Baïkonour : grandeur et déclin d’un territoire au service des «peuples frères»

Aujourd'hui, alors que la Russie loue le cosmodrome au Kazakhstan jusqu'en 2050, l'édifice symbolique et identitaire que constitue Baïkonour est sur le point de s'effondrer, menaçant d'emporter les derniers vestiges d'un « vouloir vivre ensemble » russo-kazakh fondé sur l'expérience soviétique. 


Symbole de la conquête spatiale, le cosmodrome de Baïkonour est un lieu chargé de représentations. A l'écho de Gagarine, Spoutnik ou Terechkova, c'est une véritable « légende » qui prend forme, avec pour toile de fond l'impérieuse volonté soviétique de puissance. Au-delà de l'aventure des pionniers de l'espace, Baïkonour est d'abord représentée comme le témoin d'une époque où les peuples d'URSS ont travaillé ensemble.

La construction d'un mythe territorial

En 1953, quatre ans après ses premiers essais nucléaires, l'URSS est enfin sur la voie du dialogue « d'égal à égal » avec les États-Unis: la première charge atomique transportable vient d'être mise au point. Mais disposer de la bombe n'est qu'un premier pas ; il faut pouvoir à terme développer les vecteurs qui permettront d'acheminer la charge jusqu'au lieu de l'attaque. Dans cette optique, le bureau d'étude OKB n°1 est fondé la même année avec à sa tête le « maître d'œuvre » du programme spatial soviétique, Sergueï Korolev[1]. Le but de cet organe est de mettre sur pied un premier lanceur intercontinental, grâce auquel les Soviétiques seraient en mesure de frapper jusqu'au territoire américain. Désormais, le modeste polygone de Kapoustine Iar, dans la région de Stalingrad, n'est plus un lieu assez discret pour ces activités inavouables. Une commission d'experts est alors mise en place afin de trouver l'endroit idéal: celui-ci devra être à la fois éloigné des zones à forte densité de population et, afin de faciliter la communication entre les différentes stations de radioguidage des missiles, situé dans une zone sans reliefs.

Le site retenu est finalement celui de Tiouratam, petit relai ferroviaire de la ligne Moscou-Tachkent, situé sur les bords du Syr Daria, au sud de la « steppe de la faim ». Avec 300 jours d’ensoleillement par an, des températures qui peuvent varier de +45° en été à -25° en hiver, la région est particulièrement inhospitalière. Dès le début de l’année 1955, dans le plus grand secret, des milliers de soldats soviétiques entreprennent, dans des conditions très pénibles, l’aménagement des premiers sites. Un premier pas de tir devait être achevé deux ans plus tard afin de procéder au lancement d’une fusée R-7 Semiorka, le premier missile intercontinental soviétique, Il faudra déployer des génies d’inventivité pour rendre rapidement opérationnel le site qui portera un jour le nom de Baïkonour : amener une voie de chemin de fer, un aqueduc, construire une centrale électrique, et finalement bâtir une véritable ville pour les ingénieurs et personnels.

A cette époque, Tachkent-90 (nom de code du site) n’est pas encore Baïkonour. Le polygone de tir secret est sans commune mesure avec le cosmodrome symbole des gloires soviétiques, d’où seront jetés à la face de l’Ouest les défis de Spoutnik et de Iouri Gagarine. Fait intéressant, la transition s’effectue grâce à la fusée R-7 : dès 1954, S. Korolev émet l’idée que la Semiorka pourrait être utilisée comme lanceur spatial. Preuve en est faite le 4 octobre 1957. Ce jour-là, Spoutnik-1 surprend aussi bien les chancelleries occidentales que l’opinion publique soviétique. Le célèbre bip-bip ouvre au pouvoir soviétique des horizons inédits sur lesquels l’imaginaire collectif applique bientôt de nouvelles représentations.

La propagande officielle, sous l’impulsion de Nikita Khrouchtchev, se cherche alors de nouveaux modèles pour dépasser l’héritage stalinien. La conquête spatiale naissante va être l’occasion d’inaugurer une nouvelle forme de discours fondés sur la supériorité de la science soviétique, avec Baïkonour comme incarnation territoriale. La pensée de Konstantin Tsiolkovski, physicien et philosophe russe mort en 1935, est mise en avant. Celui-ci avait conçu, dès les années 1880, les plans d’un vaisseau spatial. Empreint de positivisme, il avait alors émis l’idée que la perfection humaine et sociale ne serait possible que si l’humanité colonisait les étoiles. La maîtrise du cosmos serait alors la victoire ultime de la rationalité humaine et la mort de tous les obscurantismes. Récupéré par le régime stalinien, le discours de K. Tsiolkovski est d’abord utilisé pour légitimer la conquête des immenses terres sauvages de Sibérie dans les années 1930. Désormais, avec Spoutnik, c’est un autre chaos naturel que la dialectique marxiste devra maîtriser afin de se rapprocher de l’utopie communiste. Mieux, le retard des États-Unis dans la conquête spatiale serait une preuve évidente de la faillite du système capitaliste.

En 1961, le vol de I. Gagarine ne fait que renforcer ce discours. Le premier homme à avoir contemplé la Terre dans son ensemble est soviétique, et il prône un message de paix et d’union internationale des peuples. C’est avec I. Gagarine que le nom de Baïkonour apparaît pour la première fois dans la presse mondiale. Le cosmodrome ne peut alors plus évoluer dans le secret absolu bien que, afin de « leurrer » les services de renseignement occidentaux, Baïkonour soit en réalité le nom d’une ville située à 300 km au nord-est du cosmodrome.

Une ville fermée qui incarne la puissance soviétique

Or, même si la «supercherie» quant à la localisation du cosmodrome est découverte par la presse américaine lors de la première mission Apollo-Soyouz, Baïkonour reste un lieu clos. La ville, ainsi que l'ensemble des installations, sont soumises au régime spécial des « entités administratives et territoriales fermées », induisant un strict contrôle des populations et des déplacements. Pour vivre à Baïkonour, il est ainsi obligatoire d'occuper un poste dans une structure liée soit à l'espace, soit au bon fonctionnement du cosmodrome. Mais il convient également de disposer d'une propiska, permis de séjour spécial délivré après enquête de confidentialité. Les ingénieurs n'ayant pas été mutés avec leur famille ne peuvent d'ailleurs pas communiquer directement avec l'extérieur, et sont tenus de dialoguer avec leurs proches via un « contrôleur de permanence » qui sert d'interface. L'importance stratégique de ces zones fermées pour le pouvoir central induit des avantages non négligeables pour les habitants. Le niveau de vie y est généralement supérieur à la moyenne soviétique, et la finalité des activités qui y sont menées projettent les travailleurs dans une représentation positive de leur contribution directe à la politique de puissance de l'URSS. Généralement, les ingénieurs ou techniciens viennent donc à Baïkonour suite à une heureuse mutation, afin de monter dans la hiérarchie. Les familles qui s'y installent sont minoritaires, et la rotation régulière d'une population qualifiée issue de toutes les nationalités de l'URSS imprime à la ville un caractère très particulier.

Car la vie n'est pas forcément facile à Baïkonour : les températures extrêmes et l'aridité posent d'importants problèmes de santé, alors que les nombreux arbres plantés pour apporter ombre et fraîcheur aux habitants meurent dès que leurs racines atteignent les couches de terre salées qui rendent la région stérile. Coupée de son assise régionale kazakhe par le sceau du secret, Baïkonour représente alors un territoire multiculturel où les travailleurs soviétiques maîtrisent ensemble l'hostilité de la nature et du cosmos. L’histoire de sa pénible fondation complète d'ailleurs ce discours: à partir de rien et au prix de leurs efforts, des hommes et des femmes soviétiques ont construit, dans un désert isolé, la porte de l’humanité sur les étoiles.

Le symbole de la fin d'une époque ?

En 1991, la population du cosmodrome se retrouve « orpheline » sur le territoire d'un nouvel État, le Kazakhstan. Illustration à échelle réduite de tous les maux que subissent alors les peuples de l'ex-URSS, Baïkonour perd la moitié de ses habitants entre 1991 et 2005. La fin de la guerre froide a induit une chute vertigineuse des crédits alloués au secteur spatial, si bien que, fait évocateur, le cosmodrome se retrouve sans chauffage au cœur de l'hiver 1993. En 1994, la Russie signe un accord bilatéral avec le Kazakhstan afin de continuer à utiliser les infrastructures du cosmodrome, moyennant un loyer annuel de 115 millions de dollars. Malgré la crise des années 1990, la Russie a beaucoup investi dans la préservation de son «patrimoine» technique et historique à Baïkonour. Ainsi, sur la décennie 2000-2010, la Fédération a dépensé 1,265 milliard de dollars pour le cosmodrome, soit 100 millions de plus que pour la location de la stratégique base navale de Sébastopol, sur la même période.

Certes, il n'existe pas encore sur le territoire de la Fédération de Russie d'infrastructures assez importantes pour remplacer le cosmodrome de Baïkonour. C'est à partir de ce lieu que la Russie maintient aujourd'hui son haut niveau de qualification et de réputation, dans un domaine directement hérité de la puissance soviétique. De plus, conserver cette assise territoriale hors de la Fédération a pu s'avérer un argument diplomatique majeur fondé sur l'existence d'une « communauté d'intérêts » avec le Kazakhstan, qui viendrait prendre le relais de deux siècles d'empire. Or, accepter cette vision d'une postérité soviétique économiquement rationnelle (la Russie est un leader du marché des lancements spatiaux) implique de la part du Kazakhstan une démarche en contradiction avec la construction d'une dynamique nationale, si chère aux États d'Asie Centrale.

En effet, si le gouvernement d'Astana accepte le bail russe de Baïkonour, c'est que les termes de l'accord lui sont favorables: outre un loyer annuel à verser, la Russie s'engage en effet à soutenir l'agence spatiale kazakhe Kazkosmos. Pourtant, les accrocs se multiplient dans ce partenariat décrit comme exemplaire par les chancelleries des deux États. Les membres de la Commission Défense de la Douma ont ainsi dénoncé le fait que le Kazakhstan ait « omis » de donner son accord à un lancement de fusée à partir du cosmodrome de Baïkonour[2], engendrant des pertes significatives pour l'agence spatiale russe Roskosmos. De plus, aux yeux de certains hommes politiques russes, le Kazakhstan refuserait délibérément les partenaires russes dans les appels d'offres internationaux de lancement de ses satellites. Par exemple, si le satellite de communication KazSat-2 a été préparé et mis en orbite par la Russie, son successeur, le KazSat-3 le sera par EADS.

Enfin, Baïkonour connait une véritable « hémorragie » de sa population russe qui ne s'élève plus maintenant qu'à 40% du total des habitants. Le départ décidé en 2007 des contingents militaires russes des KV (troupes spatiales) a été une véritable révolution pour un cosmodrome administré depuis sa fondation par les militaires. Les prérogatives ont alors été transférées à Roskosmos qui dispose sur place d'effectifs moindres que ceux des KV. La crise engendrée par le départ du contingent a encore aggravé la situation économique d'une ville que les agents de Roskosmos préfèrent éviter pour des raisons de qualité de vie exécrable et d'absence de primes, parfois même au sacrifice de leur avancement professionnel.


Carte : Les cosmodromes civils de la Fédération de Russie (Kevin Limonnier, 2010).

Avec le début de la construction en 2010 du nouveau cosmodrome civil de Vostochny dans l'Extrême-Orient (pleinement opérationnel dès 2018), la Russie a fait clairement le choix d'abandonner, à terme, ses positions à Baïkonour. Si cette décision peut paraître économiquement rationnelle vue la situation de la ville et du partenariat russo-kazakhe, elle symbolise surtout l'échec d'une certaine vision de l'espace post-soviétique.

 

Par Kevin LIMONIER

Notes :
[1] Opytno konstrouktorskoe biouro, bureau de conception expérimentale.
[2] Selon l'article 8 alinéa 4 du traité de 1994, le Kazakhstan doit approuver et autoriser les plans de lancement effectués depuis le cosmodrome.

Photo : tous droits réservés.

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