Arménie : s’éloigner, progressivement, de la Russie

L'Arménie et la Russie partagent une longue histoire d'alliance stratégique, marquée par des décennies de coopération militaire, politique et économique. Cependant, les récentes évolutions géopolitiques et les changements dans les dynamiques régionales ont conduit à un éloignement progressif de l'Arménie de son allié traditionnel, au profit de l’Europe et des États- Unis.


Opéra de Erevan.Le processus en cours initié par Erevan et alimenté par des désillusions croissantes quant à la capacité de la Russie à garantir la sécurité de l’Arménie se traduit par une série de décisions politiques et de réorientations stratégiques. Confrontée à des menaces extérieures persistantes de la part de la Turquie et de l’Azerbaïdjan et à des opportunités de diversification de ses partenariats internationaux, l’Arménie explore de nouvelles voies pour assurer sa souveraineté et son développement économique. Cette transition se traduit par un tournant crucial dans les relations arméno-russes, soulevant des questions quant à l'avenir de l'influence russe dans le Caucase et à la stabilité de la région.

Une alliance historique aujourd’hui modeste

En 2013, lors de sa visite à la base militaire russe de Gyumri en Arménie, Vladimir Poutine déclarait que « la Russie ne partirait jamais d'ici et qu'au contraire elle allait renforcer ses positions ». À cette époque, les deux nations étaient liées par un traité d'amitié, de coopération et de soutien mutuel signé en 1997. Aujourd’hui, la position russe en Arménie et dans la région semble plus fragile que jamais. L'idée d'une adhésion à l'Union européenne gagne du terrain en Arménie et des mesures contre la présence russe ont commencé à être prises. Par exemple, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a engagé le processus de départ des services de douane russe, présents à l'aéroport de Erevan depuis les années 1990.

La 102ème base, située à Gyumri, deuxième ville la plus peuplée du pays, est la plus importante base militaire russe d’Arménie. Située à proximité de la frontière turque, cette base a historiquement joué un rôle défensif contre l'Empire ottoman et, plus tard, pendant la guerre froide.  La ville de Gyumri a en effet toujours eu un rôle stratégique en tant que bastion défensif contre les empires étrangers. Pendant la guerre froide, c'était l'un des rares endroits où l'Union soviétique partageait une frontière directe avec un pays de l'OTAN, à savoir la Turquie. Aujourd'hui, cette base est censée être une garantie de sécurité pour l'Arménie face à son voisin turc. Pourtant, en raison de la vétusté des équipements et du nombre limité de troupes, cette garantie est de plus en plus remise en question. Selon Levon Barseghian, professeur d’économie à Cornell University, cette frontière avec la Turquie constitue le « dernier morceau du rideau de fer » . Cependant, les équipements de cette base sont vieux de plusieurs décennies, avec des tanks T-72, des systèmes de défense anti-aérienne S-300 et des avions de chasse MIG-29. Selon l'analyste militaire Leonid Nersisian, les forces russes, limitées, sont essentiellement symboliques.

Le basculement

La confiance en la sécurité russe a commencé à s'effriter à partir de 2020, lors de la seconde guerre avec l'Azerbaïdjan concernant la région du Haut-Karabagh. Bien que ce territoire soit internationalement reconnu comme azerbaïdjanais, de nombreux Arméniens ont perçu l'inaction russe comme une trahison. Après la guerre, l'Arménie a tenté de renforcer l'alliance militaire avec la Russie. En février 2021, le ministre de la Défense (novembre 2020-juillet 2021) Vagharchak Harutiunyan a même déclaré que l'Arménie accueillerait favorablement une expansion de la 102ème base russe et le déploiement de troupes à la frontière avec l'Azerbaïdjan.

La Russie maintient un groupe de bataillons à Goris pour soutenir les 2 000 soldats russes déployés au Karabagh en vertu de l'accord de cessez-le-feu de 2020. Cependant, après l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie en février 2022, les tensions entre l'Arménie et la Russie se sont intensifiées. L'Azerbaïdjan a alors commencé à faire des incursions sur des territoires censés être sécurisés par les troupes russes, y compris en Arménie même. Erevan a soutenu que ces attaques auraient dû déclencher les dispositions de défense mutuelle de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dirigée par la Russie. Pourtant, la Russie s'est révélée réticente ou incapable de repousser ces attaques.

Le Premier ministre arménien Pachinian a alors critiqué cette alliance militaire, la qualifiant d'« erreur stratégique » et affirmant ne pas voir les avantages de la base militaire russe à Gyumri. Ces déclarations ont provoqué des réactions d’officiels russes, dont le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov menaçant de revoir les relations russo-arméniennes si l'Arménie continuait de se tourner vers l'Occident. Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité russe, a accusé l'Occident de vouloir déstabiliser la région du Caucase du Sud.

Le rejet de la présence russe

Le changement de perspective de l'Arménie vis-à-vis de la Russie s'est accentué après l'invasion de l'Ukraine. La Russie, occupée sur un autre front, a confirmé son incapacité à honorer ses engagements de défense envers l'Arménie. Les incursions azerbaïdjanaises dans les territoires arméniens, en particulier, ont entraîné une véritable désillusion en Arménie.

Ainsi, le renvoi des douaniers russes de l'aéroport d'Erevan, tout symbolique qu’il puisse paraître, n’en marque pas moins le début d'une nouvelle ère.

Le 29 mai 2024, des responsables arméniens ont suspendu la diffusion de la chaîne de télévision russe Channel One, officiellement en raison de ses impayés auprès de l'agence arménienne qui contrôle les fréquences de diffusion. Personne ne doute toutefois que cette suspension soit aussi une réponse à l'arrogance de certaines émissions télévisées russes qui avaient vivement critiqué la gouvernance de N. Pachinian.

Pas supplémentaire et important, le 12 juin 2024, le Premier ministre a officiellement annoncé le retrait à venir de l'Arménie de l'OTSC. La visite en Ukraine (et notamment à Boutcha) de l'ambassadeur arménien en Ukraine Vladimir Karapetyan et du chef du district de Nor Nork à Erevan Tigran Ter-Margaryan a suscité une vive réaction de la Russie. Alors qu’ils ont clairement manifesté leur soutien à l'Ukraine, alignant ainsi l'Arménie sur les positions occidentales, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a qualifié cette visite d’« acte ouvertement inamical de la part de Erevan ». Elle a ajouté que le Kremlin avait envoyé une note de protestation à l'Arménie, reflétant le mécontentement de Moscou. De même, l'Arménie a participé mi-juin 2024 au premier Sommet de la paix organisé en Suisse en vue de trouver une formule de paix juste et durable en Ukraine.

De nouveaux horizons

Malgré un taux de confiance de la population des plus bas (17 % seulement selon l'International Republican Institute), le Premier ministre arménien semble bien décidé à poursuivre sa stratégie et, pour garantir la sécurité et le développement économique du pays, à explorer de nouvelles options et alliances. La diversification des partenariats économiques et militaires devient dès lors une stratégie clé. Or, les relations commerciales entre la Russie et l'Arménie sont en hausse, atteignant 7,3 Mds€ de transactions en 2023, en grande partie grâce au contournement des sanctions contre la Russie via l'Arménie depuis le début de la guerre en Ukraine.

Pour procéder à son tournant vers l’Ouest, N. Pachinian multiplie les signaux envers l’UE. Ainsi, alors qu’il a refusé plusieurs invitations aux réunions de la Communauté des États Indépendant (CEI), le Premier ministre s’est rendu au Parlement Européen à Strasbourg, en octobre 2023, où il a pu rencontrer Ursula von der Leyen. Le 13 février 2024, le conseil de partenariat UE-Arménie s’est réuni pour la 5ème fois à Bruxelles, permettant de faire le point sur les réformes et la coopération économique et de lancer un dialogue sur la libéralisation des visas. L’UE s’est engagée à investir 550 M€ d’investissement en Arménie et à mobiliser 5,5 M€ en soutien aux populations arméniennes déplacées du Haut-Karabagh. Le 16 mai 2024, N. Pachinian a reçu le Commissaire européen au commerce et vice-président de la Commission européenne, Valdis Dombrovskis.

En matière de partenariat de défense, l’Arménie se tourne vers la Grèce, la France, l'Iran et l'Inde pour diversifier ses sources d'équipements militaires et renforcer ses capacités de défense. Actuellement, seulement 10 % de l'équipement militaire du pays est acheté à la Russie, contre 96 % auparavant.

Malgré ces efforts, la menace azerbaïdjanaise reste une préoccupation majeure, perçue comme une menace imminente face à laquelle l’Arménie sait qu’elle risque de se trouver bien seule et isolée.

Vignette : Opéra de Erevan (photo Céline Bayou, octobre 2022).

 

* Eliot Khubulov est étudiant en 2ème année à l’Institut libre des Relations internationales (Paris).