Les ponts du Danube bâtis sur son territoire reflètent l'idée que la Hongrie se fait d'elle-même. Ils ont suivi en miroir ses évolutions politiques, historiques et culturelles. Quoi de plus logique, après tout, que ce pays s'incarne dans les ponts qui joignent les deux rives de ce fleuve, colonne vertébrale de la Hongrie ?
En Europe centrale, la définition de la frontière comme séparation des peuples a longtemps été vécue comme impossible ; les cultures s’échangeaient dans cet espace géographique restreint. Mais la multiethnicité, qui caractérisait l’Empire austro-hongrois ou la Pologne de l’entre-deux-guerres, a été balayée par les deux guerres mondiales. Pour tracer les nouvelles frontières du continent européen, on a fait appel à des séparations plus géographiques qu’historiques, ethniques ou linguistiques – et tout particulièrement aux fleuves. Ainsi, c’est la ligne Oder-Neisse, nommée d’après deux fleuves transfrontaliers, qui délimite à l’Ouest la Pologne.
Le Danube, quant à lui, dessine notamment la frontière entre la Slovaquie et la Hongrie. Dans l’empire austro-hongrois déjà, le fleuve constituait une délimitation culturelle : on surnommait l’Empire d’Autriche – la Cisleithanie et la Couronne de Saint-Étienne – la Transleithanie, d’après la Leitha, un affluent du Danube. Il s’est imposé dans les nomenclatures et dans les mœurs, a été tour à tour frontière et cœur – économique, géographique ou encore commercial –, polarisant les cultures et les vies des villes depuis l’Antiquité. Dans cette Europe centrale quadrillée par le plus long fleuve du continent, des villes ont en effet fleuri sur ses rives, et des pays autour d’elles. Entre tous ces pays nés le long du Danube, aucun, certainement, n’a vu son Histoire plus influencée par le fleuve que la Hongrie ; et nulle part cette influence latente ne s’est mieux illustrée que dans les ponts qui traversent le Danube.
Un jour fleuve traversant un royaume trois fois plus grand que ne l’est le pays aujourd’hui, le Danube scinde maintenant la Hongrie en deux. Formant la frontière avec la Slovaquie, il dessine une unique courbe, surnommée le coude du Danube, à hauteur de Visegrád, avant de couler comme un fil à plomb jusqu’au sud du pays. Le Danube a non seulement été une instance commerciale et économique de premier ordre, mais il a surtout charrié avec lui les eaux lourdes de l’Histoire. Et il n’a été maîtrisé et appréhendé pendant des siècles que grâce au seul moyen dont l’homme a longtemps disposé pour fléchir un fleuve : le pont.
Les ponts danubiens et l’unification hongroise
Les ponts du Danube ont été le symbole de la renaissance d’une Hongrie dominée durant des siècles par les Ottomans puis les Autrichiens. En 1867, le compromis austro-hongrois est signé et, en 1873, Buda, Pest et Óbuda se réunissent pour donner naissance à Budapest : la nation hongroise regagne une certaine indépendance, ainsi qu’une place prépondérante au sein des peuples de l’empire. Dans la lignée de ces changement historiques, les Hongrois entreprennent au XIXe siècle de grands travaux de restructuration du fleuve. À cette époque sont construits les premiers ponts permanents joignant les deux rives du Danube. Seuls des ponts éphémères traversaient auparavant le fleuve : il n’y avait entre Buda et Pest qu’un pont de bateaux, tout comme à Komárom. De même, à Esztergom ou dans l’actuelle Bratislava, les rives étaient reliées par des ponts sans fondations(1).
Le pont des Chaînes, ou Széchenyi Lánchíd, construit entre 1839 et 1849, sera le premier pont fixe sur le Danube, reliant Pest et Buda. Le comte István Széchenyi, l’homme à l’instigation de sa construction, déclarait en 1820 : « Je donnerais bien un an de mes revenus pour voir un vrai pont entre Buda et Pest ». En effet, pour assister à l’enterrement de son père cette même année, Széchenyi avait dû emprunter le pont de bateaux de Buda-Pest. Mais, le Danube gelé, il dut attendre huit jours pour faire le trajet inverse. En jetant les bases du pont des Chaînes, Széchenyi et les architectes William Tierney Clark et Adam Clark entament la domestication d’un fleuve aussi ennemi que fondateur dans l’histoire hongroise ; un fleuve qui avait encore connu en 1838, année précédant le début de la construction du Lánchíd, une crue qui avait détruit plus de trois mille maisons. Le Danube devient alors un élément intégrant de la vie hongroise.
Suivent ensuite d’autres constructions de ponts transdanubiens en Hongrie. Entre 1872 et 1876, on bâtit à Budapest le Margit híd, en amont du pont des Chaînes. Entre 1894 et 1896, c’est le pont Ferenc József qui est érigé sous la direction de l’architecte János Feketeházy. Dans la dernière décennie du XIXe siècle sont construits le Erzsébet híd à Komárom et le Maria Valéria híd à Esztergom, sur les plans du même architecte.
Les témoins des soubresauts de l’histoire hongroise
Les ponts du Danube sont le pouls de l’histoire hongroise. Ainsi, le Erzsébet híd et le Maria Valéria híd, qui joignaient au départ deux rives hongroises, sont aujourd’hui tous deux des ponts transfrontaliers : ils reflètent la réfection des frontières hongroises en 1920. Après leur défaite lors de la Première Guerre mondiale, les Hongrois signent le 4 juin 1920 le traité de Trianon qui ampute le pays de deux tiers de sa superficie. Le Danube, avant son coude, ne traverse plus la Hongrie mais la délimite. La rive gauche de Komárom appartient maintenant à la Tchécoslovaquie. La ville se divise, et Komárom devient en slovaque Komárno, une ville de 40 000 habitants qui est, encore aujourd’hui, l’un des centres de la minorité hongroise en Slovaquie.
Les ponts danubiens ont incarné les vicissitudes de l’histoire hongroise. Tous ont été détruits pendant la Seconde Guerre mondiale, et certains également pendant la Première. Il en va ainsi du Széchenyi Lánchíd, que les Allemands dynamitèrent dans leur retraite, le 18 janvier 1945. Ce sera le premier pont de Budapest reconstruit, dès 1949.
Mais les ponts danubiens n’ont pas seulement été des jalons historiques. S’ils témoignent de l’unification du territoire, de la création d’une capitale, des deux guerres mondiales ou encore du traité de Trianon, ils ont souvent été conçus comme des symboles.
L’usage politique des dénominations
Cette dimension symbolique s’est notamment illustrée à travers leur dénomination. Nommer un pont, ou plus encore le renommer, procède d’une volonté politique.
Ferenc József, Erzsébet, Maria Valéria, autant de noms qui appartiennent à l’imagerie de l’empire des Habsbourg. On remarquera néanmoins que si les dénominations Erzsébet(2) et Maria Valéria(3) ont perduré jusqu’à aujourd’hui, le pont Ferenc József (François-Joseph) a été rebaptisé Szabadság híd – pont de la Liberté – en 1946. Le dernier rivet du pont fut placé par l’empereur, qui assista également à son inauguration.
Sissi, quant à elle, n’a jamais vu le pont de Budapest qui porte son nom : il a été érigé après sa mort. C’est pourtant son nom qui est resté. Si Ferenc József a été le seul nom effacé, c’est certainement sous le prisme d’un regard rétrospectif sur la période de l’Empire. En revanche, Sissi, qui avait défendu la cause hongroise auprès de son mari, notamment à travers la signature du compromis austro-hongrois, est vue comme une figure ayant participé à l’indépendance de la nation hongroise. Quant à sa fille, Marie-Valérie, qu’elle appelait elle-même sa kedvesem(4), elle incarne et rappelle l’engagement de sa mère. Au contraire, de François-Joseph on garde en mémoire la révolution avortée de 1848, souvenir plus amer. Il reste le symbole d’un Empire où les Hongrois n’ont jamais été tout à fait les égaux des Autrichiens. Son nom a été rayé du pont qu’il avait inauguré, et remplacé par celui de Liberté. Cette liberté est celle de la nation, comme en témoignent les quatre turuls, oiseaux mythiques hongrois et symboles du pays, perchés sur les piles du pont.
Les ponts danubiens dans les relations entre la Hongrie et la Slovaquie
Dans la lignée de ces noms politisés, le pont Erzsébet de Komárom possède deux dénominations : à Erzsébet, le prénom magyarisé de la reine Sissi, correspond sur la rive slovaque Alžbeta. Il témoigne de la double appartenance géographique du pont et de l’idée que, loin d’être passerelle, le pont ici se fait fracture. Il n’y a pas d’union sur l’appellation du lieu. Si les deux pays sont à présents alliés et tous deux membres de l’Union européenne et de l’espace Schengen, leur rivalité historique ne s’est pourtant pas apaisée.
Cette tension encore vive s’est d’ailleurs cristallisée autour de ce pont en 2009. Le 21 août, jour anniversaire de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie en 1968, l’ancien président hongrois László Sólyom a souhaité traverser le pont Erzsébet pour inaugurer du côté slovaque une statue de Saint István, premier roi de Hongrie. Cette traversée du pont par lequel étaient passées les troupes hongroises pour envahir la Tchécoslovaquie a été vécue en 2019 comme le rappel symbolique et intentionnel d’une ingérence hongroise sur le territoire slovaque ainsi que d’une volonté d’impérialisme sur la minorité hongroise de Slovaquie. Le Président hongrois n'est finalement pas allé plus loin que le centre du pont, juste avant la frontière slovaque. Il y a donné une brève conférence de presse, regrettant la tournure prise par les événements. En effet, Robert Fico, Premier ministre slovaque, avait fait transmettre à l’ambassade hongroise de Bratislava un communiqué refusant l’entrée sur le territoire slovaque à László Sólyom. À Komárno, l’inauguration de la statue de Saint István a, elle, été marquée par une opposition pacifique entre Hongrois attendant la venue de Sólyom et Slovaques brandissant des pancartes « Sólyom go home ». Autour du pont Erzsébet s’est ce jour-là centré un conflit politique héréditaire. Le pont s’est alors fait barrière, et non plus lien.
Ce même 20 août 2019, pour la Saint István qui marque l’une des fêtes nationales hongroises, les habitants de Budapest sont venus comme tous les ans admirer le feu d’artifice donné sur les rives du Danube, entre le pont des Chaînes et le pont Marguerite, les deux ouvrages encadrant le Parlement hongrois. Après plus d’une demi-heure d’explosions, le final s’est étrangement déroulé non plus dans un élancement vers le ciel, mais vers les eaux du fleuve, les feux coulant du pont d’Istvan Széchenyi, lumière blanche tombant dans les eaux noires du Danube. Ce fut le clou du spectacle de la fête nationale hongroise, cérémonie centrée autour du Danube – sein nourricier historique de la Hongrie – et du Parlement – centre politique – et s’achevant sur le pont Széchenyi. Le fleuve et ses ponts sont aujourd’hui un organe public autant que politique : autour d’eux s’organise la grande célébration de la patrie hongroise.
Notes :
(1) « Les ponts danubiens de la Hongrie », article mis à disposition par le ministère r. h. du Commerce. 1933.
(2) C’est-à-dire Elisabeth ou Sissi.
(3) La fille de Sissi, Marie-Valérie.
(4) Ce qui signifie en hongrois « ma chérie ».
Vignette : Le pont de la Liberté à Budapest (illustration Nina Dubocs).
* Louise Ostermann Twardowski est étudiante en Lettres modernes, en hongrois et en polonais de l’université de Strasbourg. Elle est également rédactrice occasionnelle pour le site anglophone Kafkadesk.
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