Bélarus : identité et citoyenneté en mouvement

Avec l’accession du Bélarus à l'indépendance en 1991, ses nouveaux dirigeants optent pour une conception civique et intégratrice de la citoyenneté. Cette vision ne dure pas, et les dernières décennies sont marquées par une conception ethnique des politiques de citoyenneté.


Boulevard de l'indépendance, MinskL'article 33 de la Constitution soviétique de 1977 stipulait clairement que « tout citoyen d’une république fédérée est citoyen de l’URSS », réitérant ainsi le principe pyramidal, de bas en haut. Le but des autorités fédérales était de faire disparaître aussi bien les tensions nationalistes que les consciences nationales.

Après une brève phase d'activité dans les années 1930, le mouvement nationaliste renaquit dans la République Socialiste Soviétique de Biélorussie (RSSB) à partir de 1986[1]. Pour autant, elle fut l’une des dernières entités fédérées à proclamer sa souveraineté, en particulier à cause de l'absence « de grand mouvement de revendication nationale », comme l'indique Philippe Marchesin[2].

1991 : La définition du corps citoyen

Les nationalistes bélarusses sont parvenus à obtenir l'indépendance du pays en instrumentalisant un mécontentement généralisé. Les Bélarusses furent plus ou moins contraints d’accepter l’imminence du « drame de l’effondrement de l’URSS », pour reprendre la formule de Jane Grichenko. Les autorités ont du, quant à elles, s’inscrire dans un processus général de désagrégation et consolider l'intégrité du jeune État.

Les dirigeants biélorusses parachevèrent ce processus d’émancipation par l’acte fondateur sur la citoyenneté, adopté le 18 octobre et entré en vigueur le 12 novembre 1991. Résultant d’un certain compromis entre les anciennes élites communistes, particulièrement influentes dans la jeune République, et une opposition minoritaire, la loi était fondée sur une conception civique de la citoyenneté, construite autour d’une certaine identité bélarusse. Cette dernière a notamment été renforcée par l’adoption des emblèmes et symboles nationaux lituano-ruthènes[3]. Le choix de ces derniers s'apparente à « des aménagements symboliques » dans la quête de légitimité. Il est en même temps « le reflet des incertitudes au sein des élites politiques bélarusses »[4].

L’article 2 de la loi de 1991 prévoyait clairement que sont citoyens « les personnes qui sont des résidents permanents sur le territoire de la République du Bélarus le jour où cette loi entre en vigueur ». Si la conception inclusive, ou civique, faisait du lieu de résidence le facteur premier d’accès à la citoyenneté, c’est parce que « cette situation garantit à la fois la satisfaction de ses besoins fondamentaux et les intérêts bien compris du souverain territorial »[5]. Pour P. Marchesin, c'était là aussi une preuve du « malaise identitaire des Bélarusses », nouveaux citoyens d'une « entité mal enracinée ». Une continuité spatiale, temporelle ou encore socioculturelle faisait cruellement défaut au Bélarus. La population s'était traditionnellement définie en opposition à une autre, de par sa situation entre la Pologne, la Lituanie et la Russie, par lesquelles elle avait été dominée à un moment ou à un autre. A contrario, d’autres auteurs affirment que la période soviétique a constitué un cadre de prise de conscience nationale, notamment à travers une stabilisation territoriale, une certaine prospérité économique, ou encore une stabilité politique et sociale.

La loi de 1991 était largement fondée sur l'option zéro, telle qu'elle a pu aussi être mise en œuvre en Russie ou encore en Lituanie. Elle a été qualifiée de « victoire de la sagesse civique et du sens de la responsabilité pour le destin de ceux qui y résident » ou encore « de loi la plus humaine de l’espace post-soviétique »[6]. Des critères de résidence flexibles ont été définis de manière extensive par une loi adoptée en décembre de la même année. Entre 1991 et 2001, 18 000 apatrides sont ainsi venus au Bélarus depuis les autres républiques post-soviétiques, afin d'y acquérir la citoyenneté, dont l'accès était réputé plus facile.

Selon la loi de 1991, les autres modes d’accès à la citoyenneté bélarusse étaient la naturalisation ou l’admission à la citoyenneté et l’enregistrement (introduit par un amendement en 1993). Si la citoyenneté était principalement définie par la loi interne du pays, le Bélarus a également signé des traités internationaux avec le Kazakhstan (entré en vigueur en 1998), la Russie, le Kazakhstan et le Kirghizstan (1999) et l’Ukraine (2000), afin de simplifier les procédures d’acquisition et de changement de citoyenneté.

Bien que les autorités bélarusses n'y étaient pas tenues, un droit d’option avait été accordé à ceux et celles, issus d'une autre république soviétique, qui résidaient de manière permanente dans la RSSB. Des individus nés en Ukraine, de parents russes, mais résidant au Bélarus au moment de l’indépendance, pouvaient ainsi opter pour la citoyenneté de leur choix. Cependant, « le résultat de cette distribution est imparfait », car « très souvent, l’origine et la résidence rattachaient indistinctement [la population soviétique] aux territoires de plusieurs Etats »[6].

A l'inverse, comme le critère de résidence primait, un citoyen de la RSSB, résidant dans un Etat autre que le Bélarus au moment de l’entrée en vigueur de la loi, a pu se voir privé de citoyenneté bélarusse, malgré le fait que des membres de sa famille y résidaient toujours. Des situations surprenantes, alors que la loi s'était attachée à éviter les situations d’apatride.

1992-1994 : une application excessive de la conception ethnique de la citoyenneté

La Constitution, adoptée en 1994 après de longs débats, fonde sa légitimité sur le peuple de la République du Bélarus. La nation bélarusse ne s'en distingue pas : l’article 15 dispose en effet que « l’Etat a la responsabilité de préserver l’héritage historique et culturel ainsi que le développement libre des cultures de toutes les communautés ethniques qui vivent dans la République du Bélarus ».

Néanmoins, une fois que le corps citoyen fut établi, certains développements démontrent l'affirmation d'une conception plus ethnique de la citoyenneté. L’adoption de symboles lituano-ruthènes et de la langue bélarusse comme langue officielle en sont des preuves. De même, l’article 8 de la loi sur la citoyenneté de 1991 fait de la naissance, le jus sanguinis, le facteur premier d'acquisition de la citoyenneté. Le Bélarus est l’un des Etats post-soviétiques qui a maintenu la possibilité pour ses citoyens d'inscrire leur nationalité sur leur passeport, de manière facultative et volontaire. La nationalité a de même continué à être prise en compte dans les recensements.

Le déclin de la langue bélarusse en faveur du russe avait été observé dès la fin des années 70. La loi sur les langues de janvier 1990 se voulait comme un palliatif, et a établi le bélarusse comme langue officielle. Une transition de trois à dix ans avait été prévue pour prendre en compte la situation critique du bélarusse dans la sphère publique, tel que dans l’éducation ou la presse. On poussait ici à « une bélarussianisation historiographique et linguistique »[7].

Initialement, les nationalistes bélarusses avaient cherché à mettre en avant la spécificité historique des Bélarusses, afin d’accuser la période soviétique d'avoir perverti leur identité. Cette idée a été reprise par la suite par les anciens communistes, dans leur quête de légitimation. A partir de 1992, le mouvement s’intensifie, les autorités procédant à une bélarussianisation forcée, copie quasi-conforme de la propagande soviétique. Toutefois, dans un pays comptant plus de 80 % de russophones, la « bélarussianisation à outrance », selon l'expression de Pankovski et Marcou, a été rapidement rejetée.

1994-2011 : Une construction identitaire entre passé soviétique et nationalisme 

Un des symptômes de ce rejet a été, en 1994, l’élection d’Alyaksandr Loukachenka à la présidence. Son arrivée au pouvoir handicape la construction d'un Etat moderne et indépendant par un retour nostalgique sur le passé soviétique, processus confirmé par les résultats de deux référendums. Dans un premier temps, l'électorat se prononce pour un bilinguisme officiel bélarusse-russe, à travers le référendum de mai 1995. Il accepte aussi un retour aux symboles de la Biélorussie soviétique, notamment avec les armoiries, l’hymne et le drapeau de la RSSB, sans le marteau et la faucille, et un développement de l’intégration économique avec la Russie. En novembre 1996, lors d’un deuxième référendum, la population entérine le transfert de la fête nationale au 3 juillet, date de la libération de Minsk par l’armée soviétique en 1944.

Une nouvelle loi sur la citoyenneté est adoptée en août 2002. Le but est d'officialiser l'accent mis sur la conception ethnique de l’identité bélarusse. Parmi les changements, on y compte la possibilité pour ceux qui avaient été dépourvus de la citoyenneté bélarusse au moment de l’indépendance de retrouver leur ancienne citoyenneté par la procédure d’enregistrement.

Une autre modification concerne le cumul de citoyennetés. Si la loi de 1991 l'interdisait strictement, le nouveau texte, reflet d’une émigration massive des Bélarusses et d’une augmentation des mariages mixtes, assouplit la position pour les citoyens bélarusses. Les autorités tolèrent l'acquisition d'une autre citoyenneté en faisant mine de l'ignorer. Seule compte la citoyenneté primaire, c'est-à-dire du Bélarus ; et tant que le citoyen n'y renonce pas officiellement, l’Etat le traite en premier lieu comme son ressortissant.

Par un arrêt de 2001, la Cour constitutionnelle intègre le jus soli au principe d’acquisition de la citoyenneté, afin de prendre notamment en compte des enfants nés de parents apatrides. La Haute Cour élargit également les conditions de résidence permanente.

Des amendements en 2006 visent à assouplir la loi de 2002 dans un souci de protection des droits des citoyens bélarusses, notamment par la simplification de la procédure d’acquisition de la citoyenneté. Il en est ainsi, par exemple, des enfants dont l’un des parents est étranger : le consentement de ce dernier n’est plus requis pour que l’enfant garde la citoyenneté bélarusse. La procédure d’acquisition de la citoyenneté devient cependant plus qu'une formalité, et est dorénavant considérée comme une prérogative de l'Etat souverain, qui l'accorde selon ses intérêts.

Ce revirement n’a pas pour autant affecté la citoyenneté de l’Union entre le Bélarus et la Russie, telle que définie par la Charte de l’Union de 1997 et le Traité de 1999 sur la création d'Etat d'Union russo-bélarusse. Comparable en quelque sorte à la citoyenneté de l'Union européenne, celle-ci confère aux Bélarusses et aux Russes le droit de s’établir et travailler au Bélarus ou en Russie sans aucune formalité supplémentaire et tout en conservant les documents émis par l’Etat dont ils sont les citoyens primaires. Selon Olga Trimofenko, une étude réalisée sur la période 1997-2007 montre que les migrations bélarusses vers la Russie sont bien plus importantes que les déplacements de Russes vers le Bélarus, et sont presque équivalentes à la moitié des migrations venues de pays hors-CEI vers la Russie. Aujourd’hui, cette union est de plus en plus superposée par l’Union douanière entre le Bélarus, la Russie et le Kazakhstan.

Les relations polono-bélarusses sont aussi mises à l’essai. Les autorités bélarusses ont interdit à leurs citoyens d'origine polonaise de recevoir la carte d’ethnicité polonaise (Karta Polaka), créée en 2007 qui offre aux Polonais citoyens de pays post-soviétiques un accès facilité au territoire et marché du travail polonais. Dans le même temps, les autorités bélarusses ont non seulement créé une carte similaire pour leur propre diaspora en 2009, mais ont procédé à une discrimination des Polonais en considérant qu’ils collaborent avec l’Occident. Face à de telles difficultés, la Pologne réitère régulièrement son soutien à « ses compatriotes », et réfléchit quant aux possibles moyens à mettre en œuvre.

Il apparaît que ces hésitations dans la représentation dictée par le haut de l’identité bélarusse, non seulement ont des conséquences sur la définition et les évolutions de la citoyenneté. Elles reflètent aussi des discordances dans l’identification de soi de la population. Des critères comme la démographie, l’émigration (notamment dans l’assouplissement de l’interdiction du cumul de citoyennetés) et les relations internationales ont également joué un rôle important dans la rédaction et la modification des lois relatives à la citoyenneté, ainsi qu’à la définition d'une vision officielle de l’identité citoyenne bélarusse. Tout en maintenant le rapprochement avec les frères slaves orientaux et l’opposition à l’Occident européen, Loukachenka a fourni aux Bélarusses une spécificité ; à travers une réappropriation personnalisée de l’histoire et un retour à une identification par contraste, cette fois par rapport aux Russes.

Notes : 
[1] Trois facteurs en particulier expliquent ce phénomène: la pétition des 28 intellectuels (demandant à Mikhaïl Gorbachev de préserver la langue biélorusse), la découverte des massacres de Kurapaty (perpétrés entre 1937 et 1941 dans une forêt avoisinante de Minsk) et le désastre nucléaire de Tchernobyl.
[2] Cité dans : Philippe Marchesin, La Biélorussie, Karthala, 2006, France, p. 94.
[3] Ces symboles étaient notamment: le blason traditionnel, la Pahonie (représentation d’un chevalier, monté sur un cheval cabré, tenant à la main un sabre et un écu frappé d’une croix d’Anjou en or), et le drapeau blanc, rouge, blanc. Ils évoquaient la principauté de Polatsk, le Grand Duché de Lituanie et la République populaire bélarusse (1918/1919).
[4] Cité dans : Alexandra Goujon dans Alexandra Goujon, Jean-Charles Lallemand & Virginie Symaniec (dir.), Chroniques sur la Biélorussie contemporaine, L’Harmattan, 2001, France, p. 53.
[5] Cité dans : Géraud de La Pradelle & Vaclav Mikulka dans Emmanuel Décaux & Alain Pellet (dir.), Nationalité, minorités et succession d’Etats en Europe de l’Est, Montchrestien, 1996, France, p. 32.
[6] Cité dans : Iryna Ulasiuk, «Report on Bélarus», avril 2011, p. 3-4.
[7] Cité dans : Géraud de La Pradelle, ibid. cit., p. 27.
[8] Cité dans : Sanford repris par Alexandra Goujon, Révolution politiques et identitaires en Ukraine et en Biélorussie (1988-2008) , Belin, 2009, France, p. 129.

Sources complémentaires : 
http://eudo-citizenship.eu/docs/CountryReports/Belarus.pdf
Belarus parliament amends citizenship law, http://bhtimes.blogspot.com/2006/06/president-visits-mtz-by-backs-off.html (description des modifications opérées par l’amendement de 2006)

* Horia-Victor LEFTER est journaliste et expert indépendant, spécialiste de l’Europe centrale et orientale

Vignette : Boulevard de l'indépendance, Minsk (© H.-V. Lefter, février 2011).

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