Bulgarie: La place des enfants roms dans un système éducatif en mutation

Dans un système éducatif bulgare qui, globalement, pâtit d’un manque d’attention de la part des autorités et fait les frais de la crise économique, les enfants roms restent très largement discriminés. Contre toute attente, une vaste réforme de l’éducation est aujourd’hui entreprise, plaçant les Roms au rang de ses cibles prioritaires. Est-elle susceptible de changer la donne ?


enfants rom jouant dans une cour d'école. La photo est prise derrière le grillage qui constitue l'enceinte de l'écoleL’éducation en Bulgarie souffre depuis un peu plus d’une vingtaine d’années d’un abandon financier et stratégique de la part de l’État. La crise économique de 2009 et l’austérité budgétaire qui en résulte relèguent désormais les dépenses nationales d’éducation à 3,4 % du PIB (2012). Cette absence chronique de moyens nuit à une scolarisation satisfaisante des enfants, envenime les rapports qu’entretiennent les enseignants avec leur hiérarchie et relègue au second plan la question de l’intégration des enfants issus des minorités ethniques (turque, pomak et rom). La situation des enfants roms apparaît comme la plus sensible, tant du fait des spécificités de cette catégorie (connaissances parcellaires du bulgare, scolarisation tardive et irrégulière, abandons fréquents) que des réponses inadaptées du système éducatif bulgare (existence d’écoles pour Roms, affectation dans des établissements « spéciaux », id est pour enfants ayant des déficiences mentales).

Régulièrement pointée du doigt par divers acteurs internationaux spécialisés dans la surveillance des droits de l’homme et de l’enfant, la Bulgarie a entrepris, sous l’impulsion de l’UE, une vaste réforme générale de son système éducatif. Mais cette prise en mains est-elle susceptible de changer quelque chose pour les enfants roms ?

« Chaque citoyen a droit à l’enseignement »

L’enfant occupe traditionnellement une place centrale en Bulgarie. Quel que soit le régime en place, l’éducation a toujours été présentée comme une priorité. Durant la période socialiste, elle a même été considérée comme un outil politique privilégié de la construction de l’« homme socialiste ». L’éducation était alors publique, gratuite et obligatoire pour tous les enfants. La nouvelle Constitution bulgare de 1991 n’a pas rompu avec ces principes, puisque non seulement « chaque citoyen a droit à l’enseignement » (article 53, § 1), mais « l’enseignement scolaire est obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans » (§ 2) et « l’enseignement primaire et secondaire dans les écoles publiques et communales est gratuit » (§ 3). Une Loi publique d’éducation (LPE) a repris ces principes de base en 1991, et les 21 amendements apportés jusqu’à nos jours n’en ont pas altéré l’esprit.

La constance de la politique éducative bulgare dénote en outre d’une volonté assumée d’intégration des enfants issus des minorités mais on peut se demander si ce projet séculaire n’est pas voué aujourd’hui à l’échec, en particulier dans le cas des enfants roms. Comment intégrer une population dont le mode de vie et la faible appétence à partager les valeurs des pays hôtes témoignent d’une évidente volonté de fuir précisément toute intégration, semblent se demander certains en Bulgarie ?

Schéma du système éducatif en Bulgarie (2013)

Source: ma voie proEurope (consultation 01/06/13)

La « Tsiganska mahala »

Poser le problème en ces termes révèle en fait une véritable méconnaissance de la spécificité de la situation des Roms de Bulgarie. Dès le début du 20ème siècle, une loi de sédentarisation leur interdit le nomadisme. Avec les réformes agraires des années 1920, une grande partie des paysans tsiganes reçoit des parcelles de terre. Puis, durant la deuxième moitié du 20ème siècle, plusieurs tentatives d’assimilation ont lieu, au cours desquelles les Roms (mais aussi les Turcs et les Pomak) sont « invités » à abandonner leur nom au profit de noms bulgares.

Les Roms de Bulgarie sont donc en majorité sédentaires. Ils sont présents dans toutes les régions et grandes villes du pays : Sofia, Bourgas, Plovdiv, Stara Zagora, Sliven, Yambol, Varna, Blagoevgrad, Lom[2]. La très grande majorité d’entre eux vit en périphérie des grandes villes, dans des espaces souvent insalubres appelés « mahala »[3] ou encore « ghetto ». Chaque mahala possède sa propre école, gérée par les autorités, héritée de la période socialiste et réservée exclusivement aux enfants roms.

Aujourd’hui, la communauté rom de Bulgarie est officiellement estimée à 4,9 % de la population (soit 325 343 personnes, d’après le recensement de 2011) mais ces chiffres minorent leur nombre réel (beaucoup d’entre eux se définissent comme Turcs en raison de leur langue)[4].

On distingue trois grands groupes au sein de cette communauté[1] : les Roms dits « traditionnels », qui continuent de parler le romani (ou le turc) et ont conservé leurs coutumes (80 % des Roms de Bulgarie), les Roms « non-traditionnels » qui ont perdu la langue romani, sont soucieux de s’intégrer dans la culture bulgare et pour lesquels l’éducation scolaire des enfants a une place très importante (14 %) et, enfin, les Roms « marginaux » qui sont les plus pauvres, les exclus de la société et aussi les plus mobiles géographiquement (5 à 6 %). Pour chacun de ces groupes, l’accès à l’école se pose en termes différents.

Les difficultés scolaires des enfants roms

La difficile scolarisation de ces enfants tient à la fois aux spécificités de la communauté rom de Bulgarie et aux réponses inadaptées des autorités bulgares.

Pétris d’oralité, les Roms parlent une ou plusieurs langues (romani, turc, vallach, grec…) dont ils ne connaissent pas ou peu la forme écrite. À cela s’ajoutent les difficultés de transcription de la langue romani puisqu’en Bulgarie coexistent le romani écrit en caractères latins et celui écrit en cyrillique. Bien que la LPE de 1991 (art. 8, § 1.2) prévoie que les personnes issues des minorités ethniques ont le droit d’étudier leur langue (outre le bulgare), en fait la langue romani n’est pas enseignée officiellement, ni dans les écoles, ni dans les universités, à quelques exceptions près[5].
La perception de l’école par les Roms peut expliquer en partie le faible taux de scolarisation de leurs enfants. L’éducation scolaire n’a pas de valeur pour les familles roms traditionnelles et pour les Roms marginaux qui préfèrent que leurs enfants commencent à travailler très jeunes pour aider la famille. Le simple fait que leurs enfants sachent lire et écrire leur paraît suffisant. Au quotidien, cela se traduit par une fréquentation scolaire irrégulière, voire inexistante. Selon les statistiques du ministère bulgare de l’Éducation, environ 60 000 enfants roms ne seraient pas scolarisés. D’après les ONG, ils serait 120 000. Autre conséquence: l’abandon scolaire est très élevé parmi les enfants roms. Même s’il n’existe pas de statistiques officielles, sur les 40 000 enfants qui abandonnent le système scolaire chaque année, 15 000 à 33 000 seraient des Roms[6]. Ils quittent l’école au moment des changements de cycle (passages en 5e et 9e années), souvent à l’âge de 13-14 ans (ce qui est particulièrement vrai pour les filles, qui se marient fréquemment à ces âges). Enfin, il arrive que des familles émigrent pour les travaux saisonniers et emmènent leurs enfants avec eux.

Les réponses proposées par le système scolaire sont largement inadaptées et témoignent d’un faible intérêt pour les enfants roms. Ce qui amène à s’interroger sur les motivations réelles des autorités bulgares à lutter contre les discrimination, la ségrégation et l’exclusion.
Lorsqu’ils ne sont pas intégrés dans des établissements spécialisés pour enfants ayant des déficiences mentales, les jeunes Roms sont scolarisés soit dans l’école de leur mahala, soit dans des classes séparées. Ils reçoivent un enseignement en bulgare, alors que beaucoup d’entre eux en ont une faible connaissance. Il n’existe pas de programmes bilingues et les enseignants ne sont ni formés (aucune connaissance de l’histoire, de la culture, de la langue), ni particulièrement intéressés par le travail avec les enfants roms, ce qui porte préjudice à la qualité de l’enseignement. Toutes ces difficultés se cumulent pour conduire à un résultat édifiant : 8 % des Roms seraient analphabètes, 37 % auraient un niveau de 4e classe (école primaire) et moins de 1 % serait allé à l’Université[7].

L’influence des acteurs européens et internationaux

En 2010, la Bulgarie a lancé un ambitieux Programme national de réforme (PNR) de son système éducatif, centré sur la lutte contre l’abandon scolaire en école primaire (l’objectif est de passer sous la barre des 10 % d’ici à 2020) et sur la poursuite le plus longtemps possible des études (au moins 40 % des 30-34 ans diplômés de l’enseignement supérieur en 2020). Les priorités du PNR s’inscrivent clairement dans les recommandations définies par la Stratégie Europe 2020 de l’Union européenne et permettent à la Bulgarie de recevoir un soutien financier européen, dans le cadre du Fonds social européen (FSE).

Les enfants roms constituent une cible prioritaire de la réforme, avec des réalisations concrètes très prometteuses depuis 2010 : intégration de 5 à 6 enfants roms dans des classes d’enfants bulgares (2 000 enfants roms et 165 écoles impliqués en 2013), renforcement de l’apprentissage de la langue bulgare (organisation de classes préparatoires pour les enfants qui ne sont jamais allés en maternelle et ajout de 4 heures hebdomadaires en école primaire), formation des professeurs travaillant avec les enfants issus des minorités ethniques (450 enseignants concernés en 2013), détection et suivi des enfants à haut risque d’abandon scolaire, mise en place d’activités extrascolaires, mise en place d’équipes de soutien composées de psychologues, d’orthophonistes et de « professeurs-ressources » dans 64 maternelles (prévue pour 2014), école maternelle obligatoire dès 4 ans (prévue pour 2016-2017)…

À ces évolutions institutionnelles s’ajoutent les initiatives des nombreuses ONG et fondations qui opèrent en Bulgarie depuis les années 1990 : diffusion de livres contenant des textes sur l’histoire, la culture, la langue romani ainsi que des instructions pour les enseignants, paiement des frais de l’école primaire pour les familles roms les plus pauvres, distribution de petits déjeuners dans les classes préparatoires pré-maternelles, réunions de sensibilisation des parents sur l’importance des études, etc.

L’enfant rom et l’identité bulgare

Ainsi, et même si d’énormes progrès restent encore à accomplir, des résultats satisfaisants sont déjà enregistrés, tant en termes de fréquentation de l’école primaire et du collège par les enfants roms qu’en termes de niveau atteint.

Toutefois, pour faire de ces enfants d’authentiques citoyens bulgares et non d’éternels immigrés sur leur propre sol, cela tout en respectant leur identité et sans tenter de les assimiler, la grande réforme impulsée par les autorités bulgares ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la notion même d’identité. En effet, enfermer les Roms « dans une figuration contrainte de la marginalité ou de l’errance, incapable de rendre compte des constructions changeantes de leurs identifications et de leurs modes d’insertion économique et sociale »[8], c’est ne pas voir que l’identité est un processus qui se construit, se déconstruit et se reconstruit au fil des contextes.

Notes :
[1] Typologie proposée par Unisat Études Tsiganes, État des lieux-Diagnostic sur l’éducation des Roms en Bulgarie, Programme collectif Rom, novembre 2005. D’autres typologies existent, utilisant des critères variés : langue, métier, religion, degré d’intégration dans la population majoritaire.
[2] D’après Open Society Institute, The Roma Education Resource Book, Institute for Educational Policy, Budapest, 2001.
[3] Quartier, terme emprunté à la langue turque.
[4] Les Roms de Bulgarie sont estimés à près de 700 000, soit plus de 10 % de la population. Voir Lise Buono Ialamov, Apprentissage des langues étrangères par les enfants roms des Balkans : le cas de la Bulgarie, Mémoire de Master 2, Université Stendhal, Grenoble 3, p. 17.
[5] Seules les universités de Sofia et de Veliko Tarnovo enseignent la langue romani depuis 2003.
[6] Tilkidžiev N. et al., Otpadaštite Romi. Izsledovatelski trud, Open Society, Sofia, 2009.
[7] Unisat Études Tsiganes, op. cit., p.6.
[8] Nadège Ragaru, « Bulgarie. Être rom ou les dangers d’une lecture figée de l’identité », Grande Europe, novembre 2010.

* Assen SLIM est Enseignant-chercheur à l’INALCO et à l’ESSCA.
Blog : http://assenslim.unblog.fr/

Vignette : À Rakitovo, dans une école pour enfants roms. © Mariama Diallo.

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