La ville d’Odessa connaît une trajectoire mémorielle unique en Ukraine, avec une première vague de décommunisation dès les années 1990 qui s'accompagne de la promotion du passé impérial russe. La loi de décommunisation de 2015 comme la récente loi de dérussification de 2023 sont néanmoins contestées par les autorités odessites actuelles. S’opposant à ces dernières, le gouverneur de l’oblast et certains activistes restent, eux, bien déterminés à appliquer la législation.
Odessa, troisième ville d’Ukraine, se distingue par son identité locale particulièrement forte. Elle est à ce titre un témoin de premier plan des transformations mémorielles et identitaires intervenues en Ukraine depuis 1991. Depuis l’instauration de la décommunisation et de la dérussification en tant que politiques publiques, respectivement en 2015 et 2023, les choix des autorités de la ville relatifs à la toponymie et aux monuments sont scrutés de près par le gouverneur de l’oblast(1). À ce rapport souvent conflictuel entre pouvoir local et pouvoir central s’ajoute le dynamisme de militants qui s’emploient à accélérer ces processus.
D’une première décommunisation unique en Ukraine à la promotion d’une identité de ville impériale
La décommunisation débute en Ukraine dans les années 1990. Odessa fait alors figure de pionnière parmi les grandes villes ukrainiennes en entamant rapidement ce processus d’élimination de l’héritage soviétique. Sous l’égide d’Édouard Gourvitz, maire entre 1994 et 1998 puis entre 2005 et 2010, la municipalité entreprend de rendre à la ville sa toponymie pré-révolutionnaire, c’est-à-dire impériale. Ainsi, en 1995, 170 rues ont été rebaptisées, dont 134 reprenant leurs anciens noms. E. Gourvitz procède à cette décommunisation non pour promouvoir l’identité ukrainienne mais dans le but de revenir à une identité impériale, caractérisée par la perception d’un lien de filiation avec l’Empire russe. La fin de la période impériale est en effet vue comme l’âge d’or d’Odessa.
Ces changements toponymiques se doublent alors du démantèlement de 148 monuments aux dirigeants de la révolution bolchévique, dont 104 à Lénine. Odessa est, avec d’autres villes de l’ouest du pays, l’un des foyers ukrainiens du leninopad (« chute de Lénine »), mouvement de démantèlement des statues du leader bolchévique. Si des militants du Parti communiste d’Ukraine protestent contre le déboulonnage de ces monuments, la plupart des Odessites ne le contestent pas.
La majorité de la population locale soutient au contraire la reconstruction de la statue de Catherine II, détruite par les bolchéviques à la Révolution. Sa réinstallation est décidée en 2007 par le Conseil municipal. Le maire E. Gourvitz, qui dispose donc du soutien de l’opinion publique, doit cependant faire face à une coalition hétéroclite d’acteurs fermement opposés à la statue : des activistes cosaques, le parti nationaliste Svoboda, le parti présidentiel Notre Ukraine, et le président Viktor Iouchtchenko lui-même qui s’exprime contre. Ces acteurs voient en Catherine II le symbole de l'assujettissement de l’Ukraine par les tsars russes. Échouant à empêcher l’inauguration de la statue, ils feront tout pour la retarder.
En 2010, E. Gourvitz est défait aux élections municipales par Oleksiy Kostoussev. Ce dernier, issu du parti des Régions, entreprend une politique de double promotion du passé impérial et soviétique. Le processus de décommunisation n’est en effet aucunement linéaire. Une des premières décisions du nouveau Conseil municipal est d’ajouter l’étoile de « ville-héros » au drapeau d’Odessa, symbolique éminemment soviétique(2). En 2011, une délégation d’Odessa participe à une visite officielle en Transnistrie, déplacement doté d’une composante mémorielle. Le passé impérial commun avec l’entité séparatiste voisine et, par extension, avec la Russie, est ainsi mis en avant.
Odessa face à la loi de décommunisation de 2015
En avril 2015, le parlement ukrainien vote une loi de décommunisation interdisant de manière exhaustive les symboles soviétiques et communistes. Considérés comme des « symboles », la toponymie et les monuments sont directement concernés. Comme ceux-ci relèvent de la responsabilité des autorités locales, la charge de les décommuniser incombe au Conseil municipal. Si ce dernier ne met pas en œuvre la décommunisation dans un délai de trois mois, la responsabilité en est transférée au maire, qui dispose du même délai. De même, si le maire ignore son obligation, c'est au gouverneur qu’il appartient d’exécuter la loi dans les trois mois suivants.
Le Conseil municipal d’Odessa ne s’oppose alors pas frontalement à la décommunisation. Entre décembre 2015 et avril 2016, sous la direction du maire Guennadi Troukhanov, ancien membre du parti des Régions élu en 2014, une soixantaine de noms de rue sont changés. Le Conseil municipal se conforme à la loi, sans toutefois en adopter l’esprit de promotion de l'identité ukrainienne. En rendant hommage à des figures soviétiques et impériales liées à Odessa, il décommunise sans désoviétiser pleinement et en poursuivant le retour à l’identité de l’Odessa impériale. L’acceptation partielle du processus de décommunisation à Odessa se traduit aussi par la mise en place de consultations publiques : les habitants s’y montrent en grande majorité hostiles aux changements de noms proposés, ce qui explique aussi la modération de la mairie dans son application de la loi.
En ne décommunisant que plusieurs dizaines de noms de rue, les autorités municipales violent et contestent l’interdiction complète de la toponymie communiste. Elles sont également réticentes à démanteler des statues. La réplique des soutiens à la décommunisation vient à la fois du bas et du haut : les militants nationalistes locaux participent eux-mêmes à la décommunisation des monuments en multipliant les actes de dégradation et même de destruction. C’est le cas d’une statue du maréchal Joukov, retirée de son piédestal et vandalisée le 24 août 2017, jour de l’Indépendance.
Puis, une fois l’expiration du délai accordé au maire G. Troukhanov atteinte, c’est le gouverneur de l'oblast qui prend le relai. De 2015 à 2016, ce dernier n’est autre que Mikheil Saakachvili, ancien président de la Géorgie. S’il prend lui-même du retard, sa mise sous pression par le directeur de l’Institut ukrainien de la mémoire nationale (IUMN) Volodymyr Viatrovych le décide à agir. En mai 2016, il renomme une cinquantaine de rues en se basant sur les recommandations de l’IUMN qui visent à promouvoir l’identité ukrainienne. Une rue vient même rendre hommage à Roman Choukhevytch, en conformité avec la politique mémorielle de réhabilitation de l’OUN-UPA(3) portée par l’IUMN, tandis que plusieurs ruelles prennent le nom de combattants ukrainiens tués depuis le début de la guerre du Donbass en 2014. En avril 2017, le Conseil municipal vote le retour aux anciens noms soviétiques, en toute illégalité. Une enquête est ouverte par le parquet régional d’Odessa et G. Troukhanov doit suspendre cette décision.
La résistance du Conseil municipal à la dérussification
Si la mairie d’Odessa a, au cours de ces années, refusé d’aller plus loin dans la décommunisation, forçant l’intervention du gouverneur, sa résistance à la dérussification s’est avérée plus vigoureuse encore.
Sous l'effet d'une mobilisation spontanée de l'opinion publique, le processus de dérussification couvre toute l’Ukraine à partir de février 2022, avant même d’être inscrit dans la loi du 21 mars 2023. Le cadre légal, constitué de délais à l’expiration desquels un nouvel acteur devient responsable du processus, est le même que pour la décommunisation. La dérussification doit poursuivre l’œuvre de décommunisation, les deux concepts faisant partie d’un même processus plus large de « décolonisation ».
Guennadi Troukhanov a toutefois pris les devants en décidant de renommer certaines rues dès 2022. Parmi celles-ci se trouvent des rues portant le nom de lieux géographiques associés à la Russie et 19 rues devant être décommunisées. Il s’agit seulement d’éliminer ce qui n’a aucun rapport avec Odessa. Ainsi, G. Troukhanov s’oppose aux démantèlements des statues, à l’instar de nombreux Odessites. Le maire assume en particulier ne pas vouloir mener de guerre sur le plan culturel. Il plaide sa cause auprès de médias occidentaux et utilise explicitement l’argument de la reconnaissance de la valeur d’Odessa par l’Unesco pour préserver les noms de rues et monuments censés être dérussifiés.
L’attachement du Conseil municipal à l’héritage impérial le met néanmoins en porte-à-faux vis-à-vis de la loi de dérussification. L’étau se resserre avec la double pression, à nouveau, des militants et du gouverneur de l’oblast.
Les activistes de la société civile procèdent dès lors à une intense dérussification par le bas. En parallèle d’actions légales (banderoles, manifestations), ont lieu des actes illégaux de vandalisme (jet de peinture, vol, destruction) contre les statues, plaques et monuments à décoloniser. La figure incarnant ces méthodes directes, efficaces mais très impopulaires et divisant les militants, est Demyan Hanul, activiste nationaliste assassiné en mars 2025.
Le gouverneur de l’oblast d’Odessa, désormais Oleh Kiper, agit quant à lui par le haut pour la dérussification. À partir de juillet 2024, à l’expiration des délais du Conseil municipal et du maire, il procède lui-même à la dérussification. Pour renommer les rues, il s’appuie sur les recommandations d’activistes et de l’IUMN (à la vision plus multiculturelle sous Anton Drobovitch). Sur la question des monuments, il engage un véritable bras de fer avec la mairie. S’il réussit à forcer le Conseil municipal à voter le démantèlement de plusieurs statues, c’est à ce dernier de l’exécuter. En pratique, le déboulonnage de ces monuments, parmi lesquels on compte le buste du poète russe Alexandre Pouchkine et la statue de l'écrivain soviétique odessite Isaac Babel, reste dans les limbes en raison de la résistance désespérée de la mairie.
Les lois de décommunisation puis de dérussification ont ainsi causé des tensions dans la ville d’Odessa, mettant aux prises les autorités municipales et le gouvernement central représenté par le gouverneur de l’oblast. Les activistes se sont substitués dans une certaine mesure à la puissance publique, appliquant la loi mais avec leur propre agenda. Malgré l’avancement du processus de « décolonisation », la résistance continue de la mairie d’Odessa et l’opposition d’une partie importante de la population limitent sa portée.
Notes :
(1) Le gouverneur à la tête de l’administration de l’oblast est nommé directement par le Président ukrainien. Son rôle est donc d’être un relai du pouvoir central.
(2) Odessa a reçu durant la période soviétique ce statut de « ville-héros » pour sa résistance aux forces de l’Axe pendant la Grande Guerre patriotique.
(3) Roman Choukhevytch (1907-1950) est un leader nationaliste ukrainien ayant collaboré avec l’Allemagne nazie et dirigé la guérilla antisoviétique de l’UPA (Armée insurrectionnelle ukrainienne) fondée par l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN). L'UPA a commis durant la Seconde Guerre mondiale des massacres contre les populations juives et polonaises dans l'ouest de l'Ukraine.
Vignette : Buste de Pouchkine à Odessa (copyright : Wikimedia Commons/Wadko2).
* Briac Millon est en deuxième année de master d’études russes et post-soviétiques à l’université Paris Nanterre, spécialisé sur l’Ukraine. Il est l’auteur d’un mémoire de recherche sur la décommunisation et la dérussification en Ukraine et à Odessa.
Pour citer cet article : Briac MILLON (2025), « Ukraine : transformations mémorielles d’Odessa, de la décommunisation à la dérussification », Regard sur l'Est, 8 septembre.