Les ponts de Varsovie : symboles et témoins de l’histoire polonaise

La Vistule (Wisła en polonais) traverse la Pologne de part en part, prenant sa source en Silésie (au Sud) et se jetant dans la Baltique aux abords de Gdańsk (au Nord) après avoir passé les villes de Cracovie, Varsovie ou Toruń. Ce fleuve fait partie intégrante de l’histoire nationale polonaise. Suscitant passion, respect, admiration ou crainte, la Vistule est une source intarissable d’inspiration artistique, notamment pour la littérature.


Le pont Kierbedzia. Illustration Nina DubocsAujourd’hui, la Vistule est enjambée par de nombreux ponts érigés à travers le pays. À elle seule, la ville de Varsovie en compte huit, dont cinq situés aux abords de son centre historique. Reflets d’histoires particulières, ces ponts participent tous à la domestication d’un fleuve auquel les habitants sont profondément attachés, permettant de lier efficacement les rives Est (districts de Praga) et Ouest (districts du centre notamment) de la capitale polonaise.

Outre leur fonction technique commune, ces ponts partagent également le fait d’incarner l’histoire polonaise. Tantôt inaugurés avec faste tantôt détruits avec fracas, ils sont les symboles et les témoins de la tumultueuse histoire polonaise, mêlant hauts et bas, gloires et tragédies : ils sont en effet à la fois symboles d’étapes historiques importantes – de la liberté retrouvée au développement économique moderne – et témoins, sortes de spectateurs privilégiés de différents événements historiques – notamment des tragédies des deux guerres mondiales.

Les ponts de Varsovie permettent plus qu’une traversée de la Vistule, ils offrent un voyage à travers l’histoire récente de la Pologne et sont encore aujourd’hui utilisés comme des objets mémoriels.

Des symboles de l’histoire polonaise

Évoquer les ponts de Varsovie comme symboles historiques invite à présenter tout d’abord le pont mentionné par le poète Kochanowski : il faut ainsi remonter au XVIème siècle, lors du règne du roi Sigismond II Augustus (1548-1572) pour trouver les traces d’une telle initiative à Varsovie (le pont Sigismond Augustus). À cette période, le Royaume de Pologne (allié avec le Grand-Duché de Lituanie depuis plusieurs siècles) connaît son apogée historique puisqu’il s’agit de la plus grande et de l’une des plus puissantes entités européennes. Achevé en 1573, ce premier pont permanent apparaît alors pour l’époque comme une prouesse architecturale (environ 500 mètres de long, 6 mètres de large, entièrement en bois) symbolisant les capacités techniques du Royaume de Pologne. Mais ce pont est aussi un symbole politique, évoquant l’instauration de la République des Deux Nations à la suite du Traité de l’Union de Lublin (1569). En effet, avec lui, les Lituaniens ont désormais accès à la partie occidentale de la nouvelle entité politique et, plus spécifiquement, à la Sejm (le Parlement) située sur la rive Ouest de Varsovie(1).

Des exemples plus contemporains illustrent cette idée des ponts perçus comme symboles de l’histoire polonaise. Ainsi, la reconstruction du Pont Poniatowski en 1926 symbolise la résurrection de la Pologne, après 123 ans de domination étrangère. Ce pont, alors baptisé Mikołajewski en hommage au tsar Nicolas II, fut achevé par la Russie en 1913. Après la Première Guerre mondiale et sa destruction par l’Armée russe battant en retraite, ce pont est reconstruit et doté de ses tours de style néo-renaissance polonaise(2). Il est dès lors renommé Pont Poniatowski, changement de nom symbolique de la résurrection nationale (11 novembre 1918) : notamment en raison de son rôle lors de l’insurrection de Kościuszko (1794) ou au sein des armées de Napoléon Ier, Józef Poniatowski est en effet considéré dans l’historiographie polonaise comme un véritable héros national s’étant battu pour l’indépendance de la nation polonaise.

Plus récemment, on peut évoquer la construction du pont Świętokrzyski – premier pont de Varsovie doté d’un pylône central – comme symbole de la Pologne moderne et dynamique du XXIème siècle (inauguré en 2000).

Des témoins directs de l’histoire polonaise

Les ponts de Varsovie ont également joué le rôle de témoins directs de l’histoire polonaise, inscrivant, au fil des siècles et des événements, leur destinée comme des parties prenantes de cette histoire. Au cours du XXème siècle, la Pologne, « terrain de jeu des Dieux » pour reprendre l’expression de l’historien Norman Davies, a dramatiquement souffert des deux guerres mondiales. Les ponts de Varsovie sont les témoins des invasions successives dans le sens où ils en portent les stigmates.

L’actuel pont Śląsko-Dąbrowski en est aujourd’hui le meilleur exemple : lors de la Seconde Guerre mondiale, l’iconique pont Kierbedzia, construit à la fin du XIXème siècle par les Russes, est détruit au 44ème jour de l’Insurrection de Varsovie, pour empêcher tout renfort de l’Armée Rouge destiné aux insurgés polonais(3). Puis, lorsque les soldats de l’Armée intérieure Zbigniew Gęsicki (Juno) et Kazimierz Sott (Sokół) assassinent le chef de la Police de Varsovie Franz Kutscher le 1er février 1944, ils se retrouvent coincés par la police sur le pont et décident de sauter dans la Vistule, où ils meurent noyés. À la sortie de la guerre, la Pologne désormais communiste entreprend la reconstruction de la ville, détruite à plus de 80 % par l’envahisseur nazi. Le nouveau pont est alors érigé sur les piliers de Kierbedzia(4).

Le pont Kierbedzia. Illustration Nina Dubocs

Certains ponts ont également servi de décor pour des événements historiques d’importance nationale. Alors que le Pont Poniatowski est reconstruit, en 1926, le Maréchal Józef Piłsudski réalise un coup d’État destiné à remettre de l’ordre dans le pays (12 mai). C’est précisément sur ce pont qu’il rencontre le président en activité Stanisław Wojciechowski afin de négocier les conditions générales de cette prise de pouvoir(5).

Usage mémoriel contemporain des ponts de Varsovie

Enfin, les ponts de Varsovie sont aussi des objets mémoriels contemporains. Il existe ainsi une plaque commémorative sur le pont Śląsko-Dąbrowski, destinée à honorer le souvenir des résistants polonais morts en février 1944 sur le pont Kierbedzia. Le nom contemporain du pont possède lui-même un intérêt mémoriel certain : en effet, Śląsko-Dąbrowski a été choisi afin de rendre hommage aux ouvriers des bassins miniers de Silésie et de Zagłębie Dąbrowski qui ont pris part à la reconstruction de la ville après les dramatiques destructions subies par Varsovie lors de la Seconde Guerre mondiale(6). Ainsi, ce pont peut être perçu comme une allégorie de l’unité nationale de la Pologne face à l’adversité historique. L’éclairage rouge et blanc utilisé sur ce pont à la nuit tombée vient également renforcer cette symbolique.

Sans surprise, ces ponts sont objets d’une utilisation politique de nos jours, régulièrement traversés par les cortèges de manifestants. C’est ainsi que le rassemblement nationaliste (Marsz Niepodległosci) mis en place depuis 2011 afin de commémorer l’indépendance retrouvée de la nation polonaise tous les 11 novembre traverse les principaux lieux emblématiques de Varsovie, dont le pont Poniatowski.

Au cours des dernières années, plusieurs épisodes de sécheresse ont entraîné un dramatique abaissement du niveau de la Vistule permettant de (re)découvrir les fragments des ponts Poniatowski et Kierbedzia détruits il y a plusieurs décennies : pris en charge par les experts archéologiques du pays, ces vestiges alimentent eux aussi le débat concernant l’importance de ces ouvrages dans l’histoire de la ville et de la nation polonaise.

Notes :

(1) « Tajemnice Warszawy : Historia mostów » (Les secrets de Varsovie : histoire des ponts), SKN Nowoczesnych Metod Prospekcji I Dokumentacji Archeologicznej, Varsovie, 2012.

(2) Jaroslaw Osowski, « Spacerownik po mostach. Most Poniatowskiego » (Marcheur de pont. Le Pont Poniatowski), Gazeta Wyborcza, 21 mai 2015.

(3) Sławomir Kosim, The Warsaw uprising in the Praga District, Chronicles of terror, Institut Witold Pilecki, 2017.

(4) Tomasz Marcin Duchnowski, « Exploitation of the Vistula River from earliest times to the outbreak of World War II », Acta Energetika, Vol. 2, n° 15, 2013.

(5) Daniel Beauvois, La Pologne : des origines à nos jours, Éd. Le Seuil, Paris, 2010.

(6) Op. Cit. note 2.

 

Vignette : Le pont Kierbedzia. Illustration Nina Dubocs.

* Romain Le Quiniou est analyste en Relations internationales et Affaires européennes à l’Institut WiseEuropa (Varsovie). En 2019, il a co-fondé Euro Créative, le premier think-tank français spécialisé sur l’Europe centrale et orientale.

 

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