Pont Charles : la lente genèse d’un symbole pragois

Symbole incontestable de Prague et de la République tchèque, le Pont Charles a vu son apparence et sa place dans l’imaginaire collectif évoluer de manière notable au cours des six siècles de son existence.


Le pont Charles à Prague (illustration Nina Dubocs)Bien connu des touristes du monde entier, le pont Charles (Karlův most) a été construit entre 1357 et 1402 mais son appellation et son apparence actuelle sont le fruit de changements nettement plus récents. Ainsi, les célèbres statues ornant le pont proviennent essentiellement du tournant des XVIIème et XVIIIème siècles, alors que la première occurrence du nom de « Pont Charles » est très tardive.

Le nouveau pont de Prague

Commencée en 1357(1), la construction du pont s’acheva vers 1402, soit 24 ans après la mort de Charles IV. Traditionnellement, le rôle de maître d’œuvre du pont était attribué au célèbre sculpteur et architecte Peter Parler, qui acheva notamment la construction de la cathédrale gothique Saint Vit mais, depuis une dizaine d’années, de nouveaux éléments suggèrent que le premier architecte du pont serait un Pragois nommé Oto ou Otlin et que P. Parler a poursuivi son œuvre.

En revanche, c’est bien Peter Parler qui est à l’origine de la construction de la tour gothique commandant l’accès au pont sur la rive droite. Ornée de plusieurs statues représentant Charles IV et son successeur Venceslas IV ainsi que les principaux saints vénérés dans les pays tchèques à l’époque des Luxembourg (Saint Vit, Saint Adalbert et Saint Sigismond), la tour comporte de nombreuses représentations héraldiques : on remarque ainsi le lion de Bohême, l’aigle impérial et l’aigle de Saint Wenceslas, ainsi que les armoiries des différents territoires contrôlés par les Luxembourg. Au-delà de ses fonctions de point d’accès et de péage, cette tour constitue donc, tout comme la porte gothique située sur l’autre rive et datant du règne de Wenceslas, un exemple monumental de communication politique.

Cette entreprise ne s’étend toutefois pas au nom du pont, que les sources bas-médiévales désignent généralement par les termes de « nouveau pont de Prague » ou bien de « nouveau pont de pierre »(2). L’adjectif « nouveau », qui souligne le fait que ce pont avait pour but de remplacer le Pont Judith(3) détruit par les embâcles de glaces du 3 février 1342, disparaît par la suite, mais les noms de « pont de pierre » et de « pont de Prague » sont utilisés jusqu’au XIXème siècle.

Des saints sur la Vltava

Trait d’union entre le Château et la ville, axe de circulation mais aussi point de contrôle, le point acquiert également peu à peu une dimension spirituelle. Ainsi, une croix aurait été élevée dès le règne de Charles IV sur le pont en construction, à l’emplacement actuel de la statue du Christ en croix, au niveau de la troisième pile du pont en partant de la rive droite, côté aval. Cette croix se voit ensuite adjoindre des statues de la Vierge Marie et de Saint Jean l’Evangéliste et un bildstock – c'est-à-dire un petit oratoire en forme de colonne surmonté d’une représentation miniature d’édifice contenant des statuettes de saints  est également érigé en face de la croix, côté amont.

En plus de ces éléments religieux, deux statues d’inspiration « laïque » sont également érigées au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, mais une seule est parvenue jusqu’à nous : il s’agit de la statue du « Bruncvik », qui doit son nom à une légende tchèque inspirée des récits épiques concernant Henri le Lion de Brunwsick (1129-1195) et se trouvait originellement sur l’arrête de la dixième pile du pont, au niveau de l’île de Kampa (la statue actuellement visible est une copie de 1884, tandis qu’il ne reste de l’original qu’une partie du socle, conservée au lapidaire du Musée national de Prague). Cette statue, qui représente un chevalier en armure sur un socle, est généralement assimilée par les spécialistes aux « colonnes de Roland », fréquentes dans les villes hanséatiques et impériales où elles symbolisent les libertés urbaines. La seconde statue d’inspiration non religieuse, connue notamment par un plan de 1562, était une statue équestre du roi Georges de Poděbrady (né en 1420, roi de Bohême de 1458 à sa mort en 1471), mais elle semble avoir été retirée en 1611.

Le pont Charles à Prague (illustration Nina Dubocs)

La seconde moitié du XVIIème siècle voit l’installation de nouvelles statues d’origine religieuse : le Christ en Croix, qui provient d’un don pour pénitence, est érigé sur la troisième pile du pont. La statue du célèbre martyr tchèque Saint Jean Népomucène, jeté dans la Vltava depuis le pont encore en construction sur ordre de Wenceslas IV en 1393, est installée au niveau de la huitième pile du pont en 1683. Une statue de Saint Wenceslas (entouré par deux anges entre 1695 et 1701) est également érigée en face de celle de Saint Nicodème (cette statue laisse place après 1720 à une statue de Wenceslas avec sa grand-mère Sainte Ludmila), tandis qu’une Pieta vient remplacer le bildenstock vers 1695-1696 (elle-même remplacée par une sculpture représentant le même thème en 1859). Ce phénomène s’accélère considérablement au début du siècle suivant, puisque pas moins de 24 statues – le pont en compte actuellement 31, si l’on ajoute le cas particulier du Bruncvick - sont ainsi installées entre 1706 et 1714 !

L’analyse des 24 statues installées sur le pont entre 1706 et 1714, ainsi que celle de leurs inscriptions de dédicace, démontre que la moitié d’entre elles ont été données par des monastères ou des facultés de l’Université de Prague. Elles représentent les saints patrons ou des saints emblématiques de ces institutions, alors que les douze statues restantes ont été données par des particuliers et représentent des sujets plus variés : scène biblique, membres de l’entourage du Christ, saints tchèques ou traditionnellement vénérés dans les pays tchèques…

La phase suivante d’installation de statues survient après les grands embâcles de glace de 1784 et les crues de 1845. Elle se déroule dans les années 1850, mais son ampleur est nettement plus faible que celle de la période 1708-1714. On ne note en effet que sept installations de statues, dont cinq sont en réalité des remplacements de statues par de nouvelles au sujet identique ou proche. Les deux seules statues réellement nouvelles sont celles de Saint Christophe, érigée en 1857 sur un espace précédemment occupé par un poste de surveillance, et celle de Saint Wenceslas, patron de la Bohême, installée en 1858 au niveau de la quinzième pile, dans un espace auparavant occupé par des échoppes.

La dernière statue nouvellement créée pour le pont Charles est celle des Saint Cyrille et Méthode, réalisée entre 1928 et 1938 à l’initiative du ministère tchécoslovaque de l’Éducation : il est vrai que les deux saints évangélisateurs de la Grande Moravie et inventeurs du glagolitique constituaient des figures tutélaires idéales pour le nouvel État et le ministère donateur. Par ailleurs, sur les trente et une statues du pont, onze sont des copies fidèles réalisées entre 1884 et 2017.

Un baptême tardif

Au milieu de cette profusion de statues de saints, des projets de réalisation de monuments dédiés aux empereurs habsbourgeois ont été entrepris : dès 1720, un projet de statue de Charles VI est envisagé à l’emplacement actuel de la statue de Saint Christophe et un socle portant une inscription commémorant la réparation du pont par Joseph II après l’inondation due aux embâcles de glace de 1784 est réalisé à la suite de cet événement. Il convient de noter que le début de l’inscription du socle rappelle la construction du pont par Charles IV, ce qui constitue une tentative d’associer le souverain Habsbourg à son prédécesseur du XIVème siècle et prouve que le rôle de Charles comme constructeur du pont est bien ancré dans la mémoire collective.

Un pas supplémentaire dans ce sens est effectué en 1846 avec la parution de l’ouvrage de Joseph Rudl Die Berühmte Karls-Brücke und ihre Statuen(4), qui constitue à la fois la première occurrence, tardive, du nom de « pont Charles » et le premier « guide explicatif » sur le pont et son histoire. Le nom de « pont Charles » s’impose progressivement au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, qui voit la construction de plusieurs autres ponts enjambant la Vltava à hauteur de Prague (Pont François Ier, Pont de Vyšehrad), tandis que sa patrimonialisation commence timidement au tournant des XIXème et XXème siècles par la réalisation de copies des statues qui remplacent les originaux sur le pont (les originaux remplacés sont généralement conservés au Lapidarium du Musée national de Prague), s’accentue en 1965 avec l’arrêt total de la circulation automobile et n’aboutit vraiment qu’en 2007, avec la création du Musée du Pont Charles. Situé sur la rive droite de la Vltava dans l’ancien couvent de l’Ordre des Chevaliers à l’Étoile Rouge, celui-ci propose des expositions sur le passé du pont Charles, sur le pont Judith, dont il présente quelques éléments architecturaux, ainsi que sur l’histoire l’Ordre.

Les statues du Pont Charles

N° du pilier (depuis la rive droite)

Saints ou scènes bibliques représentés Date de réalisation de l’original

Notes

1

St Yves Hélory de Kermartin 1711
Madone et Saint Bernard 1709
2 Ste Barbe, Ste Marguerite et Ste Elizabeth 1707
Madone, St Dominique, St Thomas d’Aquin 1708
3 Pieta 1695-1696 Remplacée en 1859
Crucifixion 1707 Statue du XVIIème achetée à Dresde
4 St Joseph et Jésus 1854 Remplace une statue de St Joseph de 1706
Ste Anne 1707
5 St François Xavier 1711
Sts Cyrille et Méthode 1928-1938 Remplace une statue de St Ignace de Loyola de 1711
6 St Christophe 1857 Remplace un poste de garde
St Jean Baptiste 1855 Remplace une statue du Baptême du Christ de 1706
7 St François Borgia 1710
St Norbert, St Wenceslas et St Sigismond 1853 Auparavant : deux statues de St Norbert (1708 et 1765), dons des prémontrés de Strahov
8 Ste Ludmila et St Wenceslas enfant Après 1720 Remplace une statue de Wenceslas avec deux anges réalisée entre 1695 et 1701
St Jean Népomucène 1683
9 St François D’Assise 1708
St Antoine de Padoue 1707 Remplacée en 1855
10 St Vincent Ferrer et St Procope 1712  

 

Roland/Brunsvick 1500 À coté de la pile du pont, rénové en 1884
St Jude 1708
11 St Nicolas de Tolentino 1708
St Augustin 1708 Dons des Augustins de St Thomas
12 Ste Lutgarde 1710

 

St Gaëtan 1709 Don des Théatins
13 St Adalbert 1709
St Philippe Benizzi 1714 Don des Servites
14 St Jean de Matha, St Felix de Valois et St Ivan 1714
Saint Vit 1714
15 St Wenceslas 1858
St Côme et St Damien 1709

 

Notes :

(1) Les avis sont partagés en ce qui concerne la date exacte de pose de la première pierre : les historiens retiennent traditionnellement la Saint Vit, soit le 15 juin, tandis que l’astronome tchèque Zdeněk Horský propose la date du 9 juillet 1357, précisément à 5 heures et 31 minutes.

(2) Voir par exemple Beneš Krabice de Veitmil, Cronica ecclesie Pragensis : « Eodem anno imperator posuit fundamentum sive primum lapidem in fundamento novi pontis Pragensis prope monasterium Sancti Clementi » (« En cette même année [1357], l’empereur [Charles IV] posa les fondations et la première pierre dans les fondations du nouveau pont de Prague près du monastère de Saint Clément [ancien couvent dominicain qui se trouvait à l’emplacement actuel du Clementinum]).

(3) Ce pont, dont le tracé passait à environ dix mètres en aval de celui du pont Charles, avait été construit entre 1157 et 1172 : il s’agit du premier pont en pierre dans les pays tchèques. Il doit son nom – tardif - de « pont Judith » (Juditin most) au rôle prépondérant joué par Judith de Thuringe, épouse du roi Vladislav II, dans sa construction. De nos jours, quelques vestiges de ce pont sont encore visibles.

(4) Joseph Rudl, Die Berühmte Karls-Brücke und ihre Statuen, mit einem kurzen Anhange: Die Franzens-Ketten-Brücke (traduction), Prague, 1846, 112 p.

 

Vignette : Illustration Nina Dubocs.

* Adrien Quéret-Podesta, Docteur en histoire du Moyen Âge, est enseignant de français au lycée public Sándor Petőfi d’Aszód (Hongrie) et chercheur indépendant.

 

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