Le mois d’août 2025 a marqué les 30 ans de l’opération « Tempête », au cours de laquelle, du 4 au 7 août 1995, les forces croates avaient porté un coup décisif contre la région séparatiste serbe de la Republika Srpska Krajina (RSK). En Croatie comme en Serbie, des cérémonies officielles ont été organisées afin de rappeler cet événement et, plus généralement, les guerres qui ont marqué la dislocation de la Yougoslavie.
L’opération « Tempête » (Oluja), offensive éclair décidée par le président croate Franjo Tudjman, a permis en 1995 à l’État croate de prendre le contrôle effectif de la totalité de son territoire, ouvrant la voie à la fin de la guerre en Croatie, après près de quatre ans de conflit. Elle a également poussé quelque 250 000 Serbes à fuir la Croatie, anticipant une vengeance des forces croates en réponse aux expulsions et aux crimes perpétrés précédemment contre les populations non-serbes en RSK.
Les commémorations d’août 2025 ont offert à l’observateur un aperçu du contraste saisissant dans la présentation que les deux pays font des guerres yougoslaves. La mémoire des conflits des années 1990 est désormais utilisée dans les discours des élites politiques afin de façonner les identités nationales et de faire avancer des agendas politiques dans l’espace post-yougoslave.
En Croatie, célébrer plus que commémorer
En Croatie, le 5 août est une fête nationale qui marque « le jour de la victoire et de la reconnaissance patriotique ». Chaque année, la cérémonie prend la forme d’une grande manifestation mettant à l’honneur avant tout les vétérans de guerre et dont le point culminant est la levée du drapeau à damier sur la forteresse de Knin. Pour les autorités croates, il s’agit d’une occasion de s’adresser à la nation et de réaffirmer l’opération « Tempête » comme un fondement de l’État croate. Cette année, à l’occasion du trentième anniversaire de l’Opération, un défilé militaire, le plus grand jamais tenu en Croatie, a été organisé cinq jours avant la manifestation centrale à Knin.
Au cours des trente dernières années, les discours tenus lors des manifestations anniversaires de l’opération « Tempête » en ont fait le symbole du combat héroïque des Croates pour leur liberté contre l'expansionnisme serbe. Traditionnellement, les cérémonies du 5 août tendent à présenter les victimes de la guerre comme des exemples de bravoure patriotique. Leur sacrifice est célébré plus qu’il n’est commémoré.
Cette année, dans l'atmosphère martiale du défilé militaire, les orateurs se sont positionnés dans la droite ligne de leurs prédécesseurs. Le Premier ministre croate Andrej Plenković, issu de la droite conservatrice, a décrit l’opération en ces termes : « L’opération ‘Tempête’ a brisé le projet de la Grande Serbie, et c’est là le message politique qui restera pour les décennies à venir et pour l’histoire. [...] ‘Tempête’ a ouvert la voie au retour des réfugiés croates dans leurs foyers et à la réintégration pacifique de [la région du] Podunavlje croate. » De son côté, le Président croate, le socialiste Zoran Milanović, a insisté sur la grandeur de l’effort consenti par « le peuple croate uni et solidaire dans la volonté de créer et défendre son État » dans un contexte où « les amis se faisaient rares et les ennemis nombreux ».
Ainsi, on voit ressortir les thèmes centraux de l’unité et de la cohésion du peuple croate, présenté comme ayant affronté seul un ennemi extérieur dans une lutte imposée pour la liberté et la survie de son État national. L’idée de la bataille contre un ennemi serbe qui a sévi aussi bien sur le plan interne qu’externe contre les intérêts croates et qui a toujours le potentiel de le faire reste en effet jusqu’à aujourd’hui un point central du discours officiel en Croatie. Les célébrations de l’opération « Tempête » permettent donc d’insister sur cette opposition qui est érigée en un élément de définition de la nation croate contemporaine. Dans sa globalité, ce discours fait l’unanimité dans la classe politique croate, à droite comme à gauche.
Toutefois, la rémanence de ce narratif établi dès le lendemain de la guerre ne doit pas masquer une évolution discursive, progressive mais notable. En effet, depuis 2020, on remarque que les hommes d’État croates consacrent parfois une partie de leurs discours à la dénonciation des crimes commis par les forces armées croates et à la reconnaissance des souffrances des populations serbes de Croatie durant l’opération « Tempête ». Ces déclarations, bien qu’elles aboutissent encore fréquemment au rejet de la faute sur l’autre camp, accusé d’avoir démarré la spirale des violences, ont le mérite d’être fermes et claires et d’ouvrir la voie vers une recherche de compréhension mutuelle. On soulignera toutefois qu’en 2025, les victimes non-croates de la guerre n’ont pas été mentionnées.

Les Forces armées croates, derrière la statue de l'ancien président Franjo Tudjman à Knin, 5 août 2025 (Copyright : ministère croate de la Défense/T. Brandt).
En Serbie, une approche victimaire et légitimiste
De l’autre côté du Danube, les autorités serbes ont organisé le 3 août à Sremski Karlovci une grande cérémonie intitulée « [l’opération] Tempête est un pogrome - souvenons-nous en toujours ». Plus que les représentants de l’État serbe, cette commémoration a regroupé tous les acteurs majeurs de la « serbité », notamment le patriarche de l’Église orthodoxe serbe Porphyre, le Président de la République de Serbie Aleksandar Vučić, et Milorad Dodik, qui était alors encore Président de la République serbe de Bosnie(1). Dans une atmosphère qui se voulait lourde et solennelle, les différents orateurs ont mis en avant les « souffrances du peuple serbe » durant les années 1990, dont l’opération « Tempête » n’aurait été que le point culminant.
De manière générale, depuis l’arrivée du Parti progressiste serbe (SNS) au pouvoir en 2012, les politiques mémorielles officielles qui portent sur les guerres yougoslaves ont pris une tournure résolument victimaire en Serbie. En effet, après la chute du régime de Slobodan Milošević, les gouvernements successifs ont préféré mettre de côté le souvenir des guerres de Yougoslavie, en cherchant à se positionner dans la continuité de régimes antérieurs. Aujourd’hui, le pouvoir en place cherche à renouer avec cette période et à y voir une source de fierté et de légitimité. Le but est de permettre au peuple serbe de renouer avec ses héros et de sortir de l’état d’humiliation dans lequel il aurait été injustement plongé.
La cérémonie du 3 août s’est inscrite dans ce narratif. Le président A. Vučić a démarré son allocution en se désolant de l’état dans lequel se trouvait en 1995 une Serbie qui n’a pas su protéger ni « accueillir comme il se doit » les réfugiés serbes. Très vite cependant, le discours s’est éloigné de l’opération « Tempête » pour s’attaquer aux « affronts » imposés à la Serbie par ce que le Président a appelé le « monde injuste » : « Ils nous ont forcé à nous taire, ils nous disaient : regardez vers l’avenir, là-bas il n’y a plus de guerres ni de conflits. Personne ne touchera au Kosovo, il est à vous. Vous avez aussi la République serbe, tout va bien. Puis ils ont dit : les Serbes, écoutez, ce n’est pas si simple pour le Kosovo, maintenant nous allons vous enlever encore 14 % de votre territoire… »
Aleksandar Vučić a ensuite établi une liste d’abus dont la Serbie aurait été victime au cours des dernières années au motif qu’elle ne voulait pas être à la botte « des grands et des arrogants ». Le Président a illustré cela en évoquant les déboires judiciaires de son allié en Bosnie Milorad Dodik, dans lesquels il voit une tentative de déstabilisation de la République serbe de Bosnie. M. Dodik a également utilisé cette occasion pour se défendre : « Allez au diable avec votre prétendu ‘État de droit’ ; quel État de droit ? Laissez-nous tranquilles ! Nous devons nous consolider, le peuple de Serbie et de la République serbe de Bosnie, autour d’une politique qui place le peuple serbe au premier plan. »
On remarque donc qu’en Serbie, ce n’est pas l'événement commémoré en tant que tel qui est mis en exergue dans les discours. Il est utilisé comme prétexte à une extrapolation à travers laquelle les représentants officiels essaient de faire apparaître une oppression systémique des Serbes où qu’ils se trouvent ; l’opération « Tempête » n’en serait donc qu’une illustration.
La notion d’ennemi commun, moteur de la cohésion nationale
Comme en Croatie, ce narratif tend à faire émerger un ennemi extérieur commun au peuple serbe. Néanmoins, ici nous devons insister sur une différence importante. : alors qu’en Croatie l’ennemi est clairement défini et identifié, le narratif dominant en Serbie présente un adversaire plus difficile à cerner. Ce sont « les grands », « Bruxelles », « les Occidentaux », un « ils » indéfini qui peut en réalité être n’importe qui. C’est d’ailleurs une rhétorique dont le pouvoir serbe use allègrement pour discréditer ses opposants politiques, systématiquement accusés de travailler pour le compte d’intérêts étrangers. Ce narratif ne laisse pas de place à la nuance. Dans les discours qui ont été prononcés le 3 août, à part le Patriarche Porphyre qui a appelé à « l’amour de chacun pour son prochain », pas une fois les souffrances des populations non-serbes n’ont été évoquées, ni la responsabilité des forces serbes pour des crimes commis en Croatie ou ailleurs avant l’opération « Tempête ». La continuation de ce type de récit laisse difficilement envisager un autre chemin que celui de la confrontation.
Ainsi, force est de constater qu’en Croatie comme en Serbie, les commémorations de l’opération « Tempête » participent à la légitimation de ces jeunes États-nations en nourrissant un processus de (re)construction identitaire qui vise à faire émerger un peuple perçu comme homogène, dont les conflits yougoslaves constituent le socle formateur. En Croatie, l’événement est célébré comme la victoire fondatrice de la souveraineté nationale, tandis qu’en Serbie il est érigé en symbole d’une injustice historique. Toutefois, les deux récits officiels, bien qu’il existe certains contre-exemples notamment du côté croate, s’excluent mutuellement et ne laissent pas de place au consensus. Il apparaît donc que la mémoire reste aujourd’hui encore un instrument politique central qui perpétue des récits antagonistes et rend difficile l’élaboration d’un travail mémoriel partagé.
Note :
(1) Il en a été destitué le 6 août 2025 par les autorités électorales de Bosnie-Herzégovine, pour avoir refusé d’appliquer des décisions du Haut Représentant international en Bosnie-Herzégovine.
Vignette : Discours du président Vučić le 3 août 2025 (derrière lui : « "Tempête" est un pogrom ! ») Copyright Présidence de la République de Serbie/Dimitrije Gol).
* Aleksa Nikolić poursuit un Master 2 de Relations internationales à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), avec une spécialisation portant sur l’Europe orientale.