À l’automne 2005, quand la centrale de Cuciurgan (Kutchurgan en russe) a cessé de fournir de l’électricité à certains villages moldaves, Chisinau n’avait que peu de solution de rechange à proposer à ses citoyens. Il ne s’agit pas ici d’un simple problème conjoncturel, mais bien d’une véritable faiblesse structurelle.
La centrale thermique de Cuciurgan, de très loin la plus importante du pays, est située à côté de la ville de Dnestrovsc, près du lac de Cuciurgan, en Transnistrie (ou République du Dniestr). Construite en 1964, elle consomme près de 50% du gaz qui arrive en Transnistrie. La place occupée par la centrale Moldavskaya GRES souligne à la fois la capacité de nuisance de Tiraspol et le besoin pour Chisinau de sortir de cette dépendance.
Le cas de Cuciurgan illustre trois aspects centraux de la question énergétique moldave: la libéralisation du secteur énergétique national, les relations complexes entre Tiraspol et Chisinau, ainsi que la question de la privatisation de Cuciurgan.
La libéralisation du secteur énergétique national
Le secteur énergétique en Moldavie a radicalement changé avec la chute de l’URSS. Des problèmes techniques, économiques et légaux ont surgi, sur fond de dégradation écologique et de vaste crise du secteur, au détriment des consommateurs et des entreprises. Ainsi, les infrastructures vieillissent, ce qui entraîne une gabegie énergétique. A titre d’exemple, les pertes d’énergie lors du transit sont de l’ordre de 14 à 18% en Moldavie, contre 6% en Allemagne.
Durant les premières années de l’indépendance au début des années 1990, la firme nationale Moldenergo était responsable de la production d’électricité et du chauffage. Néanmoins, les organisations internationales ont vivement encouragé la libéralisation du secteur, afin de moderniser l’ensemble de l’équipement qui souffrait de sous-investissement. La réforme de 1997 a donc séparé l’entreprise détenue par l’Etat en seize nouvelles entités: huit spécialisées dans la production d’électricité, trois dans le chauffage et cinq dans la distribution.
Plusieurs entreprises étrangères ont participé à ce processus, à l’exemple de la firme espagnole Unión Fenosa, qui a acheté trois des cinq entreprises de distribution (couvrant 60% de la population du pays), devenant ainsi le plus grand investisseur étranger du pays. La modernisation des infrastructures reste encore un travail de longue haleine, d’autant qu’elle pâtit des conséquences du conflit transnistrien.
Tiraspol et Chisinau, deux espaces économiques différents
Durant la période soviétique, la Transnistrie était la région la plus industrialisée de Moldavie : elle contribuait en 1990 pour 40% du PIB moldave et 90% de son électricité, avec seulement 17% de sa population. En avril 1991, Tiraspol déclare son indépendance vis-à-vis de la République de Moldavie, et les deux rives connaissent une guerre civile qui fait un millier de morts entre l’hiver 1991 et le printemps 1992. Depuis le cessez-le-feu, aucune solution définitive pour sortir de l’impasse politique n’a été trouvée.
Avec l’indépendance de fait de la Transnistrie, ce sont deux espaces économiques différents qui se sont développés. Ainsi, Tiraspol a mis en place des structures et une base législative propres, du système bancaire aux droits de propriété en passant par le régime commercial. Elle a su se développer sur le modèle d’une petite économie ouverte, largement extravertie, et qui repose sur quelques grandes entreprises, essentiellement dans la métallurgie ferreuse et l’industrie légère.
Cette dichotomie entre les deux espaces se retrouve également dans le domaine des régulations du secteur électrique. L’ANRE (Agence nationale pour la régulation de l’énergie) régule l’activité de Moldelectrica à Chisinau, tandis que le secteur est encadré par DnestrEnergo à Tiraspol. Ces différences n’empêchent toutefois pas des relations d’affaires florissantes entre les deux rives du Dniestr, ainsi qu’avec Odessa, Kiev ou Moscou.
Les enjeux de la privatisation de Cuciurgan
Le régime du président Igor Smirnov est marqué par le clientélisme, c’est-à-dire par un système organisé de faveurs injustifiées. On retrouve deux de ses fils à des postes-clés en Transnistrie : l’un dirige l’entreprise Sheriff, deuxième compagnie la plus large dans la République du Dniestr, tandis que l’autre est en charge de l’administration des douanes, poste lucratif en raison des divers trafics. Le neveu de sa femme, Victor Balala, occupait le poste de ministre de la justice (et donc en charge des privatisations) avant sa migration à Moscou. Tiraspol a su trouver des soutiens auprès des nationalistes à la Douma russe (à l’exemple des députés Babourine et Alksnis). Ceux-ci entendent que Moscou conserve une influence déterminante dans l’étranger proche.
En parallèle, un processus de privatisation du secteur énergétique a été lancé à partir de 2002, répondant à plusieurs objectifs. Les autorités locales, par l’intermédiaire d’Elena Chernenko, ministre de l’économie, expliquent qu’il devrait permettre à la centrale de disposer de gaz moins cher pour fonctionner. Il s’agit ainsi de restaurer des équilibres économiques par la vérité des prix, puisque Tiraspol s’est énormément endettée depuis 1991. Jusqu’ici, la tarification de l’électricité dépendait de considérations politiques plutôt qu’économiques. Les acteurs économiques considéraient l’électricité comme un bien social plutôt que comme un produit économique échangeable. Par ailleurs, la privatisation de ces entreprises permet aux élites locales de conserver leur influence: elles y trouvent une nouvelle légitimité ainsi qu’une manière de faire main basse sur la propriété privée.
Ainsi, la centrale de Cuciurgan a d’abord été achetée par la société mixte russo-belge, Saint Gidon Invest (avril 2004). Toutefois, l’opération n’est pas allée jusqu’au bout, en raison de certaines pratiques économiques douteuses. La centrale a ensuite fait l’objet d’un rachat par la firme électrique russe RAO EES (Système électrique unifiée de Russie). Cette entreprise, dirigée par l’ancien vice-premier ministre russe Anatoli Tchoubaïs, est très présente sur les marchés post-soviétiques et souhaite faire de la centrale un exportateur d’électricité à destination des Balkans. Le régime de Tiraspol a une fois de plus montré sa capacité à trouver des relais d’influence auprès des cercles dirigeants du Kremlin, grâce à sa situation géopolitique.
Les relations énergétiques entre Tiraspol et Chisinau montrent la difficile situation dans laquelle se trouve la Moldavie, puisqu’elle est largement dépendante de la Transnistrie dans ce domaine. Bucarest pourrait à terme représenter une alternative, d’autant que ces deux pays partagent la même langue, mais l’électricité roumaine coûte plus cher. Il est dommage par ailleurs que les potentialités d’investissement contenues dans le Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud-Est (lancé en 1999 et dont le pays fait partie depuis 2001) n’ont pas été exploitées jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, la Moldavie aurait tout intérêt à conjuguer développement durable et production électrique nationale afin de relancer son économie et d’accroître sa marge de manœuvre vis-à-vis de Tiraspol.
* Florent PARMENTIER est doctorant à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Auteur de La Moldavie à la croisée des chemins (2003)
Photo : Transnistrie - © Yann BRAND