De l’espoir et de la douleur, entretien avec Enki Bilal (1)

Voici la première des deux parties d’un entretien réalisé le 23 mars 1999 avec Enki Bilal, dessinateur et réalisateur. Il nous raconte, dans son atelier parisen, que son dernier album, Le Sommeil du Monstre[1] est le fruit de sa vie entre la Yougoslavie et la France.


Le sommeil du monstre Enki BilalArnaud Appriou : Notre revue a pour objet les pays de l’Est européen où se situent vos origines…

Enki Bilal : Ma mère vient de Prague, Karlovy Vary, une très belle région. Mon père est bosniaque musulman laïc (mais Musulman puisqu’il faut le préciser à présent). Il a passé toute son adolescence et sa vie adulte (jusqu’à 46 ans, il est de 1910) à Belgrade, avant son départ pour la France. Je suis né à Belgrade et j’ai l’impression d’être un enfant de Belgrade, de Yougoslavie. Je savais bien qu’il existait des gens de différentes religions, de différentes ethnies comme on dit maintenant, mais tout me paraissait cohérent, tout se passait très bien. J’ai donc passé une enfance parfaitement yougoslave sous l’ère de Tito. Je suis arrivé avec ma famille à Paris en 1960-61 pour rejoindre le père décidé à ne plus rentrer en Yougoslavie pour des raisons politiques et professionnelles.

Voyez-vous à présent la Yougoslavie avec un regard de Yougoslave et la France avec un regard de Français ?

C’est extrêmement complexe et naturel: il y a eu un mélange, un métissage. Je me suis intégré relativement facilement. Arrivé dans une banlieue parisienne pendant la guerre d’Algérie, malgré les frictions entre la communauté maghrébine algérienne qui habitait là et les Français, les choses se passaient bien pour un petit Yougoslave fils de réfugié politique : cela sonnait bien. La situation économique était meilleure, le simple fait d’apprendre le français—un petit garçon le fait très vite et très facilement—m’a vite parfaitement intégré. J’étais presque le petit modèle, je faisais moins de fautes d’orthographe que mes petits copains nés en France, ce qui est normal quand on apprend plus tard avec l’envie d’apprendre. Je deviens dès lors français de culture, avec cette ouverture, ce lien avec la Yougoslavie.

Dans un premier temps, je ne suis pas retourné en Yougoslavie. Durant cette absence ou plutôt ce non-retour, j’ai constaté en France chez mes camarades de jeu de 13-14 ans l’ignorance et la méconnaissance des pays de l’Est. Je commençais à comprendre le fossé, le trou noir que représentaient les pays de l’Est pour toute une frange de la société française. Ces pays étaient inquiétants, ils évoquaient en vrac la grisaille, le rideau de fer, le goulag, avec une part de vérité évidemment. Le rejet était immédiat et systématique tout comme l’idolâtrie des Etats-Unis. Ce trou noir subsiste après l’éclatement du bloc de l’Est et de la Yougoslavie. Mes copains ont grandi et ne savent toujours pas ce qui se passe. Je n’ai de leçons à donner ni à eux, ni aux rédactions : on ne peut pas parler que de drames, je l’admets. L’individu doit faire le tri, compléter avec des sources d’informations sur des supports différents, car le “ 20 heures ” est insuffisant et finalement “ le monde va bien ! ”. Avant l’adolescence, je me radicalise de façon très naturelle pro-soviétique sans connotation politique, simplement pour être avec le grand frère soviétique, même si Tito ne faisait pas partie du jeu. Cette prise de position est amusante, je gardais un type de contact avec la Yougoslavie sans y aller. Elle n’existait pas pour mes copains, l’Union Soviétique, oui.

J’y suis retourné quand j’étais adolescent, j’ai retrouvé de la famille, j’ai établi quelque chose de plus profond. Je continuais à lire la presse en serbo-croate pour le plaisir et pour entretenir les choses. J’y allais pour les vacances, avec des copains ou une amie, pour la mer Adriatique et sans forcément aller voir ma famille : donc il y avait un lien. Cependant, je ne suis plus tout à fait du pays, je suis français, pas seulement, mais le voyage fut violent, je suis passé de l’Est à l’Ouest, c’est brutal, radical. Selon les caractères, soit on se fond dans un moule, soit on crève de nostalgie, soit on réussit une espèce de melting-pot tout en continuant à voyager aux quatre coins du monde. J’ai fait cela, je suis toujours avec eux mais nous n’avons plus tout à fait les mêmes paramètres.

La Yougoslavie est restée un pôle de votre vie, si on peut dire.

Oui, mais j’étais complètement coupé de la culture yougoslave. J’allais voir les films yougoslaves dès que je pouvais mais on en voyait peu ici. La littérature était très peu libre et très peu accessible en Occident. Ce qui me rattachait à la Yougoslavie, c’était le sport : mon père pratiquait à un haut niveau des sports atypiques (gymnastique, boxe). Je jouais au foot comme tous les petits Yougoslaves, j’avais été repéré par l’Etoile Rouge de Belgrade à neuf ans et je suis parti l’année d’après ! En France, je voyais mon équipe de basket, de foot yougoslave, c’était important. Mais cela n’allait pas au-delà. Le reste de ma vie d’adolescent, d’adulte, ma vie sentimentale, culturelle, amoureuse s’est faite ici. Il restait cette présence…et il a fallu malheureusement qu’arrive cette guerre pour que se réveille en moi quelque chose… On m’a reproché de ne pas prendre des positions tranchées comme on le faisait en Yougoslavie, mais je ne pouvais pas, je ne le souhaitais pas. Cette guerre m’a remis en pleine figure, en pleine gueule un désarroi, une douleur, une violence qui sont inhérents aux Balkans.

Est-ce que vous êtes allés à Sarajevo durant le siège de la ville ?

Non, j’y suis allé après la guerre. Je ne voyais pas quelle aurait été mon utilité d’y aller pendant. Je me sentais déjà largement impliqué par mes origines. En plus, le simple fait d’être connu, d’être questionné par les médias…Je voyais tous ces voyages culturels, intellectuels et autres, cette espèce de ballet médiatique. Je ne cracherai jamais sur ce qu’a fait un BHL [Bernard-Henri Levy] ou un Glucksmann, je ne m’attaquerai à aucune des personnalités qui ont traité ce sujet. Si j’ai un point de vue à donner, c’est sur le plan artistique au sens noble du terme (et non prétentieux ). Il y avait deux solutions : soit aller sur le terrain pour faire de l’art (comme des photographes), soit passer par une période de digestion et de recul comme je l’ai fait. J’ai refusé de faire des reportages comme le New Yorker ou le Nouvel Obs me l’avaient proposé à l’époque des combats à Vukovar. Pour revenir au personnage de mon album, il a été nourri par les lectures et par ma connaissance du pays. J’ai imaginé l’horreur sans la montrer (cet album l’évoque, c’est très important), je n’avais pas l’utilité d’aller constater quelque chose que je voyais. Je connais le pays et les gens, je n’ai eu qu’à me nourrir de ce qui a été écrit par les autres.

Il a peut-être été difficile de ne pas entrer dans les logiques sur lesquelles était fondée la guerre : vous risquiez d’être récupéré par les uns ou les autres…

Oui, mais je n’ai pas pensé “ je ne me mouille pas ”. La logique du témoignage prévalait. Aucune critique sur mon livre n’a mis dans la balance le texte typographié et l’histoire qui se déroule trente-trois ans plus tard. Il y a une façon de parler de la guerre à travers l’écrit sans montrer d’images. Cela révèle l’état d’esprit d’un auteur qui s’exprime sur quelque chose de douloureux. En France, on considère que la bande-dessinée ne peut pas exprimer des choses profondes, alors cela reste du “ Retour de Bilal, après six ans d’absence, l’album le plus personnel !”. Mais que veut dire personnel ? J’attendais que l’on me parle de personnel, et nous en parlons en ce moment. Le plus dur n’a pas été de se dire : qui est le bon ? qui est le méchant ? Les choses ne se posent pas en ces termes, une réalité historique est en train de se constituer. L’actualité est le ferment, la matière première de ce qui sera une réalité historique. En soi, c’est déjà une réalité historique, mais dans le domaine du média, où est la réalité ? J’aurais pu faire un album didactique qui me positionnait d’un côté ou de l’autre. Mais cela n’est pas si simple que cela. D’où mon incompréhension totale du parti-pris d’un type comme Finkielkraut (que j’estime par ailleurs) qui a pris fait et cause pour la Croatie dès le premier coup de feu. La seule chose utile était de parler sur le plan humain de la souffrance et des victimes qui se trouvent entre les bons et les méchants.

[coup de téléphone]

L’Europe de l’Est est vraiment partout ! Il y a France-Ukraine, puis France-Arménie, c’est génial, le monde bouge .

Oui, ils sont bons au football…
…et en nucléaire pas trop !

Dans Le Sommeil du Monstre (SDM), Nike dit : “ Comme souvent après un flash de mémoire violent, une grosse bouffée d’oxygène est nécessaire pour me remettre les neurones au présent. ” Comment la Bosnie-Herzégovine peut-elle retrouver une bouffée d’oxygène ?

Je vais être bassement terre-à-terre, mais il faut relancer l’économie et seul l’argent peut jouer ce rôle. Aujourd’hui, à Sarajevo, je n’ai pas à imaginer : je suis simple témoin du réel, d’une horreur absolue, je regarde dans les yeux et je vois les horreurs, la douleur, le désarroi. J’ai traîné tôt le matin sur les marchés, il y a des gens terriblement abîmés, physiquement et psychologiquement. C’est effrayant, nous ne sommes pas habitués à cela dans nos villes occidentales. La jeunesse rêve de partir. En même temps ils se battent pour faire des choses, ils apprennent à vivre à nouveau les uns avec les autres. Il y a de l’espoir et de la douleur. En tant qu’auteur, je ne suis pas capable de parler de tout ça, c’est beaucoup trop profond et douloureux. Je n’étais venu que deux fois à Sarajevo. J’ai été touché d’être accueilli comme un enfant du pays, de Bosnie.

Le politologue Xavier Bougarel a montré que “ la bande-dessinée a servi l’invention d’une tradition et la construction d’une mémoire ” en Bosnie-Herzégovine. La bande-dessinée a été instrumentalisée…

J’ai rencontré des dessinateurs qui font plus ou moins de l’esthétique et/ou de la propagande. Cela prouve que la bande-dessinée, dans les moments d’urgence, est un moyen d’exprimer les choses mieux que l’écrit ou que la caméra qui demandent plus d’outils. Le graphisme a toujours été un moyen, un élément important de la propagande et de l’expression : le travail malhonnête et le travail sain sont possibles avec le dessin. J’ai mis en place un projet d’exposition pour le Festival d’Angoulême [bande-dessinée] de l’année prochaine, de l’an 2000 : cinquante dessinateurs de l’ensemble de l’ex-Yougoslavie viendront montrer leur travail. Ils ont dessiné durant la guerre et aujourd’hui encore dans des conditions difficiles. L’idée est de redémarrer quelque chose avec des gens passionnés. Ce ne serait pas de l’amnésie, mais plutôt une forme d’amnésie intelligente sans drapeaux fraîchement étrennés.

 

(1) Editions Humanoïdes associés, 1998. Les images sont issues des albums « Partie de Chasse », Humanoïdes associés, 1990. « Le sommeil du monstre », Humanoïdes associés, 1998.

 

Arnaud APPRIOU est l'auteur de l'interview