Jusqu’à aujourd’hui, la recherche portant sur les « enfants des rues » s’est concentrée sur le succès ou l’échec des démarches, des programmes et des stratégies élaborés et mis en pratique à leur égard par les organisations gouvernementales et non-gouvernementales. Elle aborde ce phénomène social, le plus souvent, sous l’angle des inégalités sociales, du trafic d’êtres humains ou des privations économiques. Sont également traitées les causes éventuelles de son apparition, mais aussi les conséquences que peut avoir une vie dans la rue sur le développement de l’enfant et sur la société en général.
Toutes ces recherches sont importantes. Elles négligent cependant de prendre en compte les facteurs essentiels, c’est-à-dire les enfants des rues eux-mêmes, en tant qu’acteurs, dans leur construction sociale et identitaire, les dynamiques de l’organisation sociale de leurs vies dans cet espace qu’est la rue, ou encore la complexité de leurs modes de vie, la diversité de leurs profils et de leurs identités.
Cet article tente ainsi d’analyser de manière critique le cadre conceptuel des « enfants des rues », tel qu’on le retrouve dans les programmes d’intervention des organisations gouvernementales en matière, notamment, d’éducation inclusive. Il aborde la question de l’enfance en tant que processus socialement construit et qui dépend par conséquent des contextes culturel, politique et historique. Dans cette perspective, c’est l’espace social qui détermine la façon dont l’enfance est vécue. Il est donc nécessaire d’envisager les enfants des rues non pas come une catégorie sociale homogène et clairement définie, mais plutôt comme une entité aux profils multiples ayant des modes de vie complexes. S’inspirant des résultats d’un projet régional de recherches portant sur les enfants des rues dans les Balkans occidentaux[1], l’article met en avant la nécessité de re-conceptualiser les enfants des rues comme des agents ou des acteurs sociaux, dotés de leurs propres droits et libertés.
« Enfants des rues », une notion brouillée
La première initiative internationale concernant les droits de l’enfant a été la Déclaration des droits de l’enfant des Nations unies, adoptée en 1959. En novembre 1989, l’assemblée générale des Nations unies a, à son tour, approuvé la Convention des droits de l’enfant qui précise à la fois la notion d’enfant, ses droits et privilèges tout comme le rôle des familles et des gouvernements[2]. Compte tenu du fait que l’enfance se construit socialement[3] et que la notion d’enfance varie selon les cultures, les contextes locaux et dans le temps[4], la question des relations de pouvoir marque fortement le débat sur les meilleurs intérêts de l’enfant. La Convention met celui-ci au centre des démarches politistes, obligeant ainsi les autorités à prendre en considération les conséquences des mesures adoptées sur les enfants. Elle impliquerait donc, a priori, la consultation de ces derniers et leur participation à l’élaboration des politiques.
Le gouvernement albanais a, lui, mis en place une législation, des politiques et des programmes d’intervention qui s’inspirent de la Convention des Nations unies. Mais l’adoption et la ratification de la Convention ne sont pas à confondre avec son application réussie. En dépit de toutes les bonnes intentions, le phénomène des «enfants des rues» perdure au sein de la société albanaise.
Selon la définition des Nations unies, la notion d’« enfants des rues » ne se réfère pas seulement aux enfants sans domicile fixe, mais également à ceux qui travaillent dans la rue, qui abandonnent l’école, voire à ceux qui vivent dans une extrême pauvreté. Cette approche a fait l’objet de critiques pour véhiculer des images négatives et échouer à mettre en relief les liens existant entre les différentes dimensions de cette réalité sociale[5]. L’Unicef propose une autre définition, fréquemment utilisée par les organisations internationales et qui distingue deux catégories d’enfants : ceux qui sont « dans la rue » et ceux qui sont « de la rue ». Les premiers maintiennent des relations avec leurs familles sans être soutenus suffisamment par ces dernières, alors que les seconds vivent sans aide aucune de leur famille et passent nuits et jours dans la rue[6].
La définition de l’Unicef est donc fondée sur le lien qu’entretiennent ces enfants avec leurs familles ainsi que sur l’ampleur de leur vie dans la rue. Mais, elle aussi simplifie pourtant trop le phénomène, car elle oublie de prendre suffisamment en considération à quel point les relations que ces enfants ont avec leurs proches et avec d’autres acteurs sont complexes. Á l’heure actuelle, elle est devenue non seulement une description du phénomène social, mais aussi un discours dominant qui a pour objectif non seulement de prendre conscience de cette réalité sociale que sont les enfants des rues, mais aussi de légitimer les programmes et démarches mis en place à leur égard[7].
Force est de constater que ce discours a un impact considérable sur les enfants des rues, car il construit à son tour une image de ces enfants et de leurs familles qui les fait apparaître comme n’adhérant pas aux valeurs de la société dominante. Cette image renforce leur exclusion et leur marginalisation. S’il est largement admis que les enfants en général, et plus particulièrement les enfants des rues, constituent un groupe hétérogène, alors il faut accepter également que toutes les définitions sont, elles aussi, brouillées[8].
Les enfants des rues comme acteurs sociaux et la politique d’éducation inclusive en Albanie
La façon dont les enfants des rues sont conceptualisés a évidemment des conséquences sur le type de politique et de programme d’intervention mis en œuvre en Albanie. De plus, le cadre politique plus large –à savoir les stratégies nationales– mis en place pour les groupes marginalisés, le système juridique pour les mineurs et le système social –comprenant notamment les politiques de l’éducation, du logement et de la santé– pèsent également sur les plans d’action relatifs aux enfants des rues. La législation nationale est alignée sur le cadre légal international des droits de l’homme. Les programmes d’intervention concrets, eux, sont avant tout des initiatives d’ONG, travaillant en coopération avec des acteurs locaux. Dans ce contexte, un projet de recherche[9] récemment mené par l’auteur démontre que le discours sur les enfants des rues dans la sphère publique (re)produit et renforce des situations déjà existantes en matière de privation sociale, de marginalisation et de la discrimination de ces enfants et de leurs familles.
Les résultats confirment également le fait que les « enfants des rues » ne constituent pas une population homogène, ce qui rend difficile l’utilisation de cette expression dans le domaine de la recherche, de la politique et en matière d’intervention concrète. On constate que la terminologie est en train d’évoluer dans une direction qui reconnaîtrait à moyen terme ces enfants en tant qu’acteurs sociaux dont les vies ne se résument pas seulement à la rue. À ce titre, la résolution 16/12 du Conseil des droits de l’homme des Nations unies fait référence à « des enfants qui travaillent et/ou habitent dans la rue ». Le comité des droits de l’enfant, qui contrôle l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant des Nations unies, a adopté la définition d’« enfants dans des situations de rue ». Malgré ces distinctions, les recherches montrent que les efforts pour affiner le concept d’enfants des rues restent limités et son utilisation en politique confuse. Les chercheurs concluent que ces enfants sont considérés soit comme mis en danger par leur présence dans la rue et victimes des épreuves socio-économiques qu’ils subissent, soit comme menace possible à l’encontre du reste de la société, sous-entendant que la rue criminalise les enfants.
Dès lors, les recherches font ressortir deux approches politiques principales. D’une part, une démarche correctionnelle qui, concevant les enfants des rues comme étant différents de la majorité des enfants et constituant une menaces à l’ordre public, s’oriente vers une politique de répression. On en trouve l’illustration dans les programmes d’intervention qui poursuivent l’objectif de « normaliser » les enfants, comme c’est le cas de la Stratégie nationale pour améliorer les conditions de vie de la communauté rom en Albanie.
Il existe d’autre part des approches à effet protecteur et de réinsertion, qui se concentrent sur les besoins des enfants. C’est ce qu’envisage la Stratégie nationale pour les enfants. Dans ce contexte, les récents programmes d’intervention des ONG s’inspirent de la conceptualisation des enfants en tant qu’acteurs sociaux et cherchent à les inclure dans la recherche et dans l’élaboration de leurs projets. Dans ce cadre, les processus de socialisation et l’auto-perception des enfants des rues sont particulièrement pertinents. À titre d’exemple, les recherches effectuées montrent que, en dépit des connotations négatives de l’expression « enfants des rues », elle est utilisés par ces derniers eux-mêmes, avec fierté[10]. Ces enfants sont fiers d’eux-mêmes, en effet, dans la mesure où ils aident leurs familles en travaillant. Une analyse de leurs profils fait ressortir qu’il s’agit avant tout de garçons et jeunes hommes, même si des filles sont également représentées. Ils disent craindre les autorités, avoir peur d’être arrêtés ou de tomber malade. Mais ils gardent aussi une image positive d’eux-mêmes et sont capables de communiquer leurs projets d’avenir. Ils affirment vouloir aller à l’école, même si le taux de ceux qui l’abandonnent est très élevé. N’ayant pas acquis (ou peu) de connaissances et de savoir-faire par le biais d’une éducation ordinaire, ils ont en revanche des aptitudes au calcul remarquables et possèdent des compétences en communication et en négociation acquises par un enseignement non-formel et dans leurs luttes quotidiennes dans la rue.
Il est donc nécessaire de lier l’élaboration des politiques aux recherches qui sont effectuées sur les processus de socialisation, de construction identitaire et sur la ténacité et l’endurance des enfants des rues. Cette démarche présuppose de déconstruire les limites du discours habituels sur ces enfants et demande d’interroger de manière critique la notion qui s’y applique, ainsi que de conceptualiser les enfants des rues en prenant pour base la définition de leurs droits.
Notes :
[1] Street Children in Albania, Bosnia Herzegovina, Kosovo and Macedonia, Projet de recherche soutenu par le programme régional de promotion de la recherche, juillet 2012-juillet 2013 (en cours de publication).
[2] Organisation des Nations unies, Convention on the Rights of the Child, ONU, New York, 1989.
[3] S. L. De Moura, «The Social Construction of Street Children: Configuration and Implications», British Journal of Social Work, Vol.32, 2002, pp.353-367.
[4] J. Ennew, «Difficult circumstances: some reflections on street children in Africa», Children Youth and Environment, Vol.13, n°1, 2003, pp.1-21.
[5] E. Volpi, «Street Children: Promising Practices and Approaches». Banque mondiale, Washington, 2002.
[6] De Moura, op.cit.
[7] Ennew, op.cit.
[8] Ibid.
[9] L’auteur a effectué un projet de recherche qualitative portant sur les programmes d’intervention élaborés par les organisations gouvernementales et non-gouvernementales ayant pour objectif d’inclure les enfants des rues dans le système éducatif. Cette recherche a été soutenue par le Fellowship Programme of the Open Society Foundation for Albania et est en cours de publication.
[10] Op. cit. note 1.
* Doctorante à la London School of Economics and Political Science (Royaume-Uni) et à l’Université européenne de Tirana (Albanie).
Traduit de l’anglais par : Daniela Heimerl
Vignette : © Linda Ziberi et Diturije Ismaijli (2013).
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #64 : «La place de l’enfant dans les sociétés centre et est-européennes»
Après avoir expérimenté le communisme qui a réservé des fonctions spécifiques aux enfants, quelle place les sociétés centre et est-européennes leur accordent-elles aujourd’hui ? Comment nourrir leur imaginaire, quels droits leur…