Nombreux sont les pays qui, dans les années 1990, ont vu leur secteur électrique s’ouvrir aux marchés. Mais la réforme du secteur de l’électricité s’inscrit en Russie dans un contexte national particulier, celui d’un secteur qui connaît, depuis la chute de l’URSS, d’importantes difficultés: vétusté des infrastructures, besoin en investissements pour les maintenir ou encore multiplication des crises énergétiques, avec dans certaines régions orientales du pays des crises chroniques se caractérisant par les coupures d’électricité durant des hivers rigoureux, comme en Extrême-Orient russe durant l’hiver 2000-2001. Il faut y ajouter également les pratiques comme le troc et les impayés ou encore les subventions croisées des industriels aux particuliers et les bas tarifs malgré la nette amélioration de ces derniers depuis l’année 2000. Un système à bout de souffle qui a poussé les élites dirigeantes à mettre en œuvre des réformes importantes.
La Russie a une capacité de production électrique de 218 gigawatts, ce qui la place au 4ème rang mondial. Aujourd’hui, la société unique EES (Edinaia energetitcheskaia sistema), créée en 1992, domine le secteur électrique dans le pays, ceci de la production à la distribution, à l’exception de l’énergie nucléaire dont le producteur est Rosenergoatom qui produit 15% de l’électricité (propriété de l’Etat et sous la juridiction du Ministère de l’Energie atomique). L’Etat en est l’actionnaire majoritaire (52,2%). La compagnie mère a sous son autorité une trentaine de centrales fédérales et détient des parts dans 72 filiales, appelées energos; elle est la propriétaire majoritaire de 52 d’entre elles. Elle compte 72,4% des capacités installées de Russie et ses entreprises produisent 70% de l’électricité totale. La société EES détient également la quasi-totalité des lignes de transmission (144.900 km) et est la plus grande compagnie de Russie puisqu’elle emploie au total 631.866 personnes. A cela, elle contrôle approximativement 70% du système de distribution. Malgré ce monopole, il existe toutefois quatre energos indépendantes d’EES.
Une réforme controversée
La réforme, largement menée par Anatoli_ Tchouba_s, à la tête de EES depuis 1998, vise en principe à établir une meilleure gouvernance de la production et de la transmission. Mais elle s’inscrit aussi dans la politique du président russe Vladimir Poutine de renforcement du Centre fédéral sur les régions, qui cherche à établir un meilleur contrôle de la distribution aux régions. De la sorte, en plus d’être un défi national, il s’agit également d’un défi régional[1].
La réforme, qui doit toucher à sa fin en 2012, comprend deux volets. Le premier vise à restructurer EES, et à mettre fin au monopole, pour laisser place à une libéralisation progressive du marché de l’électricité. Le second vise à donner un cadre à cette restructuration et aux règles de marché. L’objectif de la réforme est de permettre l’ouverture à la concurrence progressive de la production (à l’exception du nucléaire et de l’énergie hydraulique), des services de distribution et de vente. Les buts affichés sont ceux de la création de marchés concurrentiels de gros et de détail qui permettront une meilleure efficacité du système électrique en attirant les investissements nécessaires au maintien et à la modernisation du secteur.
Les mesures prises pour la restructuration d’EES envisagent un désengagement de EES des compagnies régionales, pour qu’elle concentre ses investissements sur l’amélioration du réseau de transport. Il y aura désormais séparation des activités de production et de transport. Aussi, l’Etat garde-t-il la propriété du réseau de transmission: la transmission reste alors un monopole naturel. Il est prévu au maximum la création de 26 compagnies de production concurrentes. Ces sociétés auront un statut de producteur indépendant et seront capables de se positionner librement sur le marché du gros. Elles regrouperont les centrales d’EES et les energos. De plus, la réforme prévoie la création de sociétés de distribution dissociées des energos. Ce processus devra prendre plusieurs années pour se réaliser.
De nombreux opposants
Cependant, les opposants à cette réforme sont nombreux. Le panel de la critique est diffus: il s’étend des partisans du statu quo aux partisans d’une réforme, mais différente. Certains, et parmi eux les communistes, craignent la perte des acquis sociaux d’un secteur verticalement intégré. Le secteur avait permis jusque-là le maintien de faibles prix de distribution. Ce choix de préserver les populations d’une transition brutale, a eu cependant comme contrepartie de sacrifier tant la santé économique que financière du secteur de l’énergie électrique. La figure très controversée en Russie d’Anatoli_ Tchouba_s, largement honnie et perçue comme responsable de la privatisation et de l’enrichissement des oligarques, n’a pu qu’accroître la méfiance des uns et des autres à l’égard de son programme de libéralisation du secteur électrique.
Les élites régionales sont en grande partie aussi en faveur du statu quo. Leurs administrations ont, dans de nombreuses régions, largement pris le contrôle des energos grâce aux ententes entre chefs régionaux de l’exécutif et oligarques. De la sorte, elles sont parvenues à dicter leurs prix aux commissions régionales alors chargées des tarifs (REKi). Dans certaines régions du pays, ces élites continuent à utiliser le «bien électricité» comme outil de pression politique à des fins électorales.
D’autres personnes s’opposent à la nature même de la réforme entreprise, qu’ils considèrent nécessaire mais mal adaptée au contexte russe. Ceux-ci jugent cette réforme et ses conséquences néfastes, y voyant un risque d’aggravation de la situation générale. Certains avouent leur peur de voir remplacer un monopole d’Etat par des monopoles régionaux ou des oligopoles, l’Etat étant associé à une multitude de fonctions sociales. A l’opposé, des économistes libéraux et des experts du secteur électrique auraient été, d’après Ksenia Ioudaeva[2], chercheuse du centre Carnegie de Moscou, partisans de la mise en place de compagnies verticalement intégrées concurrentes entre elles et mettant à l’écart l’Etat. En bref, cette dernière critique est liée à la forme de la réforme adoptée par le Gouvernement, où l’Etat garde un rôle majeur malgré la dérégulation du secteur.
Tendances et risques
De fait, cette réforme comporte des risques. Dans le dernier rapport sur la réforme de l’électricité en Russie de l’Agence Internationale de l’Energie[3], les experts préviennent des risques de distorsion de la concurrence et particulièrement des phénomènes de concentration à l’échelle des districts fédéraux. La restructuration proposée verra la présence de 4 à 8 gros producteurs par district fédéral et va entraîner une situation telle que les trois plus grandes compagnies de production de chaque région contrôleront entre 45 et 76% des capacités de production dans chacun des districts fédéraux. Les plus grosses parts de propriété commune seront rassemblées dans le district fédéral de la Volga et du Nord-Ouest, ceci à l’encontre des facteurs de la concurrence et favorisant des abus de pouvoir de marché (en Sibérie également).
En outre, les experts posent la question de l’adéquation du réseau de transmission aux nouveaux modèles d’utilisation du réseau de transmission devant supporter la concurrence et le marché inter-régional. La nécessité d’investir dans ce réseau est d’autant plus aiguë lorsque l’on observe que les capacités de transmission sont inférieures à 5% de la demande maximale dans de nombreux cas inter-régionaux. De plus, l’ensemble des experts soulève une défaillance majeure de la réforme: l’absence d’un régulateur indépendant du nouveau système. Les organes de régulation risquent alors de faire l’objet de fortes pressions et par conséquent d’entraîner la méfiance des investisseurs. A cela s’ajoute la difficulté de la coordination entre les multiples organes, notamment des agences de contrôle, ainsi qu’entre le centre et les régions.
Enfin, il faudra compter avec le risque causé par l’interdépendance des monopoles et donc l’effet d’autre secteur sur celui de l’électricité. On pense par exemple au rôle du gaz naturel. Gazprom sera susceptible d’opérer des pressions. Le gaz étant le combustible dominant pour la production de l’énergie thermique, l’entreprise a les moyens d’exercer une discrimination dans l’accès au gaz en faveur de ses propres stations thermiques.
* Sabrina VIDALENC est doctorante à l’IEP de Paris, rattachée au CERI
Photo tirée de l'agence Ria novosti (rian.ru)
[1] Peter Rutland, « Power Struggle: Reforming the Electricity Industry », in The Dynamics of Russian Politics, Putin’s Reform of Federal-Regional Relations. Volume II, Ed. by Peter Reddaway and Robert W. Orttung, 2005.
[2] « Reforma elektroenergetiki: sozdanie konkurentsii ili ousilenie monopolii?”, in Brifing Moskovskogo Tsentra Karnegi, Tom 5, Vypousk 2, Fevral 2003g., cc. 3-4.
[3] Russian electricity reform. Emerging challenges and opportunities, Agence Internationale de l’Energie/OCDE, 2005