Zone marécageuse laissée à l’abandon à l’époque soviétique, la bande de terre située à la frontière de l’Abkhazie sécessionniste, dans la région de Mingrélie en Géorgie, aurait pu être condamnée à demeurer un no man’s land en attente du règlement du conflit. Loin de là avec son projet de ville nouvelle, Lazika, le président Saakachvili a décidé d’en faire le cœur de la Géorgie urbaine, écho maritime à la bouillonnante capitale Tbilissi.
La liste des chantiers d’urbanisme lancés par l’administration Saakachvili est longue. Si l’un d’entre eux témoigne d’une audace sans commune mesure, c’est bien celui de Lazika. Annoncée en décembre 2011, la ville futuriste sortie des marais de Mingrélie ambitionne d’être d’ici 10 ans la deuxième du pays avec pas moins de 500 000 âmes. Sa particularité : sa situation attenante à la ligne de démarcation de l’Abkhazie, république indépendantiste depuis 1992 soutenue par la Russie voisine. Rêve de Saakachvili, Lazika pourrait ne rester qu’un projet fou, le nouveau gouvernement issu des élections législatives d’octobre 2012 (marquant la victoire de la coalition « Rêve géorgien ») n’entendant pas le prolonger. Entre nécessité d’urbanisation et rivalités géoéconomiques avec l’Abkhazie, ce projet en dit long sur les différentes perceptions du territoire des leaders géorgiens depuis la chute de l’URSS.
Fenêtre sur l’Abkhazie
Les premières pierres de Lazika ont été posées courant 2012 dans la région de Mingrélie Haute-Svanétie, au bord de la mer Noire. À une vingtaine de kilomètres au sud se trouve le port marchand et militaire de Poti. Lazika n’est pas la dernière escale avant l’Abkhazie. Quelques kilomètres plus au nord a été récemment construite la station balnéaire à moitié déserte d’Anaklia, à 500 mètres de la ligne de frontière de facto avec l’Abkhazie et d’une importante base militaire russe[1], visible depuis le toit d’un flamboyant hôtel 5 étoiles. Au sud de Lazika, le petit village de Koulévi héberge depuis 2008 un terminal pétrolier d’hydrocarbures en provenance de la Caspienne, créé par la State Oil Company of the Azerbaijan Republic (SOCAR).
L’ambition de Lazika est de revitaliser l’économie de la région, principalement agricole. En dépit des projets massifs d’aménagement des villes, un Géorgien sur deux vit toujours des revenus de l’agriculture. Le basculement de la Géorgie vers une société post-industrielle passe inévitablement par l’attraction de ses populations rurales. Par ailleurs, la création d’une zone économique spéciale à Lazika, nécessitant un amendement à la Constitution géorgienne, rend plus attractif le projet pour les investisseurs étrangers. « Cette ville nous donnera la possibilité d’oublier toute pauvreté. Nous avons déjà démarré des pourparlers avec des investisseurs d’Asie et d’Europe et j’invite tous les Géorgiens et en particulier ceux qui vivent aux confins du pays à prêter attention à ce projet »[2] a déclaré le président géorgien. La notion d’appropriation du territoire est bien présente dans ses propos. L’idée est de créer une conurbation reliant les villes de Poti et de Zougdidi (à l'intérieur des terres) et incluant Lazika.
Une frange de la population pourrait être ciblée par ces politiques d’appropriation de cet environnement hostile. Les réfugiés de la guerre d’Abkhazie de 1992-1993 vivent encore dans des conditions précaires, avec un niveau de vie inférieur à la moyenne du pays. Une grande partie d’entre eux provient du district de Gali, séparé de Zougdidi par la ligne de démarcation abkhaze. Après 1993, une partie de ces populations déplacées a continué de vivre de part et d’autre de la frontière, en fonction du travail saisonnier disponible en Abkhazie[3]. Renforcer les dynamiques de développement aux frontières est donc un moyen de leur permettre de s’ancrer définitivement du côté géorgien.
La question du financement a laissé certains observateurs sceptiques. Les autorités géorgiennes ont prévu d’investir 200 millions de laris (90 millions d’euros) dans le projet durant les quatre premières années, le reste devant être apporté par des investisseurs privés. Pour «mettre la ville sur pieds», les investissements globaux s’élèveraient à plus d’1 milliard de laris (472 millions d’euros). En mai 2012, les travaux de terrassement et d’assèchement des sols avaient déjà commencé. En septembre 2012, le premier bâtiment à voir le jour dans la ville déserte est un palais de la Justice, clin d’œil aux politiques de transparence et de justice menées par le président Saakachvili qui s’inscrit dans la lignée des palais de la Justice ultra modernes bâtis dans plusieurs villes du pays.
Lazika, legs à la Géorgie
Projet grandiose porté par le gouvernement, Lazika a été soutenu à grands coups de «Public Relations». D’après une enquête d’opinion publiée par le think tank américain National Democratic Institute, 84 % des personnes sondées en Géorgie étaient au courant du projet en février 2012. Les supports de communication ont été plus variés que jamais. Ainsi, Lazika est également le nom choisi en février 2012 pour le nouveau véhicule de transport terrestre de l’armée géorgienne. La famille Saakachvili a même tourné dans un clip[4] où le jeune fils Nikoloz chante les louanges du projet sur des airs traditionnels géorgiens, soutenu par la première dame de Géorgie, Sandra Roelofs. Aussi, l’idée même de baptiser cette ville au nom poétique de « Lazika » renvoie à l’histoire antique du pays, du temps du Royaume des Lazes[5].
De nombreuses voix craignant de voir menacé l’écosystème marécageux si particulier de cette région se sont élevées contre ce projet, notamment du côté des écologistes. Dans une interview à la revue d’actualité russe Vzgliad, le leader des verts Guiorgi Gatchetchiladzé a déclaré « Lazika est une utopie. Mais le pouvoir maitrise les secrets de l’influence sur les gens. La population a besoin de projets grandioses qui frappent les esprits pour qu’elle comprenne bien que Saakashvili et son équipe sont si puissants que remuer ciel et terre ne leur coûte rien »[6].
Lazika, facteur d’accroissement des tensions géopolitiques régionales ?
Construire une vitrine de la nouvelle Géorgie aux portes de l’Abkhazie n’est pas dénué de force provocatrice. La présence militaire russe dans la région indépendantiste d’Abkhazie, reconnue à l’heure actuelle par seulement quelques États partenaires de la Russie (dont la Syrie et l’Iran), pourrait être un frein aux investisseurs étrangers dans un contexte d’investissement global frileux.
En développant ses confins territoriaux, la Géorgie réaffirme sa volonté de devenir une puissance régionale, et ce, au-delà de son appartenance à l’espace post-soviétique. Elle veut être au cœur des dynamiques de développement de la mer Noire. Elle multiplie ses interlocuteurs qu’ils soient turcs, iraniens ou azerbaïdjanais. Avec un nouveau port sur la mer Noire à une centaine de kilomètres de Sotchi la russe et plus proche encore du port de Soukhoumi en Abkhazie, la Géorgie défie l’ex-puissance tutélaire. Elle fait ainsi contrepoids à l’union économique et douanière de la Russie avec le Bélarus et le Kazakhstan, ainsi qu’à la dépendance de l’Ukraine à l’égard de l’économie russe et de son gaz. Le fait que la Géorgie veuille ériger des tours financées par des investisseurs américains voire chinois[7] aux portes de l’Abkhazie apparaît même comme une provocation.
D’un point de vue urbanistique et touristique, l’émergence de la zone Lazika-Anaklia permet de proposer aux visiteurs un « package touristique » avec station balnéaire à proximité de la station de ski de Mestia en Svanétie. Ce projet entre en concurrence avec celui de Sotchi, station balnéaire, et de Krasnaïa Poliana, station de ski, à quelques kilomètres l’une de l’autre côté russe. Sans parler des investissements en milliards de dollars pour le développement du secteur touristique dans le Caucase du Nord en Russie, financé par des investisseurs étrangers.
Les tensions géopolitiques régionales sont renforcées par la perspective imminente des Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi 2014. La question de la participation aux Jeux et plus globalement du soutien russe à l’Abkhazie témoigne de la sensibilité du sujet de la rivalité géorgienne avec le Caucase russe dans l’échiquier régional.
Abandon du projet ?
Trois jours après l’annonce de la victoire de la coalition «Rêve Géorgien», le futur Premier ministre Bidzina Ivanichvili a annoncé que le projet démesuré de Lazika allait être abandonné. Un mois plus tard, le ministre des Infrastructures Davit Narmania a déclaré qu’il n’était pas prévu de « construire Lazika comme une ville, néanmoins, en tant que port, [le projet] est incontestablement intéressant »[8]. Selon le politologue géorgien Guela Vassadzé[9], en termes d'urbanisation, la priorité va aux projets qui dépassent les clivages politiques: « Il faut voir le projet de Lazika non comme un brillant travail de Relations Publiques de Mikheïl Saakachvili, mais comme un réel besoin économique pour le pays. Que ce soit aujourd’hui ou demain, sous ce gouvernement ou un autre, je suis convaincu que le projet verra le jour. La ville sera peut-être simplement une zone économique spéciale (élément fondamental) entre Poti, Koulévi et Anaklia ».
Le rejet initial du projet de Saakachvili peut être motivé par plusieurs raisons. Il peut relever d’un pragmatisme économique et d’une volonté de privilégier les chantiers les plus engagés. Est-il motivé par le seul désir de discréditer les actions du gouvernement précédent, attitude récurrente en cas de changement de majorité ? Concernant les choix géostratégiques de la nouvelle équipe au pouvoir, il est difficile à l’heure actuelle de tirer des conclusions sur la politique étrangère de Bidzina Ivanichvili tant celle-ci est en devenir. Proche des intérêts russes, le nouveau premier Ministre n’est pour autant pas une marionnette du Kremlin, et a d’ailleurs confirmé l’orientation euro-atlantiste de sa politique étrangère. Le rétablissement d’un dialogue avec la Russie est également une priorité. Ainsi, ce rejet peut exprimer une volonté de calmer les tensions avec les autorités de Soukhoumi afin de rétablir un dialogue géorgien-abkhaze. Et laisser, en parallèle, émerger un nouveau projet d’aménagement des rives de la mer Noire, vraisemblablement moins ambitieux.
Notes bibliographiques
[1] Ville ayant fait l’objet d’importants investissements touristiques avec la création d’un des plus longs ponts piétons d’Europe (540 mètres).
[2] Site institutionnel du président de Géorgie (president.gov.ge), 4 décembre 2011.
[3] Thomas Balivet, Géopolitique de la Géorgie, L’Harmattan, 2005, page 74.
[4] vidéo retirée de youtube : www.youtube.com/watch?v=DfBMJVN-C-s
[5] Lazika est le nom greco-persan du royaume d’Egrissie, à cheval entre la Colchide et l’Abkhazie, au début de notre ère.
[6] « Lazika, une vraie catastrophe », Vzgliad, 25 avril 2012.
[7] A noter l’existence d’un clip promouvant le Lazika en anglais, sous-titré en chinois –ce qui peut indiquer la présence de potentiels investisseurs chinois. www.youtube.com/watch?v=4MNCLWw-nh8
[8] Business Grouzia (bizzone.info), 5 novembre 2011.
[9] Entretien avec le politologue géorgien Guela Vassadzé, octobre 2012.
* Consultante russophone en Intelligence économique
Vignette : Bâtiment appartenant au ministère de l’Intérieur géorgien - Anaklia
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