énergétiques. Elle requiert un appui technique renforcé en matière de cybersécurité et de lutte contre la désinformation. Elle attend un soutien politique constant, incluant potentiellement un découplage des négociations d'adhésion moldaves et ukrainiennes pour accélérer son intégration.

La soif d'Europe manifestée le 28 septembre 2025 mérite en effet une réponse à la hauteur parce que cette aspiration n'est pas le fruit d'une manipulation occidentale, mais l'expression authentique d'un choix civilisationnel : les Moldaves ont comparé les deux modèles et ont choisi la démocratie contre l'autoritarisme. Ce choix courageux impose à l'Europe un devoir de solidarité.

Vignette : « Urne moldave » (copyright: Maxence, CC BY 2.0).

 

* Guillaume SANCEY est analyste indépendant, fondateur de CentaureM, spécialisé dans l’étude de l’ingérence russe, du conspirationnisme et des dynamiques de désinformation. Ses recherches se situent à la croisée de l’histoire de la propagande soviétique et des nouvelles méthodes de guerre informationnelle à l’ère numérique.

Pour citer cet article : Guillaume SANCEY (2025), « Moldavie : la résilience démocratique à l’épreuve de la guerre hybride », Regard sur l'Est, 17 novembre.

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