Shalva, artiste géorgien

Point de vue sur l'art contemporain géorgien.


Exposition "Au verso de l'histoire" en septembre 1999 (Commissaire, Mme A. Tronche)Pourquoi n'acceptez-vous pas que l'on parle de l'art contemporain géorgien comme d'un art post-1989 ?

L'art contemporain géorgien est souvent présenté comme étant apparu pendant la Perestroïka dans la foulée de la destruction du système politique de l'URSS et de ses schémas de pensée. En réalité, les oeuvres contemporaines s'inscrivent dans la continuité de l'évolution artistique entamée depuis le début de la période soviétique avec Malévitch, Kandinsky ou Rodchenko. A la même époque, en Géorgie, des peintres comme Pirosmani, Kakabadzé et Zdanévitch ont posé les fondements esthétiques et formé un terreau favorable au développement de l'art tel qu'il est aujourd'hui. Il ont directement influencé les artistes des années 60 (A. Bandzéladzé) et des années 70-80 (L. Lasareishvili et G. Edzgveradzé).

Parallèlement, l'évolution des mentalités et de la société a fait émerger de nouvelles valeurs. De même, l'apparition des nouveaux moyens de communications a libéré les esprits et offert de nouveaux modes d'expression[1]. Dans ce contexte, le fondement idéologique du socialisme soviétique, pourri par son immobilisme, s'est désagrégé.

La nouvelle génération, animée d'un réel désir d'ouverture sur le monde extérieur, a voulu montrer ses œuvres. A cet égard seulement, on peut considérer l'année 1989 comme le début d'une nouvelle époque : celle ou l'Occident a découvert l'art contemporain géorgien jusqu'alors caché derrière le rideau de fer.

Quelle est la place de l'art géorgien dans la communauté artistique internationale ?

A la périphérie de l'espace soviétique, la Géorgie rayonnait par sa richesse culturelle. Beaucoup d'artistes en sont originaires[2]. Par ailleurs, depuis le début du siècle, de nombreux artistes ont séjourné dans ce pays qui était considéré comme un lieu d'expérimentation artistique et d'échange unique dans l'espace soviétique. Des artistes comme T. Tabidzé, P. Iashvili, T. Graneli jouissaient d'une grande renommée. Les années soixante et soixante-dix furent empreintes de l'activité des cinéastes géorgiens comme M. Kobakhidze ou O. Ioseliani reconnus dans toute l'URSS. On ne peut parler de l'art contemporain à l'Est sans rappeler l'importance et l'influence exceptionnelles de ces artistes[3].

L'espace soviétique tout entier s'offrait donc comme le lieu de diffusion de l'art contemporain géorgien cependant maintenu en marge de l'art officiel. Les artistes ont utilisé toutes les possibilités du système pour s'exprimer, même s'ils ont été souvent censurés. Dans les années quatre-vingts toutefois, les pressions du système s'étaient relâchées, rendant plus facile la circulation des œuvres.

La place de cet art au niveau international est beaucoup plus difficile à définir : la Géorgie reste un petit pays encore méconnu de l'Occident et les artistes ont du mal a y faire valoir leur talent.

Pourquoi cette attirance vers l'Europe ?

Tous les Géorgiens considèrent appartenir à la civilisation européenne de laquelle l'histoire contemporaine les a détournés. Si aujourd'hui les esprits se limitent à des réflexions territoriales et nationalistes, ils continuent de se référer aux liens anciens qui unirent la Géorgie au berceau de la civilisation européenne: la Grèce, Rome. La dislocation de l'Empire Byzantin a provoqué, à l'exemple d'un Prométhée, l'isolement de la Géorgie dans le Caucase et a affaibli ses échanges avec le reste du monde chrétien. Aujourd'hui, une nouvelle chance s'offre à elle pour recréer ces liens perdus. Je suis optimiste sur les possibilités de cette réouverture.

Comment définir la situation sociale de l'art en Géorgie au sortir de la perestroika ?

A la fin des années quatre-vingts on a assisté à la désintégration de l'Etat et de l'espace social, politique et culturel. L'action des "principaux héros" sapant les anciens fondements de la société a mené à la création, en 1991, d'un Etat fantôme indépendant. Une fois lancé, le processus a rapidement évolué : tous les événements semblaient si irréels et donnaient tant l'impression de vivre une fiction qu'il est difficile de dire ce qu'il est advenu de la société; il est encore plus dur, dans ce contexte, de définir l'art contemporain témoin de ces événements.

Tous les cataclysmes politiques, tous les mouvements séparatistes peuvent stopper le développement de l'art et de la culture dans n'importe quel Etat et la Géorgie n'est pas à l'abri de ce risque. L'évolution artistique et la création progressiste des valeurs ont été mises en danger au début des années 90. On a cherché à tout remettre en question, à détruire le passé dans sa globalité, l'art y compris. Le repli nationaliste consécutif à la chute de l'URSS a eu pour première conséquence la destruction des échanges inter-culturels et le foisonnement artistique précédemment évoqué.

Les changements intervenus dans la politique sociale et économique de l'URSS mettaient fin, point très intéressant, à la dictature politique et idéologique qui, autrefois, limitait le développement culturel. Mais aujourd'hui, de nouveaux obstacles se sont dressés. Le début du développement sauvage du marché libéral, corollaire du capitalisme, ne laisse pas de place pour l'art expérimental. Toutes les anciennes structures ont disparu et les nouvelles ne sont toujours pas mises en place.

Lors des événements de 1992 le premier bâtiment détruit lors de l'attaque du Parlement fut la Maison des artistes. Cela symbolise, à mon avis, l'apparition du nouveau système. Il faut recréer à Tbilissi un nouveau lieu pour se réunir et organiser des séminaires... Les institutions gouvernementales n'ont pas créé de programme de développement de l'art contemporain, les aides culturelles sont réservées au folklore national. L'organisation générale de l'Etat, et donc du domaine culturel, est mauvaise et les aides insuffisantes, voire inexistantes. Cette attitude regrettable n'admet pas d'exceptions. Pour preuve, les ambassades de la Géorgie à l'étranger ne cherchent à promouvoir que des danses folkloriques ou des chants polyphoniques traditionnels! Les seules organisations qui fonctionnent efficacement sont humanitaires... Mais leurs activités (citons notamment le Goeth Institut, le British Council ou le département culturel des ambassades) se limitent à des programmes éducatifs. Seule, peut-être, la fondation Soros apporte une aide non négligeable. La sphère privée n'a encore pas pris le relais du financement de l'art contemporain.

Finalement, on peut parler de "vide culturel"! J'ai le sentiment qu'il y a trop peu de littérature sur les arts et pas assez d'événements professionnels s'y rapportant. S'il y a quelques manifestations, c'est grâce à l'enthousiasme individuel mais les initiatives restent, le plus souvent, locales ou régionales. Il est impossible d'aller au delà.

Comment retracer votre itinéraire personnel ?

La première exposition collective à laquelle j'ai participé a eu lieu en 1988 au musée historique de Karvasla à Tbilissi. C'était, pour notre génération, la première du genre rendue possible grâce aux changements politiques; par conséquent elle fut hautement symbolique. Notre activité avait enfin pu être institutionnalisée. Ma première exposition personnelle eut lieu, à ce titre, en 1989, dans l'ancienne maison des artistes, malheureusement détruite depuis. Cette période (1989-1995) fut marquée par une intense activité artistique et sociale. Je pensais que le temps de la libre pensée, de la liberté était arrivé, je m'étais même engagé socialement pour la fondation du Centre d'art contemporain à Tbilissi et la réalisation du projet "Abstinentia" à la Nouvelle Galerie de Tbilissi. Le pays était alors dévasté et nous étions confrontés à de gros obstacles matériels: pas d'électricité ni de gaz. Il fallait faire "abstinence" des produits matériels: nous n'avons donc utilisé que du papier, seul matériau alors disponible! Cet événement était la preuve que nous étions toujours vivants, même sans moyens, par la création. En 1995 nous avons organisé la première organisation interactive au musée d'histoire de Karvasla (cinéma, mode et art visuel).

A cette occasion les films d'Almodovar ont été projetés malgré les interdictions officielles.A partir de 1995 s'est ouverte une nouvelle période riche en créations et en expositions, marquée par la nécessité d'activer les échanges entre l'Occident et la Géorgie. Je suis parti pour l'Allemagne, invité par le "Kunstlerhaus bethanien"[4]. Mon séjour d'un an y fut prolongé par le Sénat de la culture de Berlin. Je pensais que, depuis l'Allemagne, mon devoir était de continuer mon activité sociale et culturelle afin de promouvoir l'art contemporain; j'ai donc organisé une exposition avec douze artistes géorgiens à l'Ifa[5]. Arrivé en France en 1998, nous avons organisé à l'UNESCO, grâce à Mme Friedrich, une exposition sur l'art contemporain géorgien[6]: Transformation. 1998.

Et dans l'avenir ?

La suite logique de toute mon activité m'a amené à Strasbourg pour participer à l'exposition "Au verso de l'histoire" en septembre 1999 (Commissaire, Mme A. Tronche). A cette occasion, j'ai souhaité axer ma réflexion autour de deux thématiques majeures: l'universalité des problèmes écologiques et le destin de l'individu dans la société post-moderne[7].

[1] Dans les années quatre-vingts apparaît, par exemple, le Mail Art
[2] Maïakovski y a passé son enfance.
[3] Le cinéaste Paradjanov, par exemple, a combattu par le biais de ses activités, pour la reconnaissance des droits des homosexuels dont il faisait partie. R. Sturua ou M Tumanishivili, deux grands metteurs en scène, ont contribué à l'essor d'une nouvelle forme de théatre.
[4] L'Institut d'échange culturel international de Berlin
[5] L'Institut des relations culturelles de la peinture et de la photographie
[6] Mme Friedrich est une des premières personnes à avoir diffusé l'art contemporain à l'étranger.
[7] Programme d'échange artistique européen, Appollonia.

* Aurore CHAIGNEAU est professeur de droit à l'Université Paris Nanterre