Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, Sofia et Kyiv se sont rapprochés, malgré les réticences d’une partie de la classe politique bulgare.
Depuis que Moscou a déclenché sa guerre d’ampleur contre l’Ukraine en février 2022, la Bulgarie est tiraillée entre son lien historique avec la Russie et sa relation avec une Ukraine largement soutenue par les partenaires européens. Prenant ses distances avec Moscou, Sofia a finalement fait le choix d’aider le pays agressé, décision qui se heurte aux réticences d’une partie de la classe politique et de l’opinion publique, ainsi qu’à l’action d’agents d’influence pro-russes contestant certains volets du soutien bulgare.
Des relations anciennes et pérennes
A partir du XIXe siècle, plusieurs dizaines de milliers de Bulgares se sont installés en Bessarabie (désormais des territoires moldaves et ukrainiens), fuyant les combats des guerres russo-turques dans leur région d’origine. Ces minorités bulgares (Slaves et Gagaouzes – population turcophone chrétienne) ont constitué la plus importante diaspora bulgare d’Europe jusqu’au retour des mobilités Est-Ouest postsocialistes au début des années 1990. Pour cette raison, l’actuelle République de Bulgarie maintient une relation privilégiée avec cette communauté bulgarophone, dont une partie dispose de passeports bulgares(1).
La Bulgarie fut l’un des premiers pays à reconnaître l’Ukraine en tant qu’État indépendant, le 5 décembre 1991, et a rétabli des liens diplomatiques avec Kyiv 8 jours plus tard. Le 5 octobre 1992, un Traité d’amitié et de coopération entre l’Ukraine et la République de Bulgarie était signé, officialisant une relation de bon voisinage entre les deux États. Depuis cette date, ont été régulièrement organisés des déplacements officiels de dirigeants et parlementaires bulgares à Kyiv et, inversement, des visites d’État ou de délégations ukrainiennes à Sofia. Ces échanges, bien que d’apparence très protocolaires, ont contribué au maintien d’un dialogue interétatique cordial. Preuve de la bienveillance et de la productivité de cette relation, au cours des décennies suivantes la Bulgarie soutient activement le rapprochement de Kyiv avec Bruxelles ainsi que les réformes ukrainiennes nécessaires en vue de l’intégration européenne. En 2014, elle fut le 4ème État membre de l’UE à ratifier l’accord d’association UE/Ukraine.
En raison de ce rapprochement, Sofia, qui soutient la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, a publiquement condamné le pseudo-référendum organisé par Moscou en Crimée le 16 mars 2014 et qui a conduit à l’annexion illégale de ce territoire par la Russie. La Bulgarie est également co-auteure de deux résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies soutenant l’Ukraine (2014-2021). Le 19 février 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le Premier ministre bulgare Kiril Petkov ont signé une déclaration commune en faveur de la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’UE.
Un soutien à Kyiv sur la scène internationale
En tant qu’État membre de l’UE, la Bulgarie a soutenu diplomatiquement Kyiv depuis son agression par la Russie et a participé à la mise en œuvre du régime de sanctions contre la Fédération de Russie. Cette politique a permis au gouvernement à la fois de montrer son engagement européen et de se positionner comme le protecteur des Bulgares d’Ukraine, notamment à l’égard de son opinion publique, sensible au sort de cette minorité. Depuis février 2022, les gouvernements successifs ont continué à recevoir la visite de parlementaires ukrainiens, venus s’assurer de la pérennité du soutien de Sofia(2).
Cette orientation résolue de la politique étrangère n’a pas été sans susciter des critiques : de nombreux citoyens bulgares ont exprimé leur désaccord, alimentés par la propagande russe croissante sur les réseaux sociaux, nostalgiques d’un régime socialiste idéalisé et des liens historiques entre la Bulgarie et la Russie, mais également inquiets de l’évolution d’un conflit de haute intensité se déroulant à proximité de leurs frontières ainsi que de ses conséquences économiques sur leur train de vie. Certains craignaient que les décisions des autorités pro-occidentales n’entraînent la petite Bulgarie dans un conflit majeur. Le Parti socialiste bulgare (BSP) et Vazrazhdane (extrême droite nationaliste) ont alimenté ces peurs par leurs discours eurosceptiques et russophiles.
Malgré ce contexte défavorable, la bienveillance du président Roumen Radev à l’égard du Kremlin et l’instabilité parlementaire (six cabinets se sont succédé au pouvoir de novembre 2021 à octobre 2024), le soutien gouvernemental n’a pas failli. Entré en fonction le 19 avril 2025, le Premier ministre Rossen Jeliazkov a d’ailleurs rencontré V. Zelensky en marge de conférences internationales, le 16 mai 2025 à Tirana et le 11 juillet 2025 à Rome. À l’issue de ces entrevues, il a déclaré que la Bulgarie avait soutenu Kyiv depuis le début de la guerre d’ampleur de « manière constante et indéfectible » et qu’elle continuerait à « soutenir les efforts de guerre de l’Ukraine pour instaurer une paix juste et durable »(3).
La politique d’accueil des réfugiés et ses limites
Lorsque la guerre d’invasion de l’Ukraine a débuté le 24 février 2022, le gouvernement Petkov (pro-européen) a immédiatement condamné la politique agressive du Kremlin, affirmant son soutien à la souveraineté et au maintien de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. L’exécutif a proposé d’accueillir les Bulgares d’Ukraine menacés et même de recevoir tous les Ukrainiens souhaitant demander l’asile(4). Les frontières ouvertes, des dizaines de milliers de réfugiés ont traversé le territoire bulgare pour aller se mettre à l’abri ailleurs en Europe, à distance du front, alors que d’autres se sont maintenus sur son sol, bénéficiant d’un dispositif d’hébergement d’urgence en hôtel sur la côte de la mer Noire : en mai 2022, près de 100 000 Ukrainiens y résidaient, en attente de la fin du conflit. Le 31 mai, le gouvernement bulgare a mis fin à ce dispositif onéreux, offrant alors aux réfugiés un hébergement dans des centres de vacances (Elhovo, Sarafovo). Ces lieux étant éloignés des centres urbains, de nombreux Ukrainiens se sont alors sentis offensés par cette proposition, dénoncée publiquement par l’Association des organisations ukrainiennes en Bulgarie. Pour faire taire les critiques, le gouvernement a présenté des excuses et recherché d’autres formes d’hébergement. Les protestations des réfugiés ukrainiens ont désagréablement surpris de nombreux Bulgares ayant le sentiment que les bénéficiaires se montraient ingrats à l’égard de leurs hôtes, un sentiment que les agents d’influence pro-russes ont su par la suite exploiter dans le cadre de leur propagande diffusée sur les réseaux sociaux.
Les autres formes d’aide
Depuis plus de trois ans, l’aide du gouvernement bulgare à l’Ukraine a pris diverses formes. De 2022 au début du mois d’avril 2025, Sofia a accordé une protection temporaire, dont la validité a été prorogée jusqu’en mars 2026, à plus de 205 190 réfugiés ukrainiens(5).
Sofia a également apporté un soutien à Kyiv dans le domaine énergétique. Du printemps à l’été 2022, la Bulgarie a exporté du diesel vers l’Ukraine, confrontée à une pénurie de carburants. Depuis, la Bulgarie a confirmé sa volonté de contribuer à la sécurité énergétique de l’Ukraine. Le 6 juillet 2023, les deux pays ont signé un protocole d’accord pour la coopération bilatérale dans le domaine de l’énergie. Ce partenariat pourrait se matérialiser par un contrat portant sur le transfert de propriété des équipements de la centrale nucléaire de Belene, notamment par l’achat à hauteur de 600 M€ de deux réacteurs, pour permettre l’achèvement de la centrale nucléaire de Khmelnytskyï en impliquant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Mais ce dossier reste politiquement sensible en Bulgarie, irritant l’opposition(6).
Sur le plan militaire, à partir du printemps 2022 la Bulgarie a discrètement exporté des munitions de type soviétique en Ukraine. Ces livraisons ne sont devenues officielles qu’à partir de la décision prise par le Parlement le 9 décembre 2022 d’assurer à Kyiv un soutien militaire et militaro-technique portant sur divers types d’équipements : obusiers, missiles antiaériens, véhicules blindés de transport de troupes (une centaine), systèmes de défense aérienne portables et munitions fabriquées avant 1990(7). Au total, de janvier 2022 à fin août 2025, la Bulgarie a consacré 240 M€ à l’aide militaire à l’Ukraine selon le Kiel Institute. Par ailleurs, l’Allemand Rheinmetall a récemment annoncé sa décision de construire sur le territoire bulgare et en coopération avec l’entreprise locale VMZ-Sopot une usine d’armement, partiellement financée par des fonds européens. A terme, cela devrait permettre d’accroître et de faciliter les livraisons vers l’Ukraine.
La vacuité persistante du poste d’ambassadeur de la République de Bulgarie à Kyiv
Lorsque V. Poutine a lancé l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, l’ambassadeur bulgare en poste à Kyiv a quitté le territoire ukrainien, avant d’intégrer le gouvernement Donev en tant que vice-ministre des Affaires étrangères. L’activité de l’ambassade a repris le 12 septembre 2022, en l’absence d’un ambassadeur plénipotentiaire. À l’été 2023, le ministre bulgare des Affaires étrangères a proposé la candidature de Nikolaï Nenchev (ministre de la Défense de 2014 à 2017) à R. Radev qui l’a refusée en raison de désaccords passés entre les deux hommes et de divergences sur le dossier du soutien à l’Ukraine (dont N. Nenchev est un fervent partisan).
Lors de sa visite officielle à Sofia en juillet 2023, le Président ukrainien a demandé à la Bulgarie de nommer un nouveau représentant diplomatique à Kyiv : la candidature du diplomate Petar Tanev, approuvée cette fois par R. Radev, a été annoncée par la ministre des Affaires étrangères Mariya Gabriel en octobre 2023. Pourtant, l’intéressé n’est jamais entré en fonction. La presse a alors commencé à s’interroger sur les raisons de cette vacance prolongée d’un poste aussi stratégique, évoquant notamment la citoyenneté russe de l’épouse de P. Tanev. Il faut très sûrement y voir aussi – et surtout – le résultat de désaccords politiques au sein de l’exécutif bulgare sur la question centrale du soutien à l’Ukraine. En 2024, P. Tanev a finalement été nommé ambassadeur en Syrie.
Notes :
(1) Maxime Popov, « Iz istorija na preselenieto na bălgarite v Besarabija » (De l’histoire de la migration des Bulgares en Bessarabie), NDB v RM, 31 juillet 2024.
(2) Relations politiques entre l’Ukraine et la Bulgarie, Ambassade de Bulgarie Kyiv, 4 avril 2024.
(3) Communiqué du conseil des ministres de la République de Bulgarie, 16 mai 2025.
(4) « Započva iztegljane na Bălgarite ot Ukrajna » (Début du retrait des Bulgares d’Ukraine), Novinite, 25 février 2022.
(5) « Kratak doklad za zaprilata v Balgariya prilozhenie na novata programa za houmanitarna pomosht i integratsiya youni 2025 g. » (Rapport succinct sur la protection en Bulgarie : mise en œuvre du nouveau programme d’assistance humanitaire et d’intégration), juin 2025, UNCHR.
(6) « Ukrayskiyat parlament razpreshi koupouvaneto na dvata reaktora ot AETs Belene » (Le Parlement ukrainien a approuvé l'achat des deux réacteurs de la centrale nucléaire de Belene), 17 janvier 2025, Sega.
(7) « Bălgarija e izpratila osem paketa pomošt na Ukrajna. Kupuva novi gaubici » (la Bulgarie a envoyé huit colis d’aide à l’Ukraine. Achète de nouveaux obusiers), Svobodna Evropa, 3 septembre 2024.
Vignette : © S. Altasserre.
* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.