Démocratie et exclusion politique des femmes en Mongolie

Depuis 1990, date de l’entrée de la Mongolie dans la démocratie libérale, les femmes sont de moins en moins présentes au sein des institutions du pouvoir. Les élections législatives de 1992, 1996 et 2000, ont porté le nombre de femmes parmi les députés à huit et neuf sur soixante-seize, soit moins de 12 %.


Depuis 2008, seules trois députées sont des femmes, soit 4 %. Elles n’ont pas plus de succès lors de la formation du gouvernement qui compte aujourd’hui seulement trois femmes ministres et deux secrétaires d’Etat. Et, alors qu’elles représentent 24,6 % des conseillères régionales, aucune n’a été nommée gouverneure de Région depuis 2000[1].

« J’ai le droit d’être ici et là »[2]

Cette faible présence des femmes dans les institutions du pouvoir n’est pas liée à un manque de compétences : plus des trois quarts des diplômés de l’enseignement supérieur sont des femmes, y compris dans les filières techniques. Ce capital intellectuel est d’ailleurs mis en avant par les candidates aux élections, la formation académique étant, depuis l’époque soviétique, un capital de distinction sociale. Les femmes sont par ailleurs fières « de ne pas boire », par opposition aux hommes pour qui la vodka est boisson de sociabilité, ce qui provoque de nombreuses échauffourées, et même au sein du Parlement (Ih Hural). « Ce n’est arrivé qu’une seule fois, mais ça suffit pour décrédibiliser les dirigeants et dégoûter les électeurs… C’est une honte pour nous, pour le pays. Les femmes ne font pas ça », affirme J. Zanaa, démocrate de la première heure, ancienne professeure de littérature russe et aujourd’hui principale figure de la défense des droits des femmes.

Cette diminution n’est pas non plus due au manque de femmes engagées en politique. Au contraire, la Mongolie, pionnière asiatique dans ce domaine pour avoir reconnu le droit de vote des femmes le 1er novembre 1924, a, en suivant l’exemple russe sur le chemin du social-communisme, affiché une volonté d’instaurer l’égalité entre hommes et femmes. En 1931, 30 % des 600 élus de la Grande Assemblée étaient des femmes, puis jusqu’à 24 % des cadres du Parti populaire et révolutionnaire mongol (PPRM) pendant les soixante-dix années de soviétisme.

Durant l’hiver 1989-1990, le petit groupe d’une quinzaine d’étudiants qui a impulsé la démocratisation par des réunions clandestines à l’université était mixte. Des femmes comme Enhtuya, Erdentuul, Narangerel, Zanaa, etc., en faisaient partie. Elles venaient de rentrer des capitales est-européennes comme Moscou, Berlin-Est, Prague, Kiev, où elles avaient effectué leurs études supérieures. « On a assisté aux mouvements “underground” », explique Enhtujaa qui deviendra par la suite députée démocrate. « En 10 jours, le mouvement de masse s’est déclenché. J’y ai participé –dit Narangerel, elle aussi future députée. Nous ne voulions pas seulement des réformes, ou de nouvelles décorations. Nous voulions changer la société tout entière ». Et les femmes représentent aujourd’hui entre un tiers et la moitié des militants des partis politiques, toutes tendances confondues.

Mais leur exclusion des instances du pouvoir politique commence dès le printemps 1990, lors de la composition de l’Assemblée constituante. Sur 462 représentants issus majoritairement du PPRM, elles ne sont que neuf, soit 2,1 %. Ceci confirme ce que Jacqueline Heinen[3] analyse de la même façon en Europe de l’Est: le Parti s’était appuyé sur les femmes pour le développement du socialisme, leur procurant une indépendance économique que leurs voisines occidentales enviaient. Mais le soviétisme n’a pas redéfini les rapports sociaux de sexe: les femmes mongoles avaient conservé la charge de l’espace domestique et ont cumulé celle d’un emploi garant de la modernisation du pays, dans l’élevage, l’industrie et les services. Les hommes étaient tout aussi mobilisés, mais se sont arrogé le pouvoir. Amarsanaa, aujourd’hui présidente de l’ONG Centre mongol de Défense des droits de l’humain, reconnaît qu’« il n’y avait pas de mouvement de revendication par rapport à la charge domestique. Une fois, un groupe de femmes scientifiques a proposé d’importer des appareils ménagers, mais rien n’était dit sur le partage des tâches avec les hommes. La conscience féministe venait de l’Etat, comme si elle venait de “quelqu’un d’autre” ».

Prise de conscience féministe contre résistances masculines

« La véritable conscience féministe profonde est arrivée avec la démocratisation, puis avec la Conférence de Pékin[4], à laquelle les femmes mongoles ont pu participer. Elles ont réalisé qu’auparavant, elles pensaient avoir besoin de la protection de l’Etat. Avec la transition, elles ont davantage confiance en elles-mêmes, en leurs propres compétences et ressources » (Amarsanaa). Dans une société où la dimension majeure de la notion de citoyenneté héritée du soviétisme est celle de « personne active », et où toute « personne inactive » est considérée comme anti-patriote, les jeunes militantes démocrates ne se sont pas satisfaites de cette exclusion. Et à la surprise des observateurs étrangers, elles ont immédiatement investi un espace nouveau, qui n’existait pas en dehors du contrôle du PPRM : celui des associations. Elles ont créé leurs associations, dont l’objectif hautement affirmé est une participation à la démocratie en constitution qui ne peut pas se faire sans la promotion des femmes en politique. « Les premières associations que j’ai rencontrées en 1993 –déclare le consultant américain Sheldon R. Severinghaus[5]étaient le Mouvement des femmes pour le progrès social, l’Association des femmes juristes et l’Association des femmes intellectuelles et libérales (LEOC). Ce n’étaient que des associations de femmes. En Mongolie, ce sont elles qui ont joué le rôle le plus important dans le développement de la société civile, de la participation citoyenne aux affaires publiques ».

Lors des campagnes parlementaires de 1996 et 2000, LEOC, le comité mongol Cedaw Watch et la Fédération des femmes mongoles vont alors décider de constituer une « Coalition des femmes » afin de soutenir les candidates quel que soit leur parti. Cette Coalition fédère plus de trente associations et investit l’espace public par des articles et programmes télévisés sur le rôle essentiel des femmes dans la vie économique et politique du pays. « Nous ne voulons pas seulement diriger l’attention sur les droits des femmes, nous voulons globalement le développement du pays », peut-on lire dans le quotidien Zuuny Medee, le 23 mai 2000.

Le débat ainsi créé oblige les partis politiques à l’annonce, en mars-avril 2000, d’un quota de 20 % de candidates. Mais à trois semaines des élections, le 2 juillet, on n’en compte qu’une cinquantaine sur 663 candidats, soit 7,5 %. Et les trois partis majeurs ne présentent que le même nombre de femmes qu’en 1996, c'est-à-dire huit, reniant ainsi leurs promesses. Les candidates des petits partis en manque de militants sont en outre plus instrumentalisées que véritablement soutenues. Tenaces, les associations de femmes vont réussir à faire voter à la session parlementaire de majorité PPRM du printemps 2006 un amendement au Code électoral, imposant enfin un quota de 30 % de femmes candidates sur les listes. L’amendement sera retiré par le même Parlement lors de la session de l’automne 2007.

« Pourquoi ? Mais vous savez bien que, quel que soit le pays, la politique est principalement faite par les hommes. Même ceux qui se disent démocrates, ils ne diront jamais ouvertement que les femmes ne devraient pas être en politique. Mais c’est toujours “derrière” », déclare Narangerel, députée démocrate. En fait, la démocratie mongole a mis en œuvre les mêmes dynamiques d’exclusion des femmes du pouvoir que les démocraties européennes. Si le pays fait montre d’un exceptionnel pluripartisme pour l’Asie centrale, confirmé par l’alternance politique, l’espace politique reste contrôlé par les hommes qui éliminent les femmes au moment des investitures internes aux partis. On leur fait subir une violence verbale et même physique à laquelle elles ne sont pas préparées, on leur reproche leur manque d’expérience tout en les empêchant dans le même temps d’en acquérir. Et, lorsqu’elles arrivent à se porter candidates, on leur attribue des circonscriptions que l’on sait difficiles. Il s’agit des quartiers pauvres, comme la 67e circonscription, un quartier de yourtes où s’est présentée Altaï du PPRM: «Personne ne voulait y aller, et moi, ça m’intéressait, alors ça les a arrangés!». Il s’agit aussi des circonscriptions que l’on sait acquises à l’opposition, comme par exemple la 70e, où l’élu du Parti social-démocrate a été emprisonné pour corruption pendant son mandat. C’est cette circonscription qui est octroyée à Bajarmaa, du même parti, alors qu’elle avait demandé une circonscription rurale d’où elle est originaire, mais sur laquelle se représente un ancien ministre… Courageuse, elle mène campagne, mais n’est évidemment pas élue. En fait, les partis instrumentalisent les femmes plus qu’ils ne les soutiennent, et ceci a été particulièrement frappant lors de la campagne électorale de 2000. Finalement, la domination masculine est reproduite, quel que soit le régime politique, et la démocratie libérale ne permet pas, ici en Mongolie, d’enrayer le processus: pire, elle l’accentue.

Genre et présence internationale

Un autre élément permet de comprendre pourquoi les femmes n’ont pas réussi à faire reconnaître leur rôle dans cette nouvelle démocratie aux principes pourtant égalitaires. Le principal problème des associations est «le manque d’argent», l’Etat n’apporte aucun financement à leurs activités car ce n’est pas prévu dans les politiques sociales qui sont d’ailleurs réduites, sous la houlette du FMI depuis 1991, à peau de chagrin. Quant au mode bien connu en Europe des cotisations individuelles, on en est loin : la libéralisation de l’économie a considérablement appauvri la population. Et si les femmes s’investissent tant dans ces associations, c’est aussi parce qu’elles ont perdu leurs postes de fonctionnaires (enseignantes, médecins, juristes, etc.) et qu’elles tentent de recycler leurs compétences administratives. Dans leur recherche de financements, elles ont rencontré un nouveau type d’acteur entré en scène au nom du développement libéral du pays: il s’agit des multiples organismes internationaux, de l’ONU et de la Banque mondiale, de congrégations religieuses et de fondations privées issues du monde industriel européen et américain[6].

Or les objectifs des programmes financés, leurs thématiques de même que leur réalisation sont largement formatés par les bailleurs, et les associations doivent s’y conformer si elles veulent obtenir des fonds. Ceci les détourne de leurs objectifs premiers. Par exemple, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) finance des programmes essentiellement centrés sur la pauvreté et entraîne avec lui les branches locales des associations de femmes, quand celles-ci préfèreraient retrouver leur ancien emploi de service public (citons en particulier celui de la santé, exsangue). Elles perdent leur énergie à organiser pour la première fois dans l’histoire du pays des soupes populaires, des collectes de vêtements, et même de la distribution de graines de fleurs envoyées généreusement par quelque groupe religieux. On est là dans la fabrique d’une catégorie sociale inexistante jusqu’alors, celle des assistés, nouvelle représentation concernant particulièrement les femmes. Alors que c’est le nouveau système économique lui-même qui les empêche d’en être des actrices à part entière.

Les associations de femmes se sont pourtant aussi préoccupées de développement économique local et rural, même si cette thématique était secondaire. A bien les écouter, on apprend qu’elles organisent des rencontres entre femmes éleveuses et/ou commerçantes et celles à la recherche d’un emploi, des séjours de formation informatique dans la capitale, ou encore la gestion collective de la cantine scolaire, etc. Leurs actions s’appuient sur les réseaux locaux et leur savoir-faire. Mais cette expertise n’est pas reconnue par les bailleurs de fonds comme le PNUD, l’AusAid, l'USAid, la GTZ[7], qui ont inondé ces associations avec le microcrédit comme en particulier la Fédération des femmes mongoles. Les femmes se trouvent ainsi prises au sein de réseaux locaux de micro-endettements humiliants, autour de projets de couture, par exemple, alors qu’elles étaient météorologue ou comptable de la coopérative…

Citons enfin les nouveaux programmes de prévention contre la prostitution et le trafic humain, de même que sur la prévention sida, alors que d’une part ce n’était pas une préoccupation des associations de femmes, et que d’autre part, c’est la transition elle-même qui a entraîné le développement de la prostitution (en particulier celle des mineur-e-s) et que c’est la syphilis qui l’accompagne, bien plus que le sida (selon le ministère de la Santé en 2000).

On le constate: il n’y a pas ou trop peu de soutien à la promotion des femmes en politique, à la participation à la démocratie «par le haut», ce qui était pourtant le projet global du mouvement associatif des femmes en Mongolie. Ainsi, par exemple, Burmaa, présidente du Mouvement des femmes pour le progrès social et qui avait édité la première gazette d’information parlementaire, se voit refuser le renouvellement des subventions par l’International Republican Institute (organisme du parti républicain américain). La Coalition des femmes, pour sa part, n’obtient aucun financement, si ce n’est des participations minimes des associations qui la constituent dont les budgets sont par ailleurs très contrôlés par leurs bailleurs internationaux. Comment, dans ces conditions, continuer à œuvrer en faveur de l’égalité politique entre hommes et femmes et à la construction d’une véritable démocratie politique fondant une société meilleure, celle-là même qui avait été tant souhaitée par les jeunes démocrates des années 1990 ?

[1] Rapport Comité CEDAW, 2008, CEDAW/C/MNG/Q/7/Add.1.
[2] Déclaration de J. Zanaa. Les entretiens cités ont été effectués en 1999 et 2000. En Mongolie, les personnes sont nommées par le prénom (accompagné de la majuscule de leur patronyme au besoin), y compris le Président de la République.
[3] « Sphère publique et sphère privée en Europe de l’Est », in DEL RE Alisa et HEINEN Jacqueline, Quelle citoyenneté pour les femmes ? la crise des États-providence et de la représentation politique en Europe. Paris, Montréal, L'Harmattan, 1996. p. 247-265.
[4] Conférence mondiale sur les femmes : Lutte pour l’égalité, le développement et la paix, Beijing, 4-15 septembre 1995.
[5] Propos recueillis par l’auteure, Oulan-Bator, mars 1999.
[6] Voir par exemple à propos de la Fondation Soros: Nicolas Guihot, « La promotion internationale de la démocratie : Un regard critique » in Mouvements. La Découverte, 2001, Vol. 18. p. 28-31.
[7] Agences gouvernementales de coopération et développement : australienne, américaine et allemande (Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit).

* AnnaJARRY-OMAROVA est doctorante en sociologie politique, EHESS/CEMS, Paris.

Vignette Réunion du Comité de pilotage de la Coalition des femmes, présidé par Zanaa, mars 2000 (© Anna Jarry-Omarova).

244x78