Bania rime si peu avec vodka !

Apprendre une langue, c'est avant tout s'immerger dans une culture. Visite guidée...

Photo : Léon GARAIXMais comment matérialiser ce plongeon en milieu liquide ? Certains, petit sourire au coin des lèvres, vous feront valoir les joies et bienfaits de la communication favorisée par la présence d'une bonne pinte de Guinness un soir de pluie à Dublin, d'une douce weizen Bier vom Fass sous les flocons d'une neige toute berlinoise, d'une tequila dans la chaude ambiance d'une bodega, d'une baltika ou d'une vodka pour s'autoriser à aborder une séduisante dievouchka. Ainsi, jusqu'à vous confondre entre vertige idyllique et passion éthylique, ils vous déclineront le verbe "boire dans les yeux" sur tous les modes.

A présent, séchez vos babines.Et déshabillez-vous! Surtout ne vous emballez pas : les lieux ne sont pas mixtes. Vous croisez déjà deux colosses velus, répliques fidèles des statues à la gloire de feu camarade Stakhanov...il y a de quoi rester soucieux: ils reviennent précisément de ce temple du bien-être auquel vous voulez absolument goûter. Silencieux, le corps las, la peau effroyablement rouge, hagards, ils passent, sans le moindre égard pour vous -et c'est tant mieux- qui commencez à envisager un demi-tour en toute discrétion. Bien sûr, vous êtes de la race des curieux; mais voyez-vous, la témérité n'a rien d'une vertu surtout quand point de témoin il n'y a. Justement, un autre colosse vous rejoint dans ce couloir étroit qui ne vous offre d'autre perspective plus réjouissante que celle d'avancer. Aucune autre alternative n'est malheureusement envisageable car les pas qui résonnent dans votre dos se font toujours plus pressants…

Vous voici dans l'antichambre d'un lieu sur lequel vous n'osez plus vous autoriser à spéculer. Ici on s'affaire à remplir de grandes bassines d'eau fraîche en fonte. Et à en juger du regard perdu mais piquant, du sourire électrique, de la décharge qui traverse tous les membres de ceux qui en déversent le contenu sur leur corps fumant, la technique a l'air bien au point. Mû par l'attraction d'une sensation si intense, le laissé pour compte que je suis, relégué au rang d'accessoire, se libère de sa frustration et prend la situation bien en main: imaginez votre corps se mettant en branle. Vous avancez vers l'énigmatique porte en bois dont l'épaisseur, garante d'un secret bien gardé, promet de nombreuses surprises.

Sans même vous laisser le temps de vous en approcher, la voilà qui lourdement, s'ouvre. S'en échappe une bulle d'air crépitante traînant derrière elle un géant vert réduit à l'état végétal. Malgré vous, vous franchissez le Rubicon, armé de vos kilos. Plus fort que tous les clichés sur l'activité infernale des usines soviétiques, les banias -bains russes- : le silence y est de rigueur, la respiration économisée et la production de transpiration maximale. L'enfer s'y pacifie, la cuisson s'y décline, version "petit feu". Réjouissante perspective! Mais vous avez oublié un détail, qui plus est, de taille. Sous vos yeux ébahis, un athlète et un quinquagénaire en plein sevrage se fouettent à tour de rôle! L'outil, un vienik, n'a a priori rien d'hostile, se présentant sous la simple apparence d'un bouquet de branches et feuilles de bouleau séché. Le geste est lent, régulier, appuyé. Ancestral. Ainsi, petit français que vous êtes, sans mauvaise foi aucune, vous vous excluez de cet usage qui n'est point des vôtres. Malheureusement, vos yeux qui traînent croisent un regard malin qui vous implique immanquablement dans la pratique. Il est trop tard. De toute façon, vient toujours un seuil de l'insupportable où le superlatif n'est pas pire que le comparatif...

Gavé de ces euphorisants va-et-vients mêlant le feu à l'eau, zébré par cette séance de flagellation, votre corps a trop vécu pour que votre raison puisse encore être abreuvée. Délesté de quelques millimètres cube d'eau, vous saisissez alors la vertu suprême du bain russe : planer au-delà de la turbulente vie moscovite, se croire imperméable aux nouvelles alarmantes venues de tous les fronts. Bania rime si peu avec vodka !

Photo : © Léon GARAIX